Le puits, érigé sur le bord d’une route, ne respire plus que la pierre sèche et les pins alentour. De sa gueule noire, obstruée par des branches de ronce, il ne sort rien, pas même un bruit d’eau. « En 1997, il dégageait une certaine odeur. Des gens m’ont alors alerté », raconte Ali Merabet, le corps penché au-dessus de la margelle. Deux de ses frères avaient été enlevés deux ans plus tôt par un groupe armé islamiste dans leur maison distante de quelques kilomètres à travers champs. Après de longues recherches, il pense que leurs corps reposent là, au fond du trou. « Pour qu’on ne sente rien, il suffit en général de jeter de la chaux. » Lorsqu’il a crié au charnier et exigé son exhumation, il a été réduit au silence. « La gendarmerie m’a harcelé. Mon autre frère a été accusé de liens avec les terroristes et emprisonné pendant trois mois. Tout ça pour m’éloigner d’ici. » Le black out était déjà décrété.
L’homme dirige Al-Soumoud, l’une des associations de victimes d’un conflit qui, durant les années 90, a ensanglanté l’Algérie, faisant 200 000 morts. Une page que le président Abdelaziz Bouteflika veut tourner, une fois pour toutes. Sa « charte pour la paix et la réconciliation nationale», qui sera soumise le 29 septembre à référendum, enterre la « sale guerre », ses cadavres, ses tueurs et ses secrets. Au sud d’Alger, dans la Mitidja, l’ancien « triangle de la mort », les proches de disparus refusent une amnistie synonyme d’effacement. Le plus souvent, ils ne parlent pas de justice, encore moins de vengeance. Ils réclament au moins les « tombes ». « Pourquoi on n’interroge pas les terroristes repentis ou les services de sécurité ? Comment soutenir une réconciliation qui ignore tout ça ? » s’exclame Ali Merabet.
Cet entraîneur d’athlétisme a porté plainte, alerté les médias, entamé une grève de la faim, rencontré ministre et procureur. En vain. Il appartient à une famille de « patriotes », ces civils armés et regroupés en milice par les autorités au plus fort des combats. « On nous a trahis, lâchés dans la nature. Aucune reconnaissance. » Il a mené sa propre enquête et arraché les confidences d’un repenti. « Il connaissait les terroristes de mon village et les a vus emmener mes frères. Il était prêt à témoigner. Les gendarmes m’ont interdit de l’approcher sous peine de prison. »
D’après le récit qu’il a recueilli, son frère aîné, 27 ans, qui travaillait comme ouvrier ajusteur pour le compte de l’armée, « a été accusé d’être un militaire » et le cadet, 15 ans, « de lui servir d’informateur ». Mais pour Ali Merabet, « c’était un règlement de comptes. Ils ont été kidnappés par un voisin qui ne les aimait pas ». La famille vivait à Ouled Allal, un village dont on devine les ruines à travers les herbes hautes. Les gravats ont été aplatis au bulldozer. A part l’école et la mosquée laissées à l’abandon, il ne reste plus rien de cette localité de 8 000 habitants qui s’étendait au-delà d’un oued asséché, à la sortie de la ville de Sidi Moussa. « Les islamistes en avaient fait leur base. Les maisons étaient piégées. En 1997, les soldats les ont dynamitées. »
L’ennemi d’hier habite la porte à côté. Dans la Mitidja, la réconciliation consiste à ignorer l’autre. Meftah, bâti au pied des contreforts de l’Atlas, était ce qu’on appelait un « fief », sous-entendu islamiste. La ville poussiéreuse, addition d’édifices inachevés aux tiges métalliques pointées vers le ciel, abrite tous les protagonistes de la guerre : anciens maquisards descendus du djebel, réfugiés chassés de leurs douars, gendarmes, patriotes, coupables, suspects, innocents, bourreaux, martyrs… « Avant, dit un habitant en référence à l’avant-guerre, on était solidaires. Maintenant, on ne se fait plus confiance.»
