Feu sur l’armée française
Dans son instruction OAS/291, un texte programmatique de six pages, le chef de l’organisation [Raoul Salan] prône, entre autres mesures expéditives, « l’ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS », dont la fidélité au gouvernement légal et au président de Gaulle ne fait aucun doute.
Cette logique de guerre civile, certains militants de l’organisation clandestine, oranais notamment, l’avaient déjà anticipée, tuant gendarmes, soldats et officiers français en uniforme. À titre « officieux », néanmoins, ce qui laissait la porte ouverte à un éventuel revirement. Mais en s’engageant en tant que telle sur la voie d’une guerre ouverte contre les éléments militaires loyaux envers les autorités, l’OAS vient au contraire de franchir le point de non-retour.
Le terrorisme aussi comporte des degrés, des pas en avant et des pas en arrière. Dans le contexte de l’époque, l’assassinat de musulmans jugés favorables au FLN ou, plus couramment, abattus au hasard dans la rue, pouvait, à l’extrême rigueur, passer pour une forme primitive d’autodéfense de la communauté française d’Algérie menacée. L’exécution sommaire de pieds-noirs réputés communistes, socialistes, libéraux et de « barbouzes » opérant comme une police parallèle, donc illégale, pour le compte du pouvoir ne concernait « que» des civils ou des éléments du service d’ordre sans existence officielle. Quant à celle de fonctionnaires, de policiers fidèles au gouvernement agissant ès qualités ou d’officiers de la Sécurité militaire traquant en civil leurs homologues passés à l’OAS, elle restait — avec tous les guillemets de la terre — « tolérable » pour le haut commandement de l’armée.
Tout change dès lors que l’OAS clame haut et fort son intention de tuer collectivement des militaires français en uniforme, et qu’elle passe effectivement à l’acte. Dans la France de 1962, pays beaucoup plus légitimiste qu’on se l’imagine aujourd’hui, nul ne pouvait s’en prendre aux institutions étatiques et à leurs représentants sans risque de payer le prix fort. Encore moins à une armée en pleine crise d’identité, échaudée par les déchirures fratricides des années 1940-1944, épuisée par la défaite indochinoise, fatiguée de ce conflit algérien qui n’en finit pas. Une armée que la politique algérienne du général de Gaulle frustre de sa victoire sur le terrain, mais qui rêve avant toute chose de renouer avec une communauté nationale dont deux décennies de combats lointains sur les théâtres d’opérations coloniaux l’ont peu à peu écartée. Sans illusions, toute honte bue parfois quand il s’agira d’abandonner harkis, moghaznis, tirailleurs, appelés musulmans ou civils français enlevés aux diverses factions du FLN en lutte pour le pouvoir, elle obéira. Et face aux attaques répétées des jusqu’au-boutistes Algérie française, l’esprit de corps fera le reste.
Voilà pourquoi, à l’instant même où ils décident de tirer sur des soldats coupables d’obéir à un président de la République démocratiquement élu, approuvé en outre dans ses choix algériens par un et bientôt deux référendums, les dirigeants de l’OAS perdent leurs dernières chances d’infléchir à leur profit le cours du destin. Déjà rejetés par la population de la métropole, les clandestins d’Alger, d’Oran et d’ailleurs vont désormais l’être par les militaires de carrière, dont, hier encore, bon nombre sympathisaient pourtant avec leur objectif — maintenir l’Algérie dans la France —, sinon avec leurs méthodes.
À preuve les tragiques événements qui s’enchaînent dès les décisions fatidiques des 7 et 23 février : vingt morts dans une ratonnade à Alger le 24 février ; attaque au bazooka d’une caserne de gendarmes mobiles le lendemain ; nouvelles ratonnades à Mers el-Kébir le 1er mars, après l’assassinat d’une Française d’Algérie et de ses deux enfants ; attaque de la prison d’Oran le 5 : deux morts ; fusillades à Oran le 9 : quinze morts ; le 15 mars, assassinat méthodique de six membres nommément désignés des centres sociaux d’Algérie, dont l’écrivain kabyle Mouloud Ferraoun, à El-Biar, puis mitraillage causant la mort de dix musulmans pris au hasard dans une file d’attente à Hussein-Dey ; le 17, assassinat en série de cinq préparateurs en pharmacie musulmans à Alger…
Alors que le cessez-le-feu conclu à Évian entre le gouvernement français et le GPRA entre, théoriquement du moins, en vigueur, Salan donne, le 20, « ordre de commencer immédiatement les opérations de harcèlement dans les villes des forces ennemies » par le biais d’une de ces émissions- pirates dont l’organisation clandestine qu’il dirige est coutumière.
