Claire Mauss-Copeaux, la mémoire en marche
Un massacre de civils dans un village algérien en 1956 est le point de départ d’une enquête fondée sur des souvenirs convergents 1.
Ils ont commencé l’enquête chacun de leur côté : l’ancien appelé français, le voisin algérien et l’historienne. Chacun à leur manière, ils avaient été » à côté » de l’événement ; ils en avaient entendu parler. Ils ont uni leurs connaissances pour tenter de l’éclairer.
Cette entreprise originale, c’est Claire Mauss-Copeaux, l’historienne, qui l’a retranscrite dans un ouvrage provocateur. Au cœur du livre : le massacre, en partie prémédité, d’un village de la presqu’île de Collo, en Algérie, au printemps 1956, par l’armée française, le jour de l’Aïd es-Seghir. A ceux qui doutent encore de l’existence des violences multiples subies par les civils algériens dès le début de la guerre, cette étude apporte une mise au point édifiante, du vol d’objets lors des fouilles de maisons aux viols, en passant par la torture. Car, dans une région qui fut une base pour les troupes françaises, le massacre a été rendu possible par un climat général d’impunité et de mépris.
Violences autorisées
Pourtant, la portée provocatrice de l’ouvrage ne réside pas dans le sujet développé – même s’il déclenchera sans doute l’ire de ceux qui accordent encore du crédit à la version officielle d’une France pacificatrice en Algérie lors de simples » opérations de maintien de l’ordre » –, mais dans le choix de montrer un travail d’enquête en actes, appuyé presque exclusivement sur les mémoires des protagonistes, qu’il s’agisse des appelés français d’un côté ou des civils algériens de l’autre. Bien sûr, les archives sont exploitées et permettent de comprendre les circonstances de ce qui n’est pas un passage à l’acte individuel mais une action collective ayant mobilisé près de deux cents militaires français, et de renseigner sur le statut ambigu de ces violences autorisées, sans jamais être ordonnées par écrit. Mais le cœur du livre réside bien dans la mise à nu des mémoires divergentes de l’événement.
Car l’enquête auprès des témoins permet au lecteur de saisir la complexité de ce qui a pu se jouer là-bas. Incisive, la parole des victimes est désir de dire, de faire connaître. Ainsi, quand les femmes parlent, elles ne se contentent pas de livrer leur vision de l’intérieur du massacre, elles proclament leur autonomie d’action et leur volonté d’être considérées comme des actrices de l’histoire. En France aussi, les paroles doivent être resituées dans leur contexte d’énonciation. Du reste, les multiples décalages constatés entre les récits s’expliquent par la manière dont mémoire individuelle et mémoire du groupe combattant se sont combinées depuis plus de cinquante ans, entourant les morts français d’un voile d’intouchables mais laissant apparaître des questions sans réponse – que l’enquête réactive.
Car le travail de l’historienne se situe bien au milieu de ces mémoires ; elle construit et donne à voir, du même mouvement, l’événement et ses conséquences intimes. Et la provocation fondamentale est bien là : ne pas renoncer aux événements tus par les archives et affirmer, au contraire, que leur connaissance est possible, à condition d’assumer qu’ils ont marqué leurs contemporains et que dans leurs traces réside peut-être leur vérité ultime.