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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« Carte noire nommée désir » : retour sur une offensive raciste

Victimes de violences racistes de l’extrême droite, Rebecca Chaillon et deux comédiennes de la pièce « Carte noire nommée désir » prennent la parole après des mois de silence .

Depuis Avignon, le « plaisir gâché » de Rebecca Chaillon et ses comédiennes

par Mathieu Magnaudeix, publié par Mediapart le 29 novembre 2023.

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Le 20 juillet 2023, Rebecca Chaillon monte sur la scène du gymnase du lycée Aubanel.

C’est la première en Avignon de sa pièce Carte noire nommée désir, programmée dans le prestigieux festival « in », le cénacle réservé aux étoiles et espoirs du théâtre contemporain. Elle s’attend à « une consécration, un moment de pure joie ».

« Cet accomplissement, c’était fou : j’avais des papillons dans le ventre », raconte Aurore Déon, ancienne danseuse hip-hop, comédienne et complice artistique de Chaillon depuis les bancs de la fac arts du spectacle.

Six jours plus tard, au moment de reprendre le train, les comédiennes sont en état de choc, englouties dans un tourbillon qu’elles n’avaient pas vu venir. Dans la salle et en dehors, deux d’entre elles ont subi des violences et des intimidations. Des personnalités et des trolls d’extrême droite se déchaînent sur les réseaux sociaux.

En cette fin novembre, Raphaël Kempf, l’avocat de Rebecca Chaillon, annonce à Mediapart une plainte contre X pour « cyberharcèlement et apologie de crimes contre l’humanité ». La metteuse en scène et deux comédiennes s’expriment pour la première fois sur ce qu’elles ont subi depuis l’été.

Durant des semaines, elles ont ressassé, débriefé, sans prendre la parole pour ne pas alimenter la polémique. Les standing ovations à Avignon, les « Rebecca, je t’aime ! » du public, les tonnes de messages de soutien reçus ces derniers mois n’ont pas guéri les violences. « C’était horrible. Ça m’a paralysée. Ça nous a abîmées. On nous a gâché notre plaisir », raconte Rebecca Chaillon.

Depuis ce mardi 28 novembre, Carte noire nommée désir est jouée à Paris, au Théâtre de l’Odéon. La sécurité y a été renforcée. « Dans l’hypothèse d’une perturbation organisée et politisée des représentations, j’ai mandat de déposer plainte pour entrave à la liberté de création et de diffusion artistique », une infraction pénale, a prévenu l’avocat Raphaël Kempf.

« On y va entourées. J’espère qu’on va récupérer notre joie », veut croire Aurore Déon. Cet été, elle a hésité à remonter sur scène : « C’est dur de se dire qu’il peut y avoir d’autres agressions. Mais je ne veux pas m’autocensurer. » Éprouvée, Fatou S., la comédienne qui a subi le plus de violences à Avignon, a décidé de « renonce[r] » aux quinze dates parisiennes. « Je ne suis pas prête, dit la performeuse, qui est aussi écrivaine, militante, cuisinière et travailleuse sociale. Je veux me préserver. » 

« Carte noire nommée désir » à Avignon, en juillet 2023. © Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec sa compagnie, Dans Le Ventre, Rebecca Chaillon, metteuse en scène afroféministe de 38 ans, dynamite depuis quinze ans les codes du théâtre : dans des pièces foutraques, poétiques, souvent collectives, elle mange et fume sur scène (Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute, 2018), joue nue (Sa bouche ne connaît pas de dimanche – fable sanguine, 2019) , violente son corps ou le magnifie dans de somptueux tableaux.

Carte noire, créée en 2021, fruit de trois ans de travail, met en scène huit femmes afro-descendantes. « C’est une pièce d’une grande puissance poétique et politique, d’une grande beauté formelle, salue auprès de Mediapart Alice Diop, réalisatrice des films Nous et Saint-Omer. Elle offre un espace inouï pour accueillir, penser et panser tous les enjeux qui la traversent. »

Le titre est une allusion à une célèbre marque de café, produit emblématique de la colonisation utilisé dans la culture populaire pour décrire les peaux noires. Carte noire s’attaque aux représentations érotisantes, sexistes et racistes. Au tout début, Rebecca Chaillon astique le sol pendant de longues minutes, façon de rappeler qu’« au théâtre, les femmes noires ne sont d’habitude pas sur la scène : elles font le ménage ».