« Forces ennemies » ? Pas tant celles du FLN et de l’ALN, dont les affrontements avec l’OAS ne seront qu’épisodiques — on verra plus loin pourquoi —, que l’armée française elle-même qui doit, selon le chef activiste, payer la rançon sanglante de son obéissance au général de Gaulle.
Son appel ne tardera pas à être suivi d’effets. Les quartiers musulmans d’Alger sont sous le contrôle du FLN depuis les violentes manifestations de décembre 1960. Le « soviet des capitaines », qui possède la haute main sur l’OAS dans la capitale, a conçu de son côté un plan de soulèvement général par tranches de la partie européenne de la ville. Première étape : l’insurrection de Bab el-Oued, soixante-mille habitants, le quartier pied- noir le plus populeux et le plus populaire de la capitale. Deuxième étape en cas de succès : l’instauration d’une autre zone OAS à Hussein-Dey, et ainsi de suite.
Le 20 mars, l’ancien sous-préfet Jacques Achard, « patron » de Bab el- Oued et ami personnel de Salan, lance, conformément au plan du « soviet », un ultimatum aux unités françaises : « CRS, gendarmes mobiles, soldats du quadrillage, vous avez jusqu’au jeudi 22 mars, à 0 heure, pour ne plus vous occuper des quartiers délimités par la caserne Pélissier, la caserne d’Orléans, Saint-Eugène, Climat de France (c’est-à-dire Bab el-Oued). Passé ce délai, vous serez considérés comme des troupes servant un pays étranger… Le cessez-le-feu de M. de Gaulle n’est pas celui de l’OAS. Pour nous, le combat commence. »
Refus catégorique du cessez-le-feu d’Évian et dénonciation de l’armée française : cette fois, les dés roulent sur le tapis. Rien ne manque, pas même cette évocation rituelle de « l’étranger », vieille compagne de route des guerres civiles qui n’osent pas s’avouer pour telles…
Carnage rue d’Isly
Le 21 mars, les commandos Delta du lieutenant Roger Degueldre, fraction armée la plus dure et la mieux entraînée de l’OAS algéroise, attaquent au bazooka, à l’arme automatique et à la grenade des blindés de la gendarmerie mobile postés près du tunnel des Facultés. Les militaires ripostent. L’embuscade fera dix-huit morts chez les gendarmes, et un nombre indéterminé de victimes dans les rangs de leurs agresseurs. Elle ne constitue toutefois qu’une diversion à l’offensive générale du soviet des capitaines.
Le vendredi 23 mars vers 9 heures du matin, Achard joint le geste à l’écrit. L’ancien sous-préfet jette les cent cinquante hommes de ses commandos Alpha dans la lice. Leur objectif : désarmer en douceur les militaires français, puis les contraindre à quitter Bab el-Oued, le quartier échappant alors au contrôle des autorités légales pour passer entièrement entre les mains de l’OAS. Un plan simple, pour ne pas dire simpliste, dont la réalisation ne tient qu’à un fil.
Ce dernier, qui s’en étonnerait ? va se rompre dès 10 heures. Scénario couché d’avance sur papier rouge sang : une patrouille du train refuse de livrer ses armes, un caporal musulman manoeuvre la culasse de son arme, les commandos Alpha mitraillent, tuant un lieutenant et cinq soldats, tous du contingent.
