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cinquantenaire des indépendances africaines : quelle commémoration ?

Les 50 ans des indépendances africaines ont été marqués par l’invitation de troupes africaines au défilé du 14 juillet, ce qui a suscité à la fois l’enthousiasme et la critique. Pierre Boilley, professeur (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), directeur du Centre d’études des mondes africains (CEMAf), propose un décryptage des paradoxes liés à la célébration, par la France, de cet anniversaire. Un article publié dans le N° 151, juillet-août-septembre 2010, de la revue Hommes & Libertés de la LDH.

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Cinquantenaire des indépendances africaines : quelle commémoration ?

Les 50 ans des indépendances africaines ont été marqués par l’invitation de troupes africaines au défilé du 14 juillet, ce qui a suscité à la fois l’enthousiasme et la critique. Voici un décryptage des paradoxes liés à la célébration, par la France, de cet anniversaire.

Cette année 2010, un certain nombre de pays africains célèbrent leur
indépendance acquise en 1960, et la France, qui s’associe à cette commémoration, a créé pour ce faire une mission confiée à Jacques Toubon. Celle-ci a cherché à soutenir des initiatives scientifiques ou des festivités,
dont le point d’orgue a été l’invitation de détachements des troupes africaines des pays concernés à défiler sur les Champs-Elysées, lors de l’habituelle parade militaire française du 14 juillet. Cette association de la France au souvenir de la libération des anciens territoires de la domination coloniale
a mis en avant des liens historiques, mais aussi occulté bien des réalités, qu’il faut sans doute rappeler pour resituer dans les faits une situation inédite, voire
paradoxale.

Un des premiers paradoxes vient du vocabulaire employé : « la France célèbre le cinquantenaire des indépendances africaines »… Une expression bien franco-française, associée à des stéréotypes et une forme d’aveuglement qui met en lumière la vision tronquée d’un continent, appréhendé généralement sous le seul angle des pays francophones, c’est-à-dire essentiellement de ceux qui ont été dominés par la France. Certes, en 1960, quatorze colonies françaises d’Afrique sont devenues des pays indépendants.
Cela suffit-il pour parler de « l’année des indépendances » ? Rappelons que pour la France elle-même, d’autres indépendances ont été plus tardives, voire très retardées ! L’Algérie n’a été quittée qu’en 1962, et Djibouti qu’en 1977, par exemple.

De quelles indépendances parle-t-on ?

Plusieurs colonies anglaises n’ont été libérées qu’entre 1961 et 1964, alors que certaines l’étaient plus tôt, en 1957 pour le Ghana, ou même en 1956 pour le Soudan. Les indépendances des colonies portugaises ont été beaucoup plus lentes à venir, seulement au milieu des années 1970. Faut-il enfin rappeler que certaines retombées de la domination coloniale ne sont toujours pas effacées, comme au Sahara occidental, d’où l’Espagne est effectivement partie en 1975, mais n’a pas su gérer les conditions de sa décolonisation, ne parvenant pas à empêcher le Maroc de toujours occuper actuellement ce territoire, au mépris de la légalité internationale ? La Minurso, force d’interposition de l’ONU, est toujours bien présente sur le terrain, et force est de constater que cette indépendance n’est, de fait, pas encore acquise en 2010.

C’est ainsi que les indépendances africaines s’étalant des années 1920 à nos jours, le cinquantenaire évoqué en France est bien essentiellement celui des colonies des Afriques occidentale et équatoriale françaises, auxquelles il faut juste ajouter une poignée de pays tels que le Congo belge, le Nigeria ou la Somalie qui, bien sûr n’ont pas été associés à la célébration. Etrange mais
ancienne myopie historique, celle de l’appréhension d’un continent où, comme l’a dit fièrement Nicolas Sarkozy à l’issue du défilé, « on parle le français »…

On a donc invité ces quatorze pays à venir défiler à Paris. La Côte d’Ivoire n’a pas répondu à l’appel, ce sont donc treize détachements militaires africains que
les spectateurs ont pu regarder descendre l’avenue. Mieux valait d’ailleurs être l’un d’eux que subir les commentaires indigents des commentateurs de la télévision. Ces détachements ont-ils vraiment été honorés ? Il était assez
surprenant, mais aussi choquant, de voir passer sur l’écran un peloton méhariste malien (dont on apprenait au passage qu’il n’avait pas eu l’autorisation de venir avec ses dromadaires), légendé « détachement du Congo », de n’avoir au passage d’un autre détachement que le seul discours concernant ses uniformes très récents car « fabriqués en France il y a seulement quelques semaines», ou pire encore de n’avoir, à rebours de la prolixité des speakers à propos des unités françaises, aucun rappel historique ni d’ailleurs souvent aucun commentaire du tout, sur ces troupes africaines
qui, manifestement, n’avaient fait l’objet d’aucun travail préparatoire de recherche. D’ailleurs un commentateur, présentant avec emphase les chefs d’Etat africains arrivant place de la Concorde, mélangeait allègrement les noms, et indiquait mauvais nom et mauvais pays au fur et à mesure que
les visages apparaissaient à la tribune ! Les spectateurs africains qui regardaient cette chaîne ont dû apprécier…

