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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Casablanca, 1952,
une étape vers l’indépendance du Maroc

Avant le début de la guerre d'Algérie, les mouvements indépendantistes de Tunisie et du Maroc ont suscité une violente répression de la part des autorités françaises, jusqu'à ce qu'elles se résolvent en mars 1956 à reconnaître leur indépendance. Le 7 décembre 1952, en réaction à l’assassinat à Tunis du syndicaliste indépendantiste tunisien Farhat Hached, la confédération syndicale de l'UGSCM et le principal parti indépendantiste marocain, l’Istiqlal, lancent une grève générale. Dans le grand bidonville des Carrières centrales, dans la banlieue industrielle de Casablanca, son interdiction s'accompagne d'une répression qui fait plus de cent morts, tandis que quatre Européens et trois policiers marocains sont également tués. Mais le contrôle de la ville ne sera que provisoire. La résistance va s’y développer jusqu'à l'indépendance.

Casablanca, 1952. Première étape dans la lutte pour l’indépendance

par Jim House, publié dans L’Humanité Magazine du 1er décembre 2022.
Source

Jim House est historien de l’Algérie, de la France et du Maroc, université de Leeds (Grande-Bretagne).

7 décembre 1952, la tension monte dans la ville coloniale. L’interdiction de la grève lancée après le meurtre de Farhat Hached, leader syndical tunisien, met le feu aux poudres dans les quartiers populaires, où le mouvement nationaliste a gagné du terrain. Les autorités lancent une répression féroce. Mais le contrôle de la ville ne sera que provisoire. La résistance va s’y reconstituer et se durcir…

Le 7 décembre 1952, en réaction à l’assassinat, par des éléments proches des intérêts français1, du syndicaliste nationaliste tunisien Farhat Hached à Tunis deux jours plus tôt, la confédération syndicale à dominante nationaliste UGSCM (Union générale des syndicats confédérés marocains) et le principal parti nationaliste au Maroc, l’Istiqlal (« Indépendance »), lancent une grève générale. L’annonce de l’interdiction de cette grève provoque la colère des habitants du grand bidonville des Carrières centrales (aujourd’hui Hay Mohammadi) situé dans la banlieue industrielle de Casablanca, ce qui a entraîné le début d’une très violente répression : sans doute au moins cent morts parmi les Marocains ; quatre Européens et trois policiers marocains ont également été tués.

L’assassinat de Farhat Hached intervint au moment où le cas marocain – Protectorat français depuis 1912 – occupait une place importante aux Nations unies grâce au soutien de treize pays d’Asie et d’Afrique à la cause de l’indépendance marocaine. Les grèves nationales organisées pour le 8 décembre devaient marquer ce deuil, et profiter de l’occasion ainsi offerte de médiatiser le lobbying nationaliste. Pour les autorités coloniales, par contre, la double réponse à cet assassinat représentait un danger inédit. En effet, l’Istiqlal appela à la fermeture des boutiques pour le 8 décembre afin de montrer le soutien dont il disposait ; de son côté, l’UGSCM annonça une grève ouvrière pour le même jour. Cette double grève témoigne de l’évolution rapide de la situation politique à Casablanca.

Depuis 1944, l’Istiqlal n’avait ménagé aucun effort pour intégrer le quartier des Carrières centrales (environ 45 000 habitants), tout comme les autres quartiers populaires de la ville, dans le giron nationaliste, élément d’un processus plus global par lequel l’Istiqlal est devenu un parti de masse. Pour ce faire, le parti y a envoyé de nombreux militants expérimentés afin d’assurer la politisation nationaliste à travers comités de fêtes, cellules, boycotts, écoles islamiques, associations sportives, scoutisme, associations de femmes et de bienfaisance. L’Istiqlal rassemble la population autour de la figure du Sultan, Mohammed ben Youssef (Mohammed V), devenu symbole de la nation marocaine qui défie le Protectorat. Le nationalisme a aussi investi la sphère du travail : puisque les Marocains n’ont pas le droit de former leurs propres syndicats, adhérer et militer au sein de la CGT (Confédération générale du travail) marocaine – dont les différentes fédérations sont regroupées sous l’étiquette UGSCM, à direction franco-marocaine – sert souvent d’écran aux activités nationalistes.

