Lettre d’un infirmier dans le Sud-Oranais (1959-1960)
éditions L’Harmattan, février 2012, 222 pages, 22 euros
Xavier Jacquey, infirmier à El Bayadh
Xavier Jacquey est petit frère de Jésus à Marseille quand il est appelé en Algérie en novembre 1958. Il débarque à Alger en 1959 avant d’être envoyé dans les territoires du sud, à El Bayadh, en tant qu’infirmier. Outre les soins apportés aux soldats, il fait aussi de l’assistance médicale auprès des populations locales. Il part tous les matins avec un convoi soigner les nomades dont les tentes sont regroupées autour d’un petit poste.
« Il y avait 4 500 nomades qui vivaient dans des conditions sanitaires très difficiles. Les gens étaient acculés à crever de faim car on leur enlevait leurs troupeaux et on détruisait leurs greniers. » Ils sont très peu, à peine un médecin et quelques infirmiers. Xavier Jacquey n’a que sa formation d’infirmier militaire et apprend tout sur le tas, consultant soigneusement son manuel avant de traiter des cas de tuberculose, de réaliser des accouchements…
Progressivement, les médecins quittent le camp et l’infirmerie se transforme en lieu d’interrogatoire. Lui soigne les personnes torturées. « Les gens se sont moqués de moi mais personne ne m’en a empêché. On m’appelait “ le Bon Samaritain ”. »
Il s’abrite derrière les consignes d’un commandant opposé aux exactions pour rappeler aux militaires de ne pas torturer et ne pas être trop en difficulté lui-même. « Si on ne résiste pas très fort, on peut être pris dans cette atmosphère et ses règles. Mais j’avais une volonté d’intégrité. Et on avait la possibilité de s’accrocher à certains mots d’ordre pour résister. »
Une nuit, quatre femmes sont ramenées au poste et violées par les gradés. Tous les soldats écrivent alors au commandant pour dénoncer les viols et les tortures. Une enquête officielle suit, concluant qu’il n’y a pas eu de viols (mais prostitution). Les auteurs de la lettre sont mutés dans l’accompagnement de convois, l’une des missions les plus dangereuses. Les commandants du poste sont déplacés.
Mais les interrogatoires de civils reprennent de plus belle. « J’ai essayé d’intervenir. J’ai eu des menaces de balle perdue ou d’être envoyé en prison. »
Xavier Jacquey se retrouve aux Arbaouat, dans une palmeraie, sous les ordres d’un lieutenant qui a menacé de le tuer à cause de ses prises de position. Là aussi, il soigne les gens de la palmeraie, qu’ils soient simples paysans ou… membres de l’ALN. « Il y avait des gens que je n’avais jamais vus. On se doutait que c’était l’ALN. » Il reste là huit mois.
De retour à El Bayadh, il est affecté à l’hôpital. Un jour, il soigne deux soldats du FLN. Il passe quatre jours et quatre nuits dans leur chambre pour empêcher qu’on les achève. Démobilisé, il revient chez les petits frères. Il y reste trois mois. Il entame finalement des études de médecine en mai 1968. « Je ne pense pas que c’est lié à l’Algérie. Ce n’était pas fait pour moi. J’étais plus heureux dans l’activité sociale. » L’ancien infirmier est devenu psychanalyste.
Raphaelle Branche : “La torture était l’arme-clé”
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La torture a atteint en Algérie une dimension inégalée. Elle était une arme à la disposition des militaires français et présentée comme particulièrement adaptée à une guerre qui n’avait pas comme cible principale un adversaire armé mais une population civile dont on voulait éviter qu’elle ne soutienne les indépendantistes. La torture était l’arme-clé de cette guerre : elle n’était pas fondamentalement utilisée parce qu’elle aurait permis de faire parler (qui dit la vérité sous la torture ?) mais parce qu’elle permettait de terroriser la population, de lui rappeler ainsi la toute-puissance française. Les méthodes utilisées étaient elles-mêmes le signe de cette intention et la « gégène » la symbolise très exactement. Il s’agit d’une génératrice électrique, c’est-à-dire d’un objet technique, moderne, qui permet d’infliger une souffrance sans toucher le corps de l’autre, sans le mutiler visiblement non plus. On est donc, très précisément, dans le cas d’une violence qui, terme à terme, s’oppose à celle que la propagande française décrivait à loisir comme la violence typique du FLN : la mutilation à l’arme blanche.