On entendait en revanche que ces Africains défilaient pour la première fois en France. Il eût peut-être été utile de rappeler que ces corps, héritiers directs des troupes coloniales, ont défilé chaque année pendant des décennies sur les Champs-Elysées, le 14 juillet. Mais c’était au temps de la domination coloniale, qui n’a guère été évoquée à cette occasion. Pourtant, quel rappel éclatant que cette descente des drapeaux africains portés par des parachutistes, qui se sont alignés une fois atterris devant le Président français, entourant le drapeau central, celui de la France ? Une évocation de la colonisation, ou au minimum de la Françafrique ? Comment comprendre enfin qu’une fois les troupes africaines passées, non pas une par une mais deux par deux, trop rapidement,
les commentateurs s’exclament : « Voici le défilé qui commence, avec l’arrivée du général X, debout dans son command-car » ? Les Africains
faisaient-ils ou non partie du défilé ?

Les tortionnaires ont défilé, eux aussi

Soyons juste : le général français précédant les troupes africaines aurait aussi suscité des commentaires critiques… Commentaires critiques qui se sont notamment aussi élevés contre la présence, à Paris, de dirigeants africains
autoritaires, élus pour certains lors de mascarades démocratiques, et voyant avec fierté passer devant eux et la tribune présidentielle des troupes, dont
nombre d’ONG ont rappelé que beaucoup avaient participé à des massacres ou des exactions…
La Ligue des droits de l’Homme a adressé ainsi à ce propos une lettre ouverte au Président français pour lui demander si le 14 juillet, fête nationale, était
en train de devenir une « fête de l’impunité » ? Elle s’est déclarée gravement préoccupée « par le fait que les délégations de certains pays invités aux festivités du 14 juillet puissent comprendre des personnes responsables de graves violations des droits de l’Homme, notamment des personnes mises en cause dans des instructions ouvertes devant la justice française pour de tels faits; et qu’elles bénéficient d’une immunité juridique à laquelle elles n’ont pas droit », et que « ce ne serait pas le moindre des paradoxes qu’il l’occasion de la célébration des valeurs de la République, celles-ci soient bafouées par la présence de tortionnaires, dictateurs et autres prédateurs des droits de l’Homme, et qu’en lieu et place de les poursuivre, la France les honore».1

Une laborieuse «année de l’Afrique»

C’est un autre paradoxe : quelle que soit l’intention de cette commémoration, elle aurait prêté le flanc à la critique. Car enfin, comme l’a exprimé Achille Mbembé, «y a-t-il vraiment quoi que ce soit à commémorer ?»
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Cinquante ans, un demi-siècle d’indépendance pour quatorze pays, cela peut permettre au moins un bilan. Il a été tenté, difficilement, en France comme en Afrique. En France, la mission Toubon était justement là pour dynamiser des initiatives allant dans ce sens. Pauvre Jacques Toubon, qui a pris au sérieux cette idée, associée à la proclamation d’une « année de l’Afrique »! A la tête d’une mission destinée à la promotion du continent en France, il n’a bénéficié que d’un budget étique, l’obligeant à aller quémander des fonds auprès de chacun des ministères qui pouvait se sentir concerné. Invitant des personnalités africaines, il s’est aussi confronté aux consuls qui ont distribué les visas au compte-gouttes et avec mauvaise grâce. Comment, dans ces conditions, une réflexion sérieuse et utile à la France, en ces moments où un retour sur le passé enfoui s’exprime notamment dans les études postcoloniales, aurait-elle pu se tenir ? Mais a-t-on vraiment envie, en haut lieu, de faire ce bilan? Car c’est tout l’état des lieux des relations franco- africaines, cinquante ans après les indépendances des colonies, qui pourrait être étalé publiquement, et qui ne serait pas nécessairement à l’honneur de la France… Peut-on penser que ce n’est que depuis ce 28 mai 2010 que le Conseil constitutionnel s’est aperçu que la décristallisation inaboutie des pensions des anciens combattants africains n’était finalement pas si juste que cela
3 ? On a pourtant dit et redit que faire défiler des troupes africaines, c’était rendre hommage au sang qu’elles avaient versé pour la France, notamment lors des deux guerres mondiales… Peut-on surtout penser que les ex-colonies africaines, cinquante ans après, ont obtenu plus que « l’indépendance du drapeau » qu’évoquait Nkrumah? Car enfin, et c’est un truisme de le rappeler, l’indépendance économique de ces pays est-elle devenue une réalité, soumis qu’ils sont d’une part au FMI et aux instances internationales, et toujours dans le giron monétaire de la France et de l’Europe, avec un franc CFA géré de l’extérieur, employant des billets fabriqués en France?

