Claude Juin, Des soldats tortionnaires
Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérablede
Robert Laffont, février 2012,363 pages, 21 euros.
« Nous étions des outils au service d’une guerre coloniale,
puisqu’il s’agissait bien de cela sans que jamais l’Etat l’admette.»
Libération, 12 mars 2012
« Soldats tortionnaires »
Cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, le sociologue Claude Juin explique comment de jeunes appelés en sont venus à commettre l’intolérable et à banaliser la torture. Édifiant.
Le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettaient fin à la guerre d’Algérie. Un demi-siècle plus tard, la mémoire de ce conflit, qui a coûté la vie à près de 30 000 Français et à plusieurs centaines de milliers d’autochtones selon la terminologie en vigueur de l’époque, reste toujours douloureuse. S’il fallait distinguer un ouvrage parmi ceux dont la publication est annoncée à l’occasion de ce cinquantième anniversaire, ce serait sans doute Des soldats tortionnaires du sociologue Claude Juin.
Cette enquête historique, nourrie par les écrits et les lettres des appelés du contingent, fait écho au magnifique roman de Laurent Mauvignier Des hommes, paru il y a trois ans. De 1954 à 1962, 1 million et demi de jeunes Français ont servi en Algérie. Claude Juin était l’un d’eux. « La seule vision que les jeunes soldats avaient avant leur départ de l’Arabe était celle du “bicot” en France qui vidait les ordures et tenait le marteau-piqueur, observe-t-il. Dans l’imagerie populaire, il était l’individu tout juste bon pour les basses besognes. »
Avant de franchir la Méditerranée, l’Algérie ne les intéressait pas. Une fois sur place, au contact d’une population dont ils ne comprennent ni la langue ni les mœurs, ils sont comme désemparés. Et pris entre deux discours. Le gouvernement leur donne à la fois l’ordre de pacifier et de réprimer. De réprimer sans faiblesse. Aux premiers jours de la rébellion, le ministre de l’Intérieur François Mitterrand n’a-t-il pas déclaré : « la seule négociation, c’est la guerre » !
Tenaillés par la peur
Confrontée à une guérilla insaisissable, l’armée use de tous les moyens pour « détruire les terroristes ». Les appelés n’ont pas envie de se battre. Mais ils n’ont guère le choix. « La peur était leur quotidien. Elle les tenaillait, métamorphosait leur nature. Ils troquaient sans le savoir leur humanité contre une obscure sauvagerie », insiste Claude Juin. Aujourd’hui encore, nombre de survivants se refusent à évoquer ces moments où ils ont été confrontés à l’intolérable.
« Ce qu’on reproche aux Allemands en parlant d’Oradour, on l’a fait et on le refait encore, écrit Alain, sergent dans les transmissions. Seulement, ce sont des “bougnoules”, alors, n’est-ce pas… Pourquoi se gêner. L’ensemble des gars, s’ils trouvent les colons dégueulasses, n’en ont pas moins une mentalité à peu près semblable vis-à-vis de l’indigène : un mépris généralisé qui fait mal. » Et annonce l’engrenage de la violence et de la torture.
Les lettres et les récits collectés par Claude Juin racontent les villages incendiés, les charniers, les aveux extorqués à la gégène, les viols, les suspects égorgés pendant la nuit et enterrés à l’aube. Autant de crimes commis contre un peuple luttant pour son indépendance qui laissent toujours un goût de cendres dans la bouche des appelés. Ils commencent à peine à mettre des mots sur l’horreur qu’ils ont côtoyée. Sans que personne n’en fasse grand cas. Si ce n’est peut être la Turquie, quand elle rappelle à la France son passif algérien lorsque celle-ci la somme de faire repentance à propos du génocide arménien !
«Ces jeunes gens constatèrent sur place que,
contrairement à ce qui leur avait été enseigné,
la colonisation n’était pas civilisatrice.
«Elle dévoila à de nombreux jeunes-gens
le véritable caractère d’une politique
qui trahissait les principes fondamentaux
d’une culture qui se voulait humaniste.»
Des soldats tortionnaires, page 172