4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
gueant.jpg

Claude Guéant et ses statistiques roumaines

On sait Claude Guéant quelque peu fâché avec les statistiques et plus généralement avec les chiffres – voir cette page – mais il ne peut s'empêcher de toujours y revenir. Le 29 août, il assurait sur RMC et sur BFMTV que «2 % de la délinquance en France sont le fait de Roumains et que presque la moitié des délinquants roumains sont des mineurs»3. Il est revenu sur le sujet au cours du week-end du 11 septembre, avec des déclarations au Parisien. Pour le sociologue Laurent Mucchielli, s'il est incontestable qu'il y a une “délinquance roumaine”, il n'est pas prouvé que le problème soit nouveau ni même pire que précédemment. Il est en revanche très clair qu'il fait l'objet d'une utilisation politique nouvelle depuis juillet 2010.

gueant.jpg

Claude Guéant et «le problème de la délinquance roumaine», une idée fixe

par C. B., Libération, le 12 septembre 2011

Tiens, une offensive de Claude Guéant sur «la délinquance impliquant des ressortissants roumains». Ça faisait longtemps. Deux semaines au moins. Mais ce lundi, l’opération est d’envergure: annonce d’un véritable «plan de lutte contre les jeunes roumains», vendue plein pot en une du Parisien, et déplacement médiatisé du ministre de l’Intérieur sur les Champs-Elysées à Paris.

On avait un temps cru que le sujet se tasserait après la flambée anti-Roms de l’été 2010, qui avait valu à la France de se faire taper sur les doigts par Bruxelles, l’ONU et le pape réunis. Mais non: à huit mois de la présidentielle, le triptyque délinquance-Roumains-immigration est de toute évidence clairement remis sur le tapis, continuant d’alimenter la confusion.

Comme à son habitude dès qu’il aborde «le problème de la délinquance roumaine», le ministre leste son discours d’un festival de chiffres tout aussi percutants qu’invérifiables et difficiles à replacer en perspective, puisque émanant de fichiers internes à la police – si les statistiques par nationalité sont autorisées, les chiffres officiels de la délinquance ne font pas d’autre distinction que étrangers / Français parmi les mis en cause. «Près de 1200 ressortissants roumains ont été déférés devant la justice (…) pour les sept premiers mois de l’année à Paris. Les délinquants roumains représentent un déféré sur dix dans la capitale», nous apprend donc Claude Guéant dans Le Parisien. «Sur les sept premiers mois de l’année 2011, il y a eu 4800 mis en cause roumains interpellés par la police à Paris contre 2500 pour la même période en 2010. Ce qui signifie une augmentation de plus de 90 %.»

90 %. S’il s’agit de faire peur, c’est réussi, le chiffre est d’une efficacité redoutable. Mais rapporté à l’ensemble de la délinquance, «2% de la délinquance en France sont le fait de Roumains», si l’on en croit ce qu’expliquait ce 29 août sur RMC un certain… Claude Guéant1. «Moi je dis que pour ce que je sais, la délinquance roumaine est une réalité qu’il faut que nous combattions. Et ça, je le sais parce que c’est chiffré.» Claude Guéant le sait, et surtout le dit, depuis un moment, et il n’est d’ailleurs pas le premier à le faire au gouvernement. Petit retour sur les principales déclarations, chiffrées donc.

Juillet 2010, le déclencheur. En réaction à l’affaire de l’attaque de la gendarmerie de Saint-Aignan (Loir-et-Cher) par une cinquantaine de gens du voyage, Nicolas Sarkozy lance le 21 une charge contre «les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms». C’est dans ce contexte de stigmatisation des Roms et de tour de vis sécuritaire que Brice Hortefeux, prédécesseur de Guéant à l’Intérieur, sort le premier des chiffres ciblés sur les actes de délinquance imputés à des ressortissants roumains. «Aujourd’hui, à Paris, la réalité est que près d’un auteur de vol sur cinq est un Roumain», concluait le ministre, impressionnants graphiques à l’appui.

Août 2010. Hortefeux, encore, rappelant qu’il n’existe pas «de statistiques sur la délinquance par communauté, mais il y a des statistiques par nationalité» observe «par exemple» qu’à Paris «la délinquance de nationalité roumaine avait augmenté l’année dernière de 138 %.» Avant d’évoquer une hausse de 259 % de la délinquance des Roumains depuis 18 mois, se fiant à une étude de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne – voir cette page.

Septembre 2010. Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée, reprend le même procédé en assurant le 5 septembre sur Europe 1 qu’«en deux ans, la délinquance roumaine en France, pas la délinquance des Roms, la délinquance roumaine, a été multipliée par 2,5». Ou comment pratiquer l’amalgame Roms-Roumains en faisant mine de vouloir l’éviter (lire le «désintox» que Libé avait alors consacré à ces propos).

12 juin 2011. Dans une interview au JDD, Claude Guéant cible une nouvelle fois les Roumains, en axant cette fois ses propos sur les mineurs: «A Paris, 80% des vols à la tire sont commis par des Roumains mineurs. Avec les autorités roumaines, nous allons conduire une action contre cette délinquance structurée par ville et par réseaux mafieux.»

Fin juillet 2011, l’AFP se «procure» une étude policière selon laquelle la «délinquance générée par les ressortissants roumains» en région parisienne a augmenté de 72,4 % au premier semestre 2011 par rapport au premier semestre 2010. 5680 Roumains, dont une très forte majorité de mineurs, ont été «mis en cause» pour des larcins sur les six premiers mois de 2011, contre un total de 3294 sur la même période de 2010.