Lorsque le public s’installe, une annonce invite les « femmes noires et métisses afro-descendantes » qui le souhaitent à s’installer de l’autre côté de la scène, sur des canapés confortables, où des hôtesses leur servent à boire. « Dispositif racialiste », s’émeut Marianne ? « Mon point de vue de départ, c’est celui des femmes noires, il fallait que cela apparaisse dans l’espace même du théâtre », explique Chaillon, qui a beaucoup appris sur la puissance des liens en non-mixité lors des camps d’été décoloniaux. « La pièce peut être violente pour elles. Comme dit Beyoncé, je voulais leur créer un petit espace cosy. »

Carte noire est aussi une performance : les comédiennes proposent au public des jeux en partie improvisés, qui, sous l’apparence de sketchs, questionnent spectateurs et spectatrices sur leurs propres impensés racistes. « Il faut saluer chez Rebecca Chaillon l’audace d’une expression décadenassée, absolument libre, comme quand on joue à domicile et qu’on n’a pas à s’excuser d’exister », insiste l’essayiste Léonora Miano, qui vient de publier L’opposé de la blancheur (Seuil, 2023),un essai sur le « problème blanc ».

« Rebecca hybride le théâtre et la performance, elle marie grande sophistication esthétique et engagement politique, explique à Mediapart Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du festival d’Avignon. Carte noire était la pièce parfaite pour introduire son très solide travail à un public large, voire international. »

Avant Avignon, des spectateurs et spectatrices avaient parfois maugréé, d’autres étaient parti·es. Mais la pièce avait été jouée soixante fois sans incidents. Familière du festival pour y avoir animé des ateliers d’éducation populaire, Rebecca Chaillon s’attendait à un accueil exigeant. « Le public d’Avignon, ce sont des habitués qui décident assez vite si c’est du théâtre ou pas », dit-elle.

La France vient alors de vivre trois semaines de révoltes urbaines après la mort du jeune Nahel Merzouk, tué par un policier à Nanterre (Hauts-de-Seine). À l’ouverture du festival, le premier spectacle dans la Cour d’honneur débute par une minute de silence. La chorégraphe Bintou Dembelé organise la lecture collective d’un texte dénonçant « la violence de la police ». « Nous-mêmes sommes arrivées chargées de ce contexte », dit la metteuse en scène. « Il y avait un truc nerveux dans l’air, se souvient Aurore Déon. Comme s’il avait suffi d’une étincelle. »

Le soir de la première, au moment où les actrices se présentent, Fatou S. choisit de faire passer un message en résonance avec ce contexte : « F., 37 ans, gouine, se demande pourquoi, encore aujourd’hui, la police continue de tuer les garçons noirs et arabes, en toute impunité, face au silence de la gauche. » Dans la salle, deux spectateurs, à quelques mètres d’écart, font un doigt d’honneur. « C’était presque chorégraphié », dit-elle.

Plus tard dans le spectacle, les comédiennes lancent un Time’s Up, ce jeu qui consiste à faire deviner des personnalités à partir de mimes. Les comédiennes miment « l’esclavage », la « mer Noire » ou « le racisme anti-blanc ». Les spectateurs qui trouvent les bonnes réponses gagnent des barres chocolatées. « On les travaille sur l’inconscient raciste. Le public peut se trouver traversé par une forme de honte : c’est en effet leurs projections sur nos propres corps qui les font deviner. »

Violences contre les comédiennes

L’un des mimes sert à faire deviner « la colonisation ». Au signal, Fatou S. monte dans le public pour s’emparer des sacs ou des manteaux des spectateurs, tandis qu’Aurore Déon les rassure : ils n’ont pas à s’inquiéter car ils connaîtront bientôt « les bienfaits de la colonisation ». Fatou S. raconte : « Alors que je prends un sac, quelqu’un me tord le poignet. Il me fait mal. »

Le deuxième soir, pour éviter de telles réactions, le festival dépêche un vigile. La troupe décide aussi que plusieurs comédiennes iront prendre les sacs. Un homme refuse à nouveau de donner le sien. « Tout le spectacle s’arrête, se souvient Chaillon. Je lui dis on est au théâtre, maintenant, ce sont nos règles. » Les comédiennes entendent un « On est chez nous ! » fuser du public. Deux hommes les traitent de « dictatrices ». Ils sont hués par la salle. Une vingtaine de personnes partent, agacées.

Le lendemain matin, un dimanche, la troupe ne joue pas et Fatou S. promène son fils en poussette dans une rue d’Avignon. « Un homme qui avait vu la pièce m’interpelle. Il me dit qu’il va aller se plaindre à la direction. Il me redit cette phrase : “On est chez nous.” Le ton monte, on est hors du travail, je suis avec mon enfant. L’homme se sent de toute évidence en situation d’impunité. » Deux femmes arrivent et les séparent. « Là, je commence à avoir peur », dit Fatou S.