Le délicat exercice de commémoration

Ce bilan n’est pas à l’honneur de la France, qui a su garder une partie importante de son influence dans un néocolonialisme souvent évoqué, ni d’ailleurs à l’honneur des élites africaines. Achille Mbembe, de nouveau, exprime à ce sujet un bilan synthétique : «Restauration autoritaire par-ci, multipartisme administratif par là, ailleurs maigres avancées au demeurant réversibles et, à peu près partout, niveaux très élevés de violence sociale, voire situations d’enkystement, de conflit larvé ou de guerre ouverte, sur fonds d’une économie d’extraction qui, dans le droit fil de la logique mercanti-
liste coloniale, continue de faire la part belle à la prédation – voilà, à quelques exceptions près, le paysage d’ensemble.
»4

Que commémorer, donc? Pour la France, paradoxalement, la fin de décennies de domination coloniale (est-ce à elle de le faire?)
5, un «partenariat rénové» avec ses ex-colonies, annoncé haut et fort par Nicolas Sarkozy, mais dont on peine à entrevoir la réalité, un terme mis aux intérêts économiques ou diplomatiques français en Afrique, et les pratiques qu’ils entraînent? Pour les Africains, les coups d’Etat, le blocage ivoirien des élections, l’arrivée au pouvoir dans des conditions fortement critiquées des fils d’anciens dictateurs, comme au Togo et au Gabon, la crise malgache, le recul démocratique au Sénégal, le détournement des richesses et de l’aide internationale par les élites ou la corruption? Rien de tout cela n’a été réellement évoqué, car il ne fallait pas nuire à l’ambiance «familiale» évoquée par notre Président. A rebours, n’ont pas été non plus mis en avant les avancées démocratiques, telles les vingt ans de démocratie malienne, la poursuite de l’essor économique de certains pays, la montée en puissance des organisations africaines internationales et celle de la société civile qui, dans plusieurs pays, a affirmé, parfois au prix du sang, sa volonté de développement et la revendication d’une véritable démocratie. Plus grave, au-delà des commémorations, le débat, en fait inexistant, n’a pas non plus envisagé le présent ni l’avenir, la francophonie en déshérence, le problème des visas, la situation des sans-papiers, la facilité pour les scientifiques et universitaires de circuler librement, la possibilité de formation intellectuelle ou professionnelle des jeunes Africains, qui s’orientent de plus en plus vers d’autres pays que la France…

Le cinquantenaire des indépendances, une occasion ratée? •

Pierre Boilley

  1. 3961.
  2. « Cinquante ans de décolonisation africaine », in Le Messager, 12 janvier 2010 (http://www.lemessager.net/2010/01/cinquante-ans-de-decolonisation-africaine», consulté le 22/7/2010).
  3. « Le Conseil constitutionnel français a censuré – une première en la matière – les dispositions inscrites dans les lois de finances rectificatives d’août
    1981 et les lois de finances de décembre 2002 et décembre 2006 relatives à la “cristallisation” des pensions applicables aux ressortissants des pays et territoires autrefois sous souveraineté française et, notamment, aux ressortissants algériens. Il a estimé qu’il n’était pas contraire au principe d’égalité que les pensions soient différentes selon que l’ancien combattant
    réside en France ou à l’étranger. En revanche, il estime que dans un même pays de résidence, il ne doit pas y avoir de différence de traitements. » (AFP) (http://www.rfi.fr/contenu/20100528-le-conseil-constitutionnel-francais-declare-cristallisation-pensions-inconstitution, consulté le 23/7/2010).
  4. «Cinquante ans de décolonisation africaine », Le Messager, 12 janvier 2010 (http://www.lemessager.net/20100/01/cinquante-ans-de-decolonisation-africaine, consulté le 22/7/2010).
  5. «A Yaoundé, les militants […] ont, le 10 avril, qualifié de » provocation » la célébration par Paris des indépendances. « Il est pour le moins indécent que l’esclavagiste célèbre la liberté de l’esclave qu’il tient encore enchaîné », ont-ils protesté, fustigeant « l’arrogance du gouvernement français qui s’auto-élit ordonnateur des fêtes nationales de pays supposément indépendants »», Philippe Bernard, Le Monde, 29 avril 2010.
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