Le projet Mille Autres, animé par Malika Rahal et Fabrice Riceputi, accumule depuis plus de cinq années les témoignages d’Algériens et d’Algériennes sur leur expérience de la disparition forcée entre les mains des militaires français durant la grande répression d’Alger en 1957, dite « bataille d’Alger ». Des centaines de personnes enlevées par l’armée ont été identifiées grâce à l’appel à témoignage lancé en septembre 2018 par le site 1000autres.org, qu’elles aient survécu ou pas à la détention clandestine et à la torture. Dernière en date de ces témoins, madame Baya Slamani, que Malika Rahal a rencontrée à Alger en mai 2024 pour un entretien particulièrement riche. Jeune militante indépendantiste, elle a été enlevée et torturée plusieurs fois, puis, sans jamais avoir été jugée, enfermée trois années durant dans un camp baptisé « centre de tri et de transit ».
Le cas de Baya Slamani
Après son enlèvement par les forces de l’ordre françaises, les proches de Baya Slamani se sont adressés comme beaucoup d’autres à la préfecture d’Alger, où un service administratif recueillait les informations des familles et avocats des victimes de la disparition forcée. Ce service a émis un avis de recherche de Baya Slamani en direction de l’armée, comme il l’a fait pour 1500 autres. Cette fiche (ci-dessous) indique qu’elle est monitrice à la société Essadakia, qu’elle vit 3 chemin de la Vallée, à la Redoute et qu’elle a été enlevé dans la nuit du 12 au 13 mars 1957. En cas d’information, la fiche indique qu’il convient de prévenir sa mère, Fatma Zohra Slamani née Sahnoune. En octobre, une autre archive montre que l’armée n’a toujours pas répondu en octobre 1957.
Nous avons été contacté sur le site 1000autres.org par sa fille Widad, qui indiquait que sa mère était toujours vivante. Deux longs entretiens en arabe ont pu avoir lieu avec Malika Rahal en mai 2024.
Baya Slamani était enseignante dans l’école de l’association al-Sadiqiyya, à Clos-Salembier (auj. Madania) où elle avait été élève avant d’apprendre la couture dans un ouvroir. Lorsque les institutrices de l’école sont parties, les parents ont commencé à retirer leurs filles de l’école. Le père de Baya, Amar, membre de l’association, lui a alors proposé de venir enseigner à son tour. La maison de la famille du père se trouvait rue des Coquelicot, jusqu’à ce que la grand-mère lui conseille d’acheter un terrain, de construire une nouvelle maison avec l’aide de ses frères et neveux et de s’y installer avec sa famille réduite à son épouse et ses enfants : c’est la maison du chemin de la Vallée (à la Redoute). À l’époque, cet endroit n’était presque pas construit ; quand elle est sortie de détention, de nombreuses autres maisons étaient construites. Selon elle, en 1957, d’un côté de la maison, on entendait parfois les cris des personnes torturées à Diar Saada (voir l’extrait du plan Vrillon indiquant les différents lieux).
Baya Slamani raconte qu’elle voulait à toute force rejoindre la Révolution mais qu’elle a mis du temps à trouver le contact, en la personne de Mohamed Siouan, un voisin de Salembier. Celui-ci l’a aussi mise en contact avec un surnommé « Ali Tailleur », dans la Casbah. Ce sont les deux seules personnes qu’elle connaissait dans l’organisation. Elle était chargé du transport d’armes ou de publications du FLN, souvent avec Mohamed Siouan : circuler en couple réduisait en effet les chances d’être contrôlé. Elle ne savait pas alors qu’elle était aussi suivi par Abderahman dit « Pas de Chance » qui assurait sa sécurité dans ses déplacements et qu’elle a ensuite rencontré durant sa détention et après la Révolution.
Elle raconte qu’elle a été enlevée trois fois, mais elle est très incertaine concernant les dates.
Le premier enlèvement aurait eu lieu en mars 1957. Elle a été conduite au centre de Diar Saada, puis au commissariat de police du boulevard Bru (aujourd’hui Boulevard des Martyrs) puis au commissariat central d’Alger. De là, elle a été relâché sans avoir été interrogée.