Victime et bourreau, voisin voisine
Les paumes des mains teintes au henné, un voile traditionnel sur la tête, Fatima Triki est la mère d’un agent de sécurité, Abdelrazek, disparu à 24 ans. Elle peut apercevoir le policier qui l’a arrêté de la fenêtre de sa cuisine. « Je suis ici. Il est à gauche. Et il me regarde. » Le 14 juin 1994, elle l’a vu appeler son fils, lui recouvrir le visage d’un « tricot » et l’emmener par le bras. Depuis, plus de nouvelle. Aucune explication officielle. Elle n’a plus jamais adressé la parole au policier. « Des voisins lui ont demandé pourquoi il avait pris le gosse. Il leur a dit qu’il avait été interrogé, puis relâché. Où est-il alors ? Il n’y a que cinquante mètres entre chez moi et le commissariat. »
Elle fait partie des « folles d’Alger » qui, comme leurs soeurs argentines, manifestent chaque mercredi matin au coeur de la capitale pour réclamer « la vérité ». Les autorités ont reconnu récemment 6 146 disparitions imputables aux forces de l’ordre chiffre trois fois inférieur à celui des organisations humanitaires fourni pour solde de tout compte avant le référendum. Aucune enquête n’a jamais été menée. La charte considère ce « phénomène » comme une « conséquence du terrorisme » et prévoit seulement de verser des « réparations » aux ayants droit. « Ni ce vote ni l’argent ne m’intéressent, déclare Fatima Triki. J’espère retrouver mon fils vivant et s’il est mort qu’on me le dise. »
Des gens de tous bords se retrouvent unis autour d’une même quête. Ils sont cinq assis sur des chaises en plastique dans un hammam en construction, à Meftah. Tous recherchent un proche, emporté un jour par les services de sécurité et depuis volatilisé. Le propriétaire a baissé le rideau métallique, laissant passer un mince filet de lumière. Lorsque l’un d’eux raconte les circonstances de l’arrestation de son fils, les autres le mettent au défi de dire ce qu’il faisait à l’époque. L’homme aux cheveux gris finit par avouer qu’il combattait dans les rangs de l’Armée islamique du salut (AIS), la branche militaire du FIS. « Ils l’ont pris pour se venger de moi. Ils ont dit à ma femme : si tu veux ton fils, ramène le père. » Abdelkader Delachi, lui, est « descendu » de sa montagne longtemps après. Il a déposé les armes en 1998 en même temps que le reste de son groupe, signé « des papiers » dans un « camp spécial » et retrouvé la pension du soldat qu’il était jusqu’en 1972. Dans l’assistance, il est le seul à annoncer son intention de voter « oui » jeudi « pour qu’on n’en parle plus ». Pour toucher aussi « l’indemnité » qui lui permettra de reconstruire sa ferme rasée par l’armée. Mais ajoute aussitôt : « Je veux savoir ce que mon fils est devenu. L’Etat m’a pardonné à moi qui étais responsable. Et lui qui était innocent a disparu. »
Sauvé par son portail en fer
A Sidi Hamed, petite bourgade située à 4 km de Meftah, c’est le silence qui domine. Les gourbis en brique ou en parpaing, d’un étage, s’accrochent à la colline. Les toits en tôle tiennent avec des pierres. Des chemins de terre charrient une eau sale. Sept ans après le massacre, beaucoup de logements sont encore vides. Le vote ? « Je n’en ai pas entendu parler. Je ne m’occupe de rien. Je ne fais que travailler », répète Moussa. Ce maçon vient de rentrer son camion derrière un portail en fer. Deux battants solides qui, le 11 janvier 1998, lui ont sauvé la vie. « Ils ont essayé de les forcer et n’ont pas pu. » C’était le treizième jour du mois de ramadan, juste au moment du ftour, la rupture du jeûne. Des dizaines d’hommes, certains cagoulés, d’autres le visage découvert, sont arrivés « d’on ne sait où » et ont commencé à tuer d’abord à l’arme blanche, puis « au klach » (fusil-mitrailleur kalachnikov). Deux heures et demie de tueries méthodiques, maison par maison. Ils sont repartis en camion vers la montagne. Le lendemain, 157 corps de tout âge ont été alignés dans une longue tranchée « creusée au Poclain ». Comme le cimetière communal était trop petit pour les accueillir, Moussa a dû concéder un bout de terrain. «Je n’ai pas été indemnisé. » Les 150 militaires, postés à 200 mètres de là, n’ont pas bougé. « Ils sont venus un chouïa en retard », concède Moussa. L’identité des assaillants ? « Certains les ont reconnus, mais ont été tués. On n’a que des suppositions. »
Aux municipales de 1990, Sidi Hamed avait voté FIS (Front islamique du salut) comme les autres villes de la région. « Mais nous n’avons jamais eu de terroristes », précise Moussa. « Pourquoi vous n’interrogez pas plutôt les forces de sécurité ? » tance quelques minutes plus tard un policier en civil. Le crime a été imputé officiellement au GIA (Groupement islamique armé), le rival de l’AIS qui domine la zone à partir de 1994. « Mais le GIA, c’est l’Etat algérien ! » s’écrie à Meftah le père d’un disparu qui, comme nombre de ses concitoyens, voit surtout dans les GIA un « Groupe islamique de l’armée ».