Au début de la semaine suivante, durant la pièce, la comédienne est frappée au bras. « Ça a bien résonné. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. On se concerte. Je pleure. Je retourne dans les loges. » Ce soir-là, Fatou S. n’a pas salué.

« À la fin de la représentation, les femmes noires du public se sont assises avec nous, émues, pendant que le reste du public sortait. Elles venaient chercher une réparation », dit Rebecca Chaillon. Plusieurs comédiennes croient savoir qui est celui qui a porté le coup : un éditeur connu dans le petit monde d’Avignon. Contacté par Mediapart, l’homme n’a pas répondu à nos messages. La gestionnaire de sa société indique qu’il est actuellement « souffrant et peu présent au bureau ».

Aurore Déon raconte avoir été elle aussi « frappée, aux fesses et aux cuisses » par une spectatrice, un soir où elle animait le jeu dans le public. « Ce qui me bouleverse, c’est ce passage à l’acte. Quel degré de décomplexion et de permission raciste on atteint pour que des spectateurs qui n’apprécient pas une proposition artistique frappent, insultent, partent sans s’excuser ? Ça m’a sciée. »

Autrice du Triangle et l’Hexagone (La Découverte, 2020), sur l’identité noire en France, l’universitaire Maboula Soumahoro a échangé avec Rebecca Chaillon ces derniers mois. Elle n’est « pas étonnée » par l’hostilité que la pièce a pu susciter. « Avec Avignon, la troupe a eu accès au temple de la culture française. Si dans ces lieux-là, on a un corps noir dérangeant, si en plus on porte une vision politique de l’art , la punition s’abat immédiatement. On va venir vous rappeler qu’il n’y a pas de place pour ces discours-là, encore moins associés à ces corps-là. Toute la troupe en a payé les frais. »

« Carte noire nommée désir » à Avignon, en juillet 2023 © Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

« Cet épisode dit l’impossibilité pour les personnes non blanches, et les femmes noires en particulier, de se définir dans l’espace public selon leurs propres termes, abonde la journaliste et essayiste Rokhaya Diallo, notamment co-autrice de Kiffe ta race (First Éditions et Binge Audio Éditions, 2022). Toute production qui n’a pas pour centre la blanchité est perçue comme menaçante et traitée comme une agression. Elle devient insupportable pour celles et ceux qui ne sont pas habitués à ne pas être les protagonistes principaux d’un récit. »

Léonora Miano abonde. Pour elle, la réception d’une partie du public manifeste le refus de voir « s’énonce[r] dans le cadre prestigieux du festival d’Avignon une vision de l’histoire des Noirs en France contraire à la leur, ouvertement voire violemment critique. » Surtout lorsque la pièce n’a rien d’une « lamentation », maniant au contraire « l’ironie, l’outrance, la confrontation ».

« Qui a le droit de produire un art perturbant ? Qui détient le pouvoir d’interroger un ordre des choses problématiques ? Qui est suffisamment chez soi en France pour ne pas s’embarrasser de politesse ? C’est cette légitimité qui est contestée. »

L’offensive de l’extrême droite

Le 25 juillet, le festival d’Avignon publie un communiqué pour dénoncer les « agressions verbales et physiques à caractère raciste » subies par les comédiennes, qu’il assure de sa « solidarité ». « Une déclaration publique du festival était nécessaire et importante, explique Tiago Rodrigues. Ces propos et attitudes, qui ne représentent pas le public, sont aussi des attaques à la liberté d’expression et à la liberté artistique. »

Ce message est un soulagement pour la troupe. Mais sa médiatisation marque aussi le début d’une violente campagne de l’extrême droite. « Qu’on ose se plaindre de vivre des agressions de certains spectateurs dans cette méga-institution qu’est Avignon, c’était visiblement trop pour certains, qui déjà se demandaient ce qu’on foutait là, analyse Rebecca Chaillon. Ensuite, on bascule dans autre chose, qui n’est plus du théâtre. Des gens peuvent dire n’importe quoi et ce sera cru par des millions d’autres. On ne maîtrise plus rien. »

La fachosphère a trouvé un nouvel objet de bataille culturelle et se déchaîne. Par un retournement habituel, l’extrême droite transforme une pièce qui dénonce le racisme en entreprise raciste. Une image du spectacle représentant Fatou sur scène avec des poupons embrochés, métaphore théâtrale de la nounou noire surchargée d’enfants, devient la preuve d’une intention meurtrière. Éric Zemmour en tête, le RN en embuscade, l’extrême droite politique dénonce « la volonté de génocider des Blancs », l’« apartheid » dans le public, la « complaisance » médiatique face à « l’idéologie woke ».

