Création lumière et son: Emmanuel Faivre
Complicité artistique: Laurence Campet
Régie générale : Jean-Claude Champanay
Durée: 1 heure 10
Spectacle soutenu par la LDH
Tout public à partir de 14 ans
Sylvie Malissard et la Compagnie Le porte plume portent à la scène le roman de Didier Daeninckx, Cannibale. Inspiré d’un fait réel, l’ouvrage retrace l’aventure d’un groupe de Kanak convié à l’Exposition coloniale de 1931, à Paris, pour… être exposé au Jardin d’Acclimatation en tant que « cannibales authentiques ».
Coproduction Théâtre de l’Espace, scène nationale de Besançon. Avec l’aide de la DRAC Franche-Comté, du Conseil Régional de Franche-Comté et du Conseil Général du Jura.
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Didier Daeninckx raconte Cannibale1
En 1997, je me suis rendu en Nouvelle-Calédonie à l’invitation du directeur de la bibliothèque Bernheim de Nouméa. En fait quand il avait pris ses fonctions, il s’était aperçu que cet établissement était la bibliothèque de Nouvelle-Calédonie, mais qu’elle fonctionnait comme la bibliothèque de la seule ville de Nouméa. Il avait donc créé un réseau de « cases-bibliothèques » à travers tout le territoire et me demandait d’aller à la rencontre des lecteurs dans une quinzaine de tribus kanak de la Grande-Terre et des îles Loyauté.
Je me suis adapté avec bonheur à la situation, et j’ai mis en pratique mes quelques notions de « raconteur d’histoires ».
La Kanaky est aussi un pays de la coutume, de l’échange, et pour me remercier de raconter des histoires, on tenait à m’en offrir en partage. Et c’est sur une plage près de Poindimié, une nuit autour d’un feu de camp, en mangeant du poisson cuit au lait de coco dans des feuilles de bananier, qu’on m’a parlé pour la première fois de Kanak exposés pendant des mois, au milieu des animaux sauvages, dans les zoos européens. Je croyais qu’il s’agissait d’une métaphore pour illustrer la dureté de la colonisation du pays, mais en rentrant à Nouméa, j’ai pu consulter quelques archives. Depuis cinq ans, de nombreux travaux ont été publiés sur les « zoos humains », mais à l’époque le sujet était encore réservé aux spécialistes. Je me suis rendu compte qu’au moment de l’Exposition coloniale de 1931, l’Empire français avait formé le projet d’illustrer la grandeur de son « œuvre civilisatrice ». Plusieurs millions de personnes avaient pu, pendant six mois, visiter un monde en réduction, à la porte de Vincennes et au Jardin d’Acclimatation, et se convaincre qu’il était possible d’élever des peuplades bestiales au rang de serviteurs de la République, de transformer des hommes des cavernes en tirailleur sénégalais! Pour le spectacle, les organisateurs avaient tenu à présenter une espèce incapable d’être touchée par l’humanité, malgré tous les efforts dispensés, et le choix s’était porté sur les Kanak. Une centaine d’entre eux avaient été transférés en bateau. Un chorégraphe leur avait appris des danses supposées traditionnelles ainsi qu’un langage de « sauvages ». Parmi eux, un chauffeur de camion, des employés de commerce, des paysans, des pêcheurs…
Au cours de ce séjour, plusieurs dizaines de Kanak furent prêtés à un organisateur de spectacles allemand, la maison Hagenbeck, et la délégation kanak fit le tour des zoos allemands au cours de l’été et de l’automne de 1931. En échange, l’Exposition coloniale hérita de quelques crocodiles allemands. À la faveur d’une traduction de mon livre en Allemagne, j’ai retrouvé la trace des Kanak à Berlin, Munich ou Cologne.