Le second enlèvement [qui correspond sans doute à l’enlèvement de la nuit du 12 au 13 mars indiqué sur le document du SLNA], elle est de nouveau conduite au centre de Diar Saada. Elle y voit des personnes qu’elle connaît du quartier, elle est aussi mise en présence de Mohamed Siouan, qui ne lui dit rien. Elle est torturée. Durant les journées à Diar Saada, elle est enfermée avec Safia Belmehdi, une voisine également enlevée, dans un bus stationné dans la rue, car il n’y pas où faire dormir des femmes à l’intérieur, dit-elle. Par les fenêtres du bus, elle a pu apercevoir sa mère. Elle est ensuite conduite au camp « de transit » de Beni Messous, où elle restera presque trois ans.
A Beni Messous, les prisonniers sont d’abord logés dans des tentes : les femmes en occupent une tandis que les hommes en occupent quatorze ou quinze, dit-elle. Les conditions de vie sont précaires et la méfiance, même entre les prisonnières, est grande. A l’arrivée, on lui donne deux couvertures, mais il fait très froid, et elle se couvre aussi de son haïk la nuit. Elle dit être restée aussi longtemps parce qu’elle a été dénoncée par une camarade pour avoir donné à un homme qui lui avait demandé une feuille portant les paroles de l’hymne national Qasaman, dont elle avait appris le début en l’écoutant à la radio. Elle fini par faire savoir à ses proches où elle se trouve et à leur procurer un « bon », un permis de communiquer, qui permet à sa mère de venir lui rendre visite les mercredis à 14h30. Elle lui apporte alors des vêtements, de la nourriture et sa copie du Coran. Elle y trouve alors les timbres qu’elle avait l’habitude de vendre pour lever de l’argent pour la Révolution et les cache précipitamment. Une camarade qui a vu son geste lui conseille de n’en parler à personne et de les manger pour les faire disparaitre.
Après une visite de ce qu’elle pense être la Croix Rouge, des baraques sont construites et les prisonnières dorment sur des lits de camps, dont elles attrapent des poux. Elle doit se couper les cheveux. Lors d’une visite ultérieure, lorsqu’on lui demande depuis combien de temps elle est là et qu’il apparaît que sa détention à été la plus longue, elle est libérée.
Elle repris alors sa vie d’enseignante, et enseigne dans une médersa de Belcourt durant plusieurs mois. Par ailleurs, elle achète des médicaments et des pansements pour les procurer aux réseaux du FLN. Pour cette raison, elle est enlevée une troisième fois, à une date difficile à établir, sans doute en 1960. Elle est alors conduite au village de Boukendoura, dans la Mitidja. Contrairement à d’autres prisonniers du lieu, elle n’est pas détenue dans la ferme, mais dans le château de l’époque ottomane où vit le propriétaire de la ferme. Elle est détenue dans les toilettes de la maison et décrit des tortures particulièrement atroces, qui lui font perdre connaissance pendant de longues périodes. Elle n’a donc aucune idée de la durée de son séjour à Boukendoura (elle essaie d’évaluer : plus d’une semaine et moins d’un mois). A sa sortie, alors qu’elle ne reconnaît aucun de ses proches à part son frère, elle est hospitalisée. Mais lorsque les militaires français reviennent chercher après elle au domicile familial, sa mère la sort de l’hôpital pour la conduire, en bus, jusqu’à Djelfa. Elle pense avoir été à Djelfa durant les manifestations de décembre 1960. En revanche, elle est à Alger durant leur réplique de décembre 1961. Ce n’est que très lentement qu’elle reprend conscience de sa famille.
Le 19 mars 1962, alors qu’on attend l’annonce du cessez-le-feu, elle part avec son frère Zoubir pour la région de Oued Fodda, à la recherche de son cousin Ali qui est monté au maquis. Selon elle, Ali était monté en utilisant le contact mis en place pour l’évacuer, elle, de la ville. Mais elle ne souhaitait pas quitter sa famille et craignait, si elle était absente, qu’on vienne chercher son frère, malade, ou son père. Ils n’ont pas trouvé trace de Ali. Mais de ce jour, il est resté une photo, prise par Zoubir, où on la voit avec le drapeau algérien célébrant le début du cessez-le-feu.
Fiche de renseignement du Service des liaisons nord-africaines (SLNA), Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM / Aix-en-Provence, France).
Sources concernant Baya Slamani
- Fiche de renseignement du Service des liaisons nord-africaines (SLNA), Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM / Aix-en-Provence, France).
- Liste du Service des liaisons nord-africaines (SLNA) d’octobre 1957, ANOM
- Deux entretiens avec Malika Rahal en mai 2024, Zéralda, Alger (en arabe).