[Déclaration universelle des droits de l’Homme – Article 5]
La bataille d’Alger
Le 7 janvier 1957, 8 000 parachutistes pénètrent dans Alger, sous les ordres du général Jacques Massu, avec pour mission d’y rétablir l’ordre. C’est à lui que Robert Lacoste, gouverneur général de l’Algérie, se fondant sur les pouvoirs spéciaux votés en mars 1956, a transféré l’ensemble des pouvoirs civils et militaires dans le grand Alger en proie au terrorisme urbain du FLN. Autour du commandant de la 10ème Division parachutiste, les colonels Roger Trinquier (commandant en second) et Yves Godard (chef d’état major puis commandant en second) ont joué un rôle de premier plan dans la définition de la politique et des méthodes qui seront mises en pratique ; on remarque également le colonel Marcel Bigeard, le commandant Paul Aussaresses 1 et le capitaine Hélie Denoix de Saint-Marc2.
La bataille d’Alger commence.
Les hommes de Massu procèdent à des arrestations massives, la torture est systématiquement appliquée aux « suspects » (les coups, la baignoire, l’électricité, les viols …), des milliers de personnes disparaissent.
Les attentats continuent puis leur nombre baisse rapidement (112 en janvier, 39 en février, 29 en mars). Au début de l’automne, les principaux chefs du FLN à Alger sont arrêtés et ses réseaux démantelés.
Sur le plan policier, l’armée de la France a gagné la bataille, mais en pratiquant des méthodes interdites par les lois de la guerre – transgression tolérée voire encouragée par le pouvoir civil.
Ce succès n’était qu’apparent : la population algérienne soumise à de telles souffrances prit le parti du FLN, ce qu’elle démontra lors des manifestations du 9 décembre 1960 en brandissant le drapeau algérien.
L’échec d’une bataille « gagnée»
Cinquante ans après, la bataille d’Alger ne peut plus être considérée comme une victoire tant cet épisode de la guerre d’Algérie demeure souillé par l’utilisation massive de la torture contre un peuple qui voulait son indépendance.
En mars 1957, le général de Bollardière, n’admettant pas l’utilisation de la torture, souligne «l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée.»3. Il demande à être relevé de son commandement.
Le 12 septembre 1957, Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, démissionne en protestation contre les pratiques des parachutistes du général Massu : « En visitant les centres d’hébergement, j’ai reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy. »4 .
A l’automne 1957, Robert Delavignette, avant de démissionner de la Commission permanente de sauvegarde des droits et libertés écrit : « Ce qui est vrai pour l’Algérie peut l’être très rapidement pour la France. […] A-t-on suffisamment mesuré les conséquences de la carence des pouvoirs civils, aboutissant pratiquement à remettre d’énormes responsabilités entre les mains de simples caporaux-chefs ou sergents ? » « Ce qui m’a paru le plus grave, ce n’est pas seulement les atrocités, mais le fait que l’Etat se détruit lui-même. Nous assistons en Algérie à une décomposition de l’Etat et cette gangrène menace le pays. »5.
Efffectivement, de 1957 à 1962, la torture a été pratiquée en France, y compris à Paris6.
A la fin de sa vie, le général Massu lui-même devait reconnaître : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s’en passer. Quand je repense à l’Algérie, cela me désole…»7
Condamnation de la torture par Albert Camus8
« On a le droit, et le devoir, de dire que la lutte armée et la répression ont pris, de notre côté, des aspects inacceptables. Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c’est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face. En attendant, nous devons du moins refuser toute justification, fût-ce par l’efficacité, à ces méthodes. Dès l’instant, en effet, où, même indirectement, on les justifie, il n’y a plus de règle ni de valeur, toutes les causes se valent et la guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme. Bon gré, mal gré, nous retournons alors à la jungle où le seul principe est la violence. Ceux qui ne veulent plus entendre parler de morale devraient comprendre en tout cas que, même pour gagner les guerres, il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre, et que de pareilles entreprises nous font plus de mal que cent maquis ennemis. Lorsque ces pratiques s’appliquent, par exemple, à ceux qui, en Algérie, n’hésitent pas à massacrer l’innocent ni, en d’autres lieux, à torturer ou à excuser que l’on torture, ne sont-elles pas aussi des fautes incalculables puisqu’elles risquent de justifier les crimes mêmes que l’on veut combattre ? Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire ? A cet égard, on doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup, cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert à rien, qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. Finalement, ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie. »
Mondialisation de la gangrène
A partir de la fin des années 1950, la torture est enseignée à l’École supérieure de guerre de Paris. Des stagiaires étrangers viennent se former. Des spécialistes français exportent nos méthodes de « lutte antisubversive ». En 1960, des experts français, dont le commandant Aussaresses, participent à la formation d’officiers américains aux techniques de la « guerre moderne » qu’ils appliqueront au Sud-Viêtnam. A la même époque, une « mission militaire permanente française » constituée d’anciens d’Algérie est installée en Argentine 9.