Une « stratégie politique » symptomatique, selon Rokhaya Diallo : « Ce passage du spectacle met justement en scène le surmenage, la peine d’une femme noire qui porte sur son dos les tâches ménagères que d’autres femmes bourgeoises déchargent sur elle. Et tout à coup, le sujet devient quelques poupons blancs, qui sont les seuls légitimes. Zemmour nourrit son idée d’un choc des civilisations où les personnes qui ont vécu la douleur de la colonisation et de l’esclavage iraient retourner cette violence contre ceux qui les ont opprimés. »

Des youtubeurs refont le CV de Rebecca Chaillon sur fond de sexisme et de grossophobie, et s’interrogent sur ses soutiens financiers : ces vidéos déclenchent plusieurs commentaires racistes. CNews, la chaîne réactionnaire de Vincent Bolloré, revient sur la polémique. Valeurs actuelles publie un article. Franc-Tireur, média où les polémistes Caroline Fourest et Raphaël Enthoven dénoncent les « fièvres identitaires », déplore le « lynchage » (sic) du spectateur qui n’a pas voulu donner son sac.

À Avignon, 200 affiches d’un groupuscule d’extrême droite sont placardées dans les rues – la ville a porté plainte. L’Agrif, une association catholique présidée par un ancien élu du Front national, annonce une plainte contre une pièce « doublement raciste ». Contactée par Mediapart, l’association n’a pas confirmé si la plainte avait été déposée.

« Des gens qui n’avaient pas vu le spectacle ont choisi de manipuler les faits pour mener une campagne profondément raciste et diffamatoire. Et que des politiques s’attaquent ainsi à un spectacle, c’est vraiment très grave », commente Tiago Rodrigues.

« Après les agressions, ça a été le deuxième “effet Kiss Cool”, raconte Aurore Déon, qui a passé l’été enfermée chez elle. Toute une narration prend la parole à ta place et tu ne peux pas réagir. C’est une façon de nous confisquer notre endroit de fiction, de littérature, de poésie. Notre droit même à créer des images. »

« Rebecca Chaillon a été victime de cyberharcèlement sur différentes plateformes, à travers des messages publics mais aussi privés, détaille l’avocat Raphaël Kempf. Certains commentaires relèvent du cyberharcèlement à caractère sexiste ou raciste. Par ailleurs, des propos relèvent de l’apologie du crime contre l’humanité, en l’occurrence de l’esclavage ou du nazisme. Cette vague de cyberharcèlement lui a causé un préjudice important. Les nombreuses infractions commises ont eu pour effet d’altérer sa santé et de dégrader ses conditions de vie de façon sérieuse. »

Fatou S., déjà épuisée par les agressions, a ressenti cet été « une grande solitude ». « Dans le village où j’étais, on me reconnaissait, on m’interpellait. Ça a eu un impact mental très fort. »

À l’Odéon, une partie de son texte, celui où elle raconte sa vie, sera dit à tour de rôle par d’autres femmes noires. « Des poétesses, des artistes, des autrices qui nous ont inspirent et nous ont donné de la force », explique Rebecca Chaillon. Une forme de « réparation » offerte à Fatou.

Mardi, Léonora Miano a été la première. « J’ai immédiatement accepté, dit l’essayiste à Mediapart. Des artistes sont menacées, mises en danger, au point que certaines renoncent à se produire. C’est inouï. Notre solidarité ne suffira peut-être pas à les protéger. Or si elles ne le sont pas, le péril est pour nous toutes. Il faut refuser que leurs voix soient ensilencées. Il faut refuser que leurs corps soient invités à s’effacer. » Rokyaha Diallo a dit oui elle aussi, en « solidarité », et pour dénoncer « cette volonté d’intimider des propos qui questionnent les logiques de domination et le statu quo racial ».

Maboula Soumahoroviendra un soir prochain, « pour signifier que d’autres femmes sont prêtes à prendre cette place pour Fatou S. et à assumer toutes les attaques ». Tout comme la réalisatrice Alice Diop. « C’est une manière de signifier à toute l’équipe que l’on se tiendra chaque soir à leur côté. Que l’on se relaiera pour porter la voix de celle qui se sent fragile et empêchée. Cette chaîne de femmes relais, ce soutien que l’on manifeste jusque dans nos corps présents sur scène, près d’elles, jour après jour : je trouve cela très beau. »


Carte Noire nommée désir, de Rebecca Chaillon. Avec Estelle Borel, Rebecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband/Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou S., Davide-Christelle Sanvee. Du 28 novembre au 17 décembre 2023 à l’Odéon-Théatre de l’Europe (Paris). Au Havre et à Malakoff en février et avril 2024.


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