Cet épisode de l’Exposition coloniale, et ce départ vers l’Est, en train, se produisent en 1931, alors que le nazisme hitlérien frappe à la porte du Reichstag. Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette filiation qui conduit certains à considérer une partie de l’humanité comme bestiale, la réduisant à sa seule animalité, tandis que d’autres vont jusqu’au bout du raisonnement en édifiant des abattoirs humains. On sait que le chef du camp de Dachau, l’Oberführer SS Hans Loritz, se plaisait à traiter les détenus de « Canaques ».
J’ai écrit Cannibale au printemps de 1998, avec gravité et ironie, tandis que l’on commémorait les 150 ans de l’abolition de l’esclavage. J’y mets principalement en scène un jeune couple séparé lors de la « sélection » pour l’Allemagne et les efforts du jeune garçon pour retrouver l’objet de son amour dans la jungle des villes.
Au moment de l’Exposition coloniale, rares furent les voix à s’élever contre cette vision d’un monde divisé en races et hiérarchisé avec l’appui de la science entre le noble et l’ignoble.
Tandis que je terminais le manuscrit de Cannibale, à deux kilomètres de mon ordinateur, on mettait la dernière main aux préparatifs de la Coupe du monde de football. Le hasard veut que la commune qui abrite le Stade de France soit Saint-Denis, ma ville natale. Elle doit son nom à Denis, le premier évêque de Paris que l’on décapita à la hache et qui, selon la légende, traversa la capitale, sa tête dans ses mains, descendit la colline de Montmartre pour mourir dans cette plaine de banlieue. A l’endroit exact où il déposa sa tête, on édifia une basilique où reposent aujourd’hui les rois de France dont l’un des derniers, Louis le Seizième, eut la tête tranchée sur une place aujourd’hui baptisée place de la Concorde.
Onze siècles plus tard, à quelques centaines de mètres de là, quand s’engage une partie de football, le même trouble me prend : ce n’est pas un ballon de cuir que l’équipe des Nike ou celle des Adidas frappe sous les hourras, mais le crâne de Denis. On verra par la suite que ce ballon percé d’yeux, de bouche et de narines me poursuit.
J’écrivais donc mes dernières pages alors qu’on s’apprêtait à inaugurer le stade, et le nom de l’un des membres de l’équipe de France, le joueur kanak Christian Karembeu, ne cessait de me tourner en tête. J’ai fini par reprendre toute la documentation accumulée pour finir par m’apercevoir que l’un des Kanak échangés contre des sauriens teutons s’appelait Willy Karembeu. J’ai aussitôt écrit au Réal de Madrid où le joueur officiait pour lui demander si un lien de parenté les unissait. Il m’a répondu cinq mois plus tard, et j’ai pu le rencontrer lors d’une journée d’entraînement de l’équipe devenue championne du monde, à Clairefontaine. Son doigt s’est immédiatement posé sur le visage de Willy, sur le cliché dont j’avais fait un agrandissement.
— C’est lui, c’est mon arrière grand-père paternel…
Puis il a reconnu son arrière grand-père maternel et son arrière grand-oncle qui furent, eux aussi, exposés dans les zoos de la république française et dans ceux de la république de Weimar.