« Nous avons tout appris des Français » a pu déclarer le général Harguindeguy, ministre de l’intérieur de la junte argentine du général Videla. Paul Aussaresses – il est à présent général – a été attaché militaire au Brésil, en 1973, et, d’après le général Manuel Contreras, ancien chef de la police secrète de Pinochet, de nombreux officiers chiliens ont pu alors bénéficier de son enseignement 10.
On peut déplorer les difficultés rencontrées par les démocraties sud-américaines pour juger leurs ressortissants qui ont été responsables des violations massives des droits de l’Homme – le général Pinochet est mort sans avoir eu à répondre de ses crimes – mais n’oublions pas que les autorités françaises ont veillé à amnistier très rapidement les infractions « commises en relation avec les événements d’Algérie »11
La torture est un crime
La torture n’a pas commencé avec le général Massu. Pas plus qu’elle ne s’est limitée à l’Algérie : elle s’est pratiquée dans tout l’empire colonial français12.
Mais le problème de sa légitimité ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes qu’il y a cinquante ans : le 10 décembre 1984, les Nations unies ont adopté une convention qui interdit la torture de manière absolue et en toutes circonstances.
En France, le code pénal adopté en 1994 déclare dans son article 222-1 : « Le fait de soumettre quelqu’un à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle ».
La torture est un crime, la torture commise lors d’un conflit armé est un crime de guerre : « sont prohibés en tout temps et en tout lieu […] la torture sous toutes ses formes, qu’elle soit physique ou mentale » 13.
Le général Aussaresses a d’ailleurs été condamné le 25 janvier 2002 pour apologie de crime de guerre : il avait écrit que
« la torture devenait légitime dans les cas où l’urgence l’imposait »14.
L’avènement d’une législation internationale interdisant la torture n’est pas venu à bout de son utilisation. La responsabilité des Etats-Unis est grande en ce domaine : tout en refusant la compétence de la Cour pénale internationale, et au prix de la transgression des principes qu’ils affichent, ils forgent un appareil législatif spécifique afin de légitimer la violence qu’ils exercent à l’extérieur de leurs frontières.
Ce qui se passe actuellement en Irak illustre une nouvelle fois ce découplage entre la suprématie morale et politique dont se pare l’Occident et la réalité de ce qu’il fait subir à un peuple qu’il maintient sous sa tutelle15.
- Voir 1589.
- Voir 1581.
- Courrier adressé à Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de L’Express – (voir 102).
- Paul Teitgen a avancé le chiffre de 3 024 disparus – affirmation contestée, mais aucune évaluation précise de leur nombre n’est disponible à ce jour.
- Cité par Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, fin du chapitre 5.
- Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, chapitre 7.
- Déclaration du général Massu rapportée par Florence Beaugé le 21 juin 2000 : (Voir : 1097.)
- «Actuelles III – Chroniques algériennes» – extrait de l’avant-propos – écrit le 25 mai 1958.
- Voir : 440 et 338 .
- Voir 302.
- Voir 804.
- Lire 455.
- Article 75 du protocole I du 8 juin 1977, additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949). (Voir 196).
- «Services spéciaux, Algérie 1955-1957», page 31.
- Un fait est symptomatique : en 2003, le Pentagone aurait projeté aux officiers américains en partance pour l’Irak le film de Gilles Pontecorvo La Bataille d’Alger.