L’étincelle qui a mis le feu aux poudres des émeutes du mois de novembre 2005 est un incident, aux conséquences dramatiques, ayant opposé des jeunes avec les forces de l’ordre. C’était déjà la mort d’un jeune, après une course-poursuite avec la police, qui avait été à l’origine des violentes émeutes d’octobre 1990. Et d’une manière générale, il n’y a pas de violences urbaines dans notre pays sans qu’il y ait, au départ, un problème entre des jeunes et la police. N’oublions pas non plus que la police, à cause de ces jeunes, a parfois le plus grand mal à entrer dans certains quartiers. Et le fait que l’état d’urgence ait été prolongé rien que pour passer sans dommages les fêtes de fin d’année en dit long sur l’impasse dans laquelle nous sommes, pour avoir voulu faire jouer à la police un rôle de « dressage » des jeunes qui n’est pas le sien.
Le symptôme le plus visible de cette impasse est le nombre, en augmentation constante, des procédures pour outrages, rébellion ou violences à agents de la force publique. Ce qui est frappant, c’est que ces procédures ne sont pas, en général, dressées à l’occasion d’interpellations pour des faits de délinquance grave, mais à l’occasion de contrôles d’identité banals, d’opérations de police de routine sur la voie publique. Cette police de voie publique, qui privilégie le chiffre et la statistique, est source d’importantes frictions, et son efficacité en matière d’éradication de la délinquance est loin d’être démontrée. Ne faudrait-il pas plutôt renforcer les actions de police judiciaire de longue haleine, de nature à démanteler les trafics qui nourrissent l’économie parallèle et pourrissent les fondements même de la vie des quartiers ? Les vrais délinquants ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui traînent aux pieds des barres et qui, eux, sont, le plus souvent, l’objet de ces contrôles d’identité à répétition, qu’ils vivent comme vexatoires.
Une part de police de voie publique reste, bien sûr, incontournable. On peut regretter qu’elle soit exercée par des policiers trop jeunes, sans expérience professionnelle et peu formés aux problèmes de la jeunesse, alors que la part des mineurs dans la délinquance générale approche les 30 %.
Dans ce face-à-face entre les jeunes de banlieue et la police, la justice est la grande absente, en ce qu’elle ne joue plus son rôle d’institution tierce. C’est en effet à la justice, en l’occurrence au parquet, de contrôler et de diriger l’action de la police. A trop chercher à répondre aux infractions par un traitement en temps réel, la justice colle de plus en plus au travail des forces de l’ordre sur la voie publique et oriente de moins en moins l’action de la police vers la partie plus cachée et organisée de la délinquance. Elle conforte ainsi la représentation commode, dans laquelle sont installés ces jeunes, d’institutions soudées entre elles et contre eux. La justice traite ces procédures d’outrage et de rébellion d’une manière trop stéréotypée, sans y jouer véritablement son rôle. Loin du terrain, les juges ont du mal à exercer un contrôle sur les circonstances et le climat dans lequel se réalisent ces infractions. Ce qui fait qu’au lieu d’apaiser les choses, l’intervention judiciaire ne contribue souvent qu’à aggraver les ressentiments, tant chez les policiers que chez les jeunes et leur famille.
Le dogme en vigueur dans la justice des mineurs depuis une dizaine d’années est celui d’une réponse judiciaire à chaque acte, dans le cadre de la procédure en temps réel. Il peut aboutir à masquer la réalité de la délinquance. Répondre systématiquement vite et coup pour coup tend à épuiser l’action judiciaire : banalisée, elle se laisse assigner au temps et à l’espace choisi par les jeunes délinquants. Un vrai travail d’action publique de la part du parquet devrait parfois amener, même pour une infraction banale, à saisir un juge d’instruction spécialisé dans les affaires de mineurs. A quoi sert en effet d’interpeller le petit dealer, qui sera bien vite remplacé par un autre, si on ne prend pas le temps de tenter de remonter la filière ? L’essence du travail de la justice, c’est de permettre qu’au moment du procès on pose les vraies questions. Vraies questions qui, au-delà des actes de délinquance qui constituent le premier plan de la scène, révèlent toujours, pour ces mineurs, une subversion de l’ordre des générations. Ce n’est pas que les parents démissionnent, comme on le dit souvent, mais c’est que l’autorité parentale ne fait plus sens, à cause du chômage, d’un accident du travail, du racisme ou du déracinement, qui privent les parents de leurs références culturelles et symboliques. C’est cela, la loi de la cité qui se substitue à notre ordre citoyen et qui fait que des enfants de 12 ans sont dehors la nuit en train de défier les forces de police et de brûler des voitures. Dans un procès-verbal, un jeune disait un jour à un policier : « Mon père n’a jamais pu me faire obéir, c’est pas toi qui vas y réussir maintenant ! »
Les solutions ne passent certainement pas par une augmentation de la présence policière dans les banlieues, à l’école et, pourquoi pas, demain, derrière chaque parent, au risque d’une escalade dans les affrontements et de la mise en place d’un ordre de fer, qui serait notre plus grand renoncement. Les solutions passent par une reconstruction de ce que nous avons laissé se déliter : un ordre symbolique, social, politique et économique sur lequel les parents puissent adosser leur autorité, afin que la jeunesse de notre pays puisse se reconnaître comme semblable, au-delà de la couleur de la peau, du quartier, de la bande ou de la cage d’escalier.
PHILIPPE CHAILLOU