— A leur retour, ils avaient changé, ils étaient devenus agressifs… On n’en parle pas beaucoup, tout le monde l’a vécu comme une honte…
Pourtant, Christian Karembeu a refusé de supporter le poids de cette honte:
— Ce n’est pas à nous, aux victimes, de baisser les yeux, mais à ceux qui ont enfermé nos ancêtres derrière les grilles. J’ai fini par comprendre que la nature violente et haineuse de mon arrière grand-père Willy Karembeu était liée à ce voyage. Il était rentré au pays traumatisé et il ne s’en est jamais vraiment remis. Je n’ai jamais osé lui poser de questions. Ma famille, comme beaucoup d’autres familles kanak, avait pourtant connu des choses terribles: les travaux forcés, avec des hommes enchaînés pour construire les lignes de chemin de fer, l’expropriation de leurs terres. Nous avions déjà beaucoup souffert, mais quand je pense à cet échange avec un zoo allemand : des Kanak contre des crocodiles, à ces femmes, pudiques, dénudées devant la foule… En lisant Cannibale, j’ai appris des choses bien plus graves que celles que je connaissais…
Quatre ans plus tard, je consultais distraitement La Gazette de l’Hôtel Drouot, une revue qui détaille toutes les ventes aux enchères d’objets d’art organisées à l’espace Drouot, près de l’Opéra de Paris. Un encadré attira mon attention: « Le singe mendiant baoulé adjugé à 3,7 millions de francs ». L’article relatait la dispersion de la collection René Gaffé, un ami des surréalistes qui conseillait André Breton dans ses achats de pièces d’art océanien ou amérindien. L’une des pièces mise en vente consistait en un crâne humain, un crâne Kota, qui fut emporté pour près de 2 millions de francs. Il appartenait jusqu’en 1931 à Paul Grindel alias Paul Éluard, ce charmant poète de l’amour, qui ne pouvait passer un week-end avec une belle sans emporter son trophée dans un carton à chapeau. Une obsession peut-être due à Denis si l’on se souvient qu’Eluard est né, comme moi, à Saint-Denis.
Et ce crâne, soudain, vint prendre place près du ballon de Karembeu, de la tête tranchée de l’évêque Denis et d’une autre dépouille, la tête d’Ataï disparue depuis la grande insurrection kanak de 1878.
A cette époque, les colonisateurs français furent très près d’être défaits par les guerriers mélanésiens, et l’on fit appel aux bagnards de Nouvelle-Calédonie, aux insurgés parisiens de la Commune, aux tribus d’Algériens kabyles enfermés dans les pénitenciers de l’île, pour prêter main forte aux soldats de la république. Et il se trouva des victimes de la répression pour s’allier aux massacreurs contre des promesses de liberté individuelle.
En juin 1878, la tête d’Ataï, le chef de l’insurrection fut mise à prix 200 francs par le lieutenant de vaisseau Servant, les têtes de ses proches étaient estimées à 100 francs, pour les simples guerriers le prix n’était plus que de 15 francs et il était inutile de rapporter le trophée: le scalp suffisait. Le premier septembre Ataï tombe dans une embuscade. Aussitôt décapité, sa tête est envoyée à Nouméa, plongée dans une solution au formol puis envoyé par bateau au ministre de la Marine qui administrait le bureau des Colonies.
Un siècle plus tard, l’une des revendications des indépendantistes insurgés kanak fut la restitution de la tête d’Ataï.
Lors des négociations des accords Matignon, entre Jean-Marie Djibaou et Jacques Lafleur, le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, la fit rechercher. En vain: la république avait perdu la tête.
Cet épisode résiduel de l’aventure coloniale française me donna l’idée de faire revenir Gocéné, le personnage principal de Cannibale, à Paris. Agé de 88 ans, il part à la recherche de la tête égarée, la trouve enfin et la ramène clandestinement en Kanaky.
Je terminais ce livre, Le retour d’Ataï, en avril 2002. Quelques jours plus tard, la dépouille de Saartjie Baartman, une femme originaire de la tribu des Khoïsan d’Afrique du Sud et exposée comme une bête au début du XIXe siècle, à Londres puis à Paris, sous la désignation de Vénus Hottentote, quittait la France pour être rendue au pays d’où elle avait été arrachée deux siècles plus tôt.
Un moulage effroyable de son corps, devenu objet de curiosité sexuelle, fut exposé au Musée de l’Homme, près de la Tour Eiffel, jusqu’en 1974.
Pendant des dizaines d’années, on y emmenait les enfants des écoles, et c’est cette Vénus africaine nue, exhibée, prostituée, humiliée, qui m’a accueilli un jour de 1956, pour ma première visite dans un musée, sans que rien ne soit dit de son martyr.
- Ce texte est une version abrégée de La marque de l’histoire par Didier Daeninckx, accessible sur le site amnistia.net.