Dans cet événement, qui ne manifeste ni unité de temps ni de lieu, on peut toutefois identifier quatre actes principaux, les deux premières séquences se déroulant aux Carrières centrales. Dans la soirée du dimanche 7 décembre, la population du quartier est avertie de l’interdiction de la grève du lendemain par des crieurs publics : cette intervention est vécue comme une provocation. Des mokhaznis (policiers marocains) sont impliqués dans une altercation avec les habitants : aux jets de pierres, les forces de l’ordre répondent par des tirs. À court de cartouches, les mokhaznis se réfugient au poste de police des Carrières centrales situé au derb Moulay Chérif, quartier avec des immeubles en dur qui se trouve à toute proximité des baraques.

Trois mokhaznis sont tués par des manifestants venus très nombreux du bidonville, et qui se rassemblent devant le poste de police. La version policière invoquera la légitime défense pour expliquer les tirs qui font un nombre inconnu de victimes (dont des femmes). Notons qu’aucune balle n’est tirée contre les forces de sécurité pendant ces journées. Les victimes sont portées aux mosquées du quartier par des jeunes, opération qui constitue un puissant facteur de radicalisation politique. Ensuite, des policiers ratissent le quartier, tuant certains habitants dans leurs baraques mêmes. Dans la nuit, des responsables syndicalistes nationalistes sont arrêtés.

La répression de rue recommence le lendemain matin, alors que la grève est très suivie. Comme la veille, c’est le poste de police du derb Moulay Chérif qui focalise les protestations et les forces de l’ordre tirent à nouveau. Il y a des morts supplémentaires, et des blessés par balle dont un garçon de quinze ans qui était en train de creuser, avec son père, une tranchée dans leur baraque pour se protéger. Par la suite il n’y aura plus de morts aux Carrières centrales. Toutefois, la violence ne fait que se déplacer. Un nombre important d’habitants du quartier partira au cimetière à proximité de l’autre grand bidonville de Casablanca, Ben M’sik, afin d’y enterrer les morts en fin de matinée ce 8 décembre.

Un cortège vers la ville européenne

Ensuite – troisième séquence de l’événement -, un cortège de plusieurs milliers de personnes, avec camions et drapeaux marocains, commence à se diriger vers la ville européenne, au centre de Casablanca, vers la Maison des syndicats, où un meeting de protestation est organisé. La version officielle parlera d’une tentative d’invasion de la ville européenne, thématique clé des représentations des responsables du maintien de l’ordre dans lesquelles se mêlent racisme, anticommunisme et peur des « classes dangereuses » des quartiers populaires marocains.

En effet, depuis les années 1920, souvent sous prétexte d’un danger de santé publique, les autorités municipales avaient éloigné les Marocains du centre-ville afin de réimposer une ségrégation compromise par un développement urbain rapide. Dans cette optique, les autorités avaient regroupé les Marocains dans d’immenses bidonvilles à la périphérie comme les Carrières centrales et Ben M’sik tout en créant une « Nouvelle médina » forte d’une centaine de millier d’habitants (voir la carte de Casablanca en 1950).

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Avec la montée de l’Istiqlal, ces quartiers étaient devenus un danger politique et sécuritaire aux yeux de l’administration coloniale. En ce 8 décembre 1952 policiers européens et marocains bloquent donc tout « logiquement » le cortège sur la route de Médiouna menant à la ville européenne, leurs tirs faisant quatorze morts parmi les manifestants marocains qui tuent au passage trois Européens.

Enfin, la dernière séquence a lieu à la Maison des syndicats, où le meeting, interdit mais toléré, a servi de piège tendu aux militants vite encerclés. Des leaders syndicalistes comme Mahjoub ben Seddik sont arrêtés. Quantité de fausses informations, qui exagèrent ou inventent tout simplement des violences marocaines contre des Européen(ne)s, créent une véritable psychose collective : des Marocains relâchés de la Maison des syndicats sont livrés à la foule d’Européens qui les tabassent copieusement sous les yeux, complices, des policiers.

Dans les jours qui suivent, un dispositif sécuritaire massif investit la ville pour boucler les quartiers populaires et impressionner les habitants, avec défilés de chars, mitrailleuses braquées sur les Carrières centrales et aviation militaire en renfort. Le 11 décembre, il y a toutefois de nouvelles grèves contre la répression, mais ces rassemblements sont vite dispersés et les boutiques doivent rouvrir sous menace de destruction. Enfin, le 16 décembre, perquisitions et arrestations ciblent des blessés qui se font soigner dans les baraques.