Un massacre. C’est l’armée en tant que telle qui est frappée, non la seule gendarmerie, et, au travers de ces jeunes appelés tirés comme des lapins, la population métropolitaine tout entière. Indigné, le commandant supérieur des troupes françaises en Algérie, le général Charles Ailleret, réunit aussitôt son état-major. En attendant d’y voir plus clair, le « génésup » va- t-il décider l’abandon provisoire de Bab el-Oued ? Ce serait mal connaître cet ancien résistant, responsable fin 1943 de la zone nord pour l’Organisation de résistance de l’armée (ORA), devenu, par la suite, un gaulliste inconditionnel. Bouclage puis reconquête méthodique du quartier insurgé, ordonne Ailleret. Suivis par l’infanterie, les half-tracks des gendarmes mobiles et les véhicules blindés des régiments de cavalerie motorisée envahissent Bab el-Oued.
De durs combats s’y dérouleront jusqu’à 17 heures avec, en point d’orgue, le bombardement aérien des commandos Alpha retranchés sur les terrasses d’immeubles. Insultes, appartements saccagés lors des perquisitions, voitures particulières écrasées par les blindés : les soldats du contingent n’auront pas été les derniers à faire payer leur exaspération à ces « emmerdeurs-de-pieds-noirs-qui-n’ont-comme-but-que-de-prolonger-la-guerre ». Message sans appel, fort et clair pour reprendre la terminologie militaire : comme la population métropolitaine un mois et demi plus tôt après l’attentat chez Malraux, l’armée vient de basculer en bloc, cadres et hommes du contingent. Contre l’organisation secrète et non de son côté…
Le bilan des combats fratricides de Bab el-Oued est lourd : quinze soldats tués pour au moins vingt membres des commandos Alpha. L’OAS croit-elle renverser la vapeur le 25 à Oran, ville où les Européens sont majoritaires, en bombardant au mortier le quartier musulman des Planteurs, pilonnage aveugle qui va tuer quarante Algériens et en blesser des centaines d’autres ? Dans ce cas, elle en sera pour ses frais car le jour même, à Oran toujours, le général Edmond Jouhaud, adjoint de Salan et numéro 2 de l’organisation, tombe entre les mains des gendarmes.
C’est pis encore le lendemain à Alger. Convoquée dans l’espoir de forcer pacifiquement le blocus de Bab el-Oued, la marée humaine pied-noir non armée descend dans la rue, chantant La Marseillaise et brandissant des drapeaux tricolores. Elle se heurte à une unité de tirailleurs algériens, les moins aptes, sans doute, à lui faire face sans heurts trop graves — peu coutumiers des tâches spécifiques de maintien de l’ordre, ces soldats musulmans de première ligne possèdent en outre depuis Évian d’excellentes raisons de regretter d’avoir choisi le « mauvais camp » et de puissants motifs de se racheter auprès du FLN.
Vers 15 heures, des coups de feu éclatent. Les tirailleurs ripostent aussitôt, vidant pour certains leurs chargeurs droit sur la foule. Un carnage de plus. Quarante-six morts officiels (au moins cinquante-quatre dans la réalité) plus cent quarante blessés : l’hécatombe de la rue d’Isly va littéralement « casser les reins » aux pieds-noirs. Un jour où l’autre, l’armée se rangera de notre côté, s’étaient-ils longtemps imaginé. La mort brutale de dizaines d’entre eux atteints par des balles françaises vient de leur démontrer le contraire. Les moins lucides peuvent toujours bomber le torse en invoquant un hypothétique renversement de tendance, les chances de succès de l’OAS apparaissent désormais comme minimes. Alors, le désespoir commence à gagner cette communauté au pied du mur. Désespoir et haine face à ce de Gaulle inflexible, à ces officiers « sans honneur» qui « bradent l’Algérie », à ces soldats du contingent qui les détestent, à ces métropolitains prêts à les abandonner.
Gênée, la hiérarchie militaire va faire enterrer les victimes de nuit et sous bonne escorte dans l’espoir — comblé — d’éviter de nouvelles manifestations. Mais elle aussi a conscience d’avoir franchi le point de non-retour. Legs empoisonné de décennies d’incompréhension entre Français de France et Français d’Algérie et de huit années de conflit où chacun a radicalisé ses positions, la guerre franco-française qui s’accentue prend dès lors le relais des guerres franco-algériennes, mais aussi algéro-algériennes qui ont ensanglanté le pays.
- Cette instruction n° 29 du 23 février 1962 est reprise sur ce site.