Faute d’enquête, le fameux « qui tue qui », la lancinante question des responsabilités des uns et des autres dans les massacres, des maquis infiltrés, des multiples manipulations de la « sale guerre » continue de hanter les habitants de la Mitidja et d’entretenir le soupçon. « Oui, les gens ont peur », avoue un jeune coiffeur qui a perdu ses oncles et ses cousins à Sidi Hamed. Dans ce conflit, « on était entre le marteau et l’enclume ». Et son voisin d’ajouter : « On veut bien se réconcilier. Mais avec qui ? On ne sait pas. »
«Terrorisme résiduel»
La violence ressurgit de temps en temps, comme une piqûre de rappel. Le 7 avril dernier, à la tombée de la nuit, 14 civils ont été mitraillés à un faux barrage dressé à la sortie de Larbaa, une agglomération proche de Meftah. Les agresseurs ? « Ils étaient vêtus normal. J’ai réussi à passer. Les autres ont été dégommés », raconte un homme. Les médias locaux ont tous rapporté l’incident. Mais lorsqu’on a tué trois jeunes par balles, il y a un an, dans un magasin de téléphones portables de la ville, « personne n’en a parlé ».
Pour le gouvernement, il s’agit d’un « terrorisme résiduel » appelé à disparaître avec la charte. Une survivance qui « fait quand même entre 800 et 850 morts par an, si on prend seulement les cas relatés dans la presse », insiste Ali Yahia Abdenour, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH). « Est-ce que les maquis recrutent toujours ? La réponse est oui. Car la situation sociale est intenable. Il n’y a pas de travail, les jeunes ne peuvent pas se marier. L’an prochain, il y aura toujours la guerre en Algérie. »
Agés de 25 à 30 ans, en tongs et en survêt, ils regardent défiler les voitures, à l’ombre d’un arbre, au centre de Larbaa. Au chômage, ils pratiquent parfois la « tabla », la vente à la sauvette. Une 406 fait le tour de la place. « Voici un terroriste avec sa famille. Ce sont les seuls qui s’en sortent », s’écrie l’un. « Ils sont tous dans le gain rapide », ajoute un autre. Entendez le trabendo, le trafic petit ou gros. Un bruit de tambourins et de trompette s’élève d’un camion garni de fleurs. Un mariage. « Pendant le terrorisme, les cortèges, ils étaient tués. »
L’après-midi s’étire lentement. Des paraboles et des paquets de linge débordent des HLM en béton cru. A la veille du référendum, pas la moindre affiche en vue. Les graffitis ne chantent que la gloire du club de foot de Bab el-Oued, l’Usma. « On est à 30 kilomètres d’Alger et on a l’impression d’être au bout du monde. Y a rien. Personne ne passe ici, pas même pour acheter de l’eau, déclare un jeune. A l’époque du terrorisme, le soir, on était content d’être vivant. Là, on meurt à petit feu. »