Le 10 décembre, l’Istiqlal, l’UGSCM et le Parti communiste marocain sont interdits : les autorités inventent l’idée d’une tentative d’insurrection montée par nationalistes et communistes, et renvoient devant les juridictions militaires des leaders syndicalistes et nationalistes (l’affaire sera classée en septembre 1954). À Casablanca, quelque 1206 personnes sont condamnées par les tribunaux marocains pour leur participation aux journées. Cette répression légale se double aussi d’illégalités : des Marocains se plaignent de violences graves en détention, actes qui seront confirmés plus tard par le directeur de la Sécurité publique.

Quel bilan de la répression ?

La controverse s’engage sur le bilan marocain de cette répression. Des communistes comme Albert Ayache et des libéraux comme Pierre Parent, expulsés du Maroc pour avoir dénoncé la répression, vont poursuivre leurs efforts en métropole. Le chrétien de gauche Robert Barrat part mener une contre-enquête détaillée sur place. La Résidence générale du Maroc avait parlé de 33 victimes marocaines avant de monter jusqu’à une « quarantaine » voire une « cinquantaine ». Pour sa part, l’Istiqlal, après une enquête sérieuse, parle de 290 morts. Il faut dire que les nombreux enterrements clandestins ont compliqué la comptabilisation précise des morts.

Certes, en décembre 1952, les autorités coloniales ont arrêté les principaux responsables nationalistes et syndicalistes. Toutefois, malgré cette répression, le contrôle colonial apparent des quartiers populaires de Casablanca était provisoire : sur le long terme, la constitution de quartiers importants de Marocains a renforcé les conditions de possibilité de l’action politique. L’organisation nationaliste est à nouveau opérationnelle au printemps 1953, par exemple.

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Cette reconstitution clandestine s’accompagne d’une radicalisation accélérée : en effet, des militants locaux plus portés sur le recours à la violence vont prendre la relève. Le mouvement de résistance violente, qui se développera à partir d’août 1953 (déposition du Sultan par le Protectorat), sera fortement représenté à Casablanca, y compris aux Carrières centrales, lieu d’autres manifestations importantes, suivies d’une répression qui causera à nouveau des morts, en août 1953 et en août 1955, comme l’a montré l’historien Najib Taki (voir « En savoir plus »).

Peu connus en France, les événements de décembre 1952 sont toujours commémorés par l’État et les syndicats au Maroc : ces « événements Farhat Hached », comme l’appellent les habitants, ont scellé la réputation politique du quartier dont ils sont fiers.

Ces mobilisations méritent toute leur place dans l’histoire populaire des indépendances qui commence à s’écrire à partir du cas algérien notamment2. En effet, la lutte pour l’indépendance au Maroc préfigure bien des aspects de la situation en Algérie durant la guerre qui commence en 1954 : assise populaire des sentiments pro-indépendantistes que révèlent souvent des manifestations de rue, comme en décembre 1960 en Algérie ; difficulté des autorités coloniales de contrôler la mobilité de la population urbaine locale ; occultation du bilan humain d’une répression souvent punitive et disproportionnée ; organisation officielle de l’impunité des forces de sécurité ; polarisation et violences intercommunautaires.

POUR EN SAVOIR PLUS



• « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? Casablanca, décembre 1952 », de Jim House, dans Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 86, 2012. En ligne :

• Casablanca. Mythes et figures d’une aventure urbaine, de Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, Hazan, 2004.


• Jawaanib Min Dhaakiret Krayyaan Sentraal-al-Ḥaiyy al-Muḥammadiyy fi al-Qarn al-‘Ishriin (« Aspects de la mémoire du quartier Hay Mohammadi à Casablanca au XXe siècle »), de Najib Taki (en langue arabe), Fondation Mosquée Hassan II/La Croisée des Chemins, 2014.

  1. Ferhat Hached a été assassiné par le service secret français du SDECE, sur l’ordre du résident de France à Tunis et des autorités de tutelle de ce service. (NDLR)
  2. A l’instar de l’ouvrage novateur de Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, La Découverte, 2022. Ce livre a reçu le Grand prix des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2022.
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