Mais qu’on ne se méprenne pas, Guéant «ne stigmatise rien ni personne», ainsi qu’il s’en est défendu ce lundi matin.

Le discours de Grenoble, le 30 juillet 2010

« Délinquance roumaine » :

une statistique pour fêter l’anniversaire du discours de Grenoble ?

[Reprise de la chronique du 23 juillet 2011 du blog de Laurent Mucchielli ]

A quoi servent les statistiques ? A beaucoup de choses. En matière de sécurité, c’est un secret de polichinelle : les statistiques servent d’abord à la communication politique. Une étude du ministère de l’Intérieur vient ainsi étonnamment de « fuiter » auprès de l’AFP. Elle indiquerait que la délinquance « générée par les ressortissants roumains » en région parisienne aurait augmenté de 72,4 % (notez la précision remarquable !) au premier semestre 2011 par rapport au premier semestre 2010. Ainsi « 5 680 Roumains, dont une très forte majorité de mineurs, ont été « mis en cause » pour des larcins sur les six premiers mois de 2011, contre un total de 3 294 sur la même période de 2010 ».

L’annonce tombe à pic pour justifier le maintien par Claude Guéant de la ligne politique répressive et stigmatisante fixée par le Président de la République dans son discours de Grenoble le 30 juillet 2010. C. Guéant fait cependant nettement moins bien que son prédécesseur Brice Hortefeux. En effet, en septembre 2010, face à la polémique qui enflait sur les propos du Chef de l’État puis sur la circulaire du ministère de l’Intérieur qui ciblait les Roms dès le 5 août, B. Hortefeux avait dégainé une étude interne2 qui, elle, montrait une augmentation de 259 % en 18 mois de la « délinquance des roumains » à Paris ! Qui dit mieux ?

Au-delà de la Com’ du ministre de l’Intérieur, quelques réalités

Laissant ces petits jeux de communication politique quelque peu malsains à ceux que cela distrait, on se contentera ici des cinq petites réflexions suivantes :

  1. La délinquance de rue comme par ailleurs la mendicité de personnes de nationalité roumaine, dont de nombreux membres des communautés Roms, sont des réalités que nul ne conteste mais qui sont très anciennes. Pour comprendre la phase actuelle du problème, il faut remonter aux années 1990, notamment lorsque des Roms ont commencé à fuir massivement les persécutions et la misère qu’ils connaissaient dans plusieurs pays de l’Est à commencer par la Roumanie et la Bulgarie, mais aussi les républiques de l’ex-Yougoslavie.
  2. Monsieur Guéant indique qu’il y a actuellement, notamment en région parisienne, des réseaux de délinquance organisée (il dit même parfois des « mafias ») qui utilisent de la « main d’œuvre » roumaine, en particulier des mineurs. Dès lors, dans la mesure où il prétend agir réellement et durablement sur le problème, l’on attendrait du ministre de l’Intérieur qu’il explique comment il entend lutter contre cette délinquance organisée, plutôt que de demander à la police d’interpeller et d’expulser des adolescents. Plutôt que de courir indéfiniment après la piétaille, il faudrait démanteler les réseaux criminels.
  3. Le problème de mendicité et de petite délinquance est lié aussi à celui de l’accueil et de l’intégration des migrants. Or cette question est traitée en catimini, par la bande, et elle consiste fondamentalement ces dernières années en un tri entre d’un côté les familles à expulser et de l’autre les familles à intégrer dans des dispositifs clôturés et surveillés qui ont été appelés « villages d’insertion ». Or ces structures ne les intègrent pas au reste de la société. Elles ressemblent plutôt étrangement aux « cités de transit » construites pour les migrants des années soixante (voir ici l’analyse d’un spécialiste). Ce n’est pas une solution d’avenir.
  4. Quand un problème manifestement ancien se met soudainement à « exploser » dans une statistique d’enregistrement, il faut éviter d’être naïf. Plutôt que de s’imaginer que les comportements ont connu une transformation radicale et subite, il vaut mieux se demander si ce n’est pas la statistique qui a changé sa façon de compter… En l’occurrence, il est facile de déduire que si l’on passe de 0 à 5 000 personnes repérées en 3 ou 4 ans (il semblerait que ce comptage ait débuté en 2007…), c’est qu’une instruction du ministère de l’Intérieur a été envoyée à un moment donné aux services de police de la région parisienne, leur demandant de faire remonter de façon spécifique l’information sur la délinquance des Roumains.
  5. Enfin, au niveau national, dans les statistiques de police comme dans les statistiques de justice, on n’observe pas ces dernières années d’augmentation particulière de la délinquance des étrangers en général ni des roumains en particulier (voir notre analyse de l’année passée). Si donc une telle explosion très récente était réelle et générale, elle serait confirmée par plusieurs sources et se verrait au niveau national. Or ce n’est pas le cas.

S’il est donc incontestable qu’il y a une « délinquance roumaine », il n’est pas prouvé que le problème soit nouveau ni même pire que précédemment. Il est en revanche très clair qu’il fait l’objet d’une utilisation politique nouvelle depuis juillet 2010.

Laurent Mucchielli

  1. Voir http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/08/30/97001-20100830FILWWW00534-delinquance-roumaine-a-paris-259.php.
Facebook
Twitter
Email