Notre site propose de nombreux articles sur les engagements et le rôle d’Albert Camus dans le contexte de l’Algérie coloniale et à tel ou tel moment de la guerre d’indépendance. Certains d’entre eux critiquent vivement ses positions et d’autres répondent à ces critiques en faisant référence à sa vie et son œuvre.
Notre site propose de nombreux articles sur les engagements et le rôle d’Albert Camus dans le contexte de l’Algérie coloniale et à tel ou tel moment de la guerre d’indépendance. Certains d’entre eux critiquent vivement ses positions et d’autres répondent à ces critiques en faisant référence à sa vie et son œuvre.
Nous avons en 2007 dénoncé les tentatives à Perpignan du Cercle algérianiste et de la ville de se servir de références à Camus pour instrumentaliser les victimes des massacres d’Européens à Oran en juillet 1962 et édifier au Couvent Sainte-Claire un musée au récit fallacieux qui servira ensuite la propagande du Front national. Nous avons notamment accompagné la fille de l’écrivain, Francine Camus, dans une demande à la ville de Perpignan (qui n’était pas encore Rassemblement national) de renoncer à placer une citation d’Albert Camus à côté d’un « Mur des noms » contestable à bien des égards.
Nous avons aussi rendu compte en 2012 des polémiques qui ont accompagné le projet d’exposition sur Camus prévue à Aix-en-Provence en 2013, dont l’historien Benjamin Stora et le documentariste Jean-Baptiste Péretié avaient été chargés, mais dont la maire (UMP-Droite populaire) d’Aix-en-Provence, Maryse Joissains, a décidé de les dessaisir dans le cadre de la tentative de récupération idéologique de Camus de la part de l’extrême droite.
Nous avons rendu compte en 2015 du livre de Charles Poncet, Camus et l’impossible trêve civile, suivi d’une correspondance avec Omar Ouzegane, ancien responsable du parti communiste algéren rallié au FLN dès 1955. Tout en publiant aussi les critiques formulées à l’égard de Camus par Edward W. Said ou Christiane Chaulet-Achour. Plus récemment, nous avons signalé la parution du livre accusateur d’Olivier Gloag, Oublier Camus (éditions La Fabrique, 2023), et repris l’article de Sarra Grira, publié dans Orient XXI, « Algérie. En finir avec le mythe Camus », deux articles très critiques vis-à-vis d’Albert Camus qui ont suscité une réponse de la part de Faris Lounis et Christian Phéline, « “Oublier Camus” ou le relire dans la réalité des textes et de leurs contextes ? ». Nous avons aussi publié la recension très critique et très argumentée de Nedjib Sidi Moussa à propos du livre d’Olivier Gloag.
Une étude minutieuse de la vie d’Albert Camus, y compris de son passage au parti communiste algérien et des raisons de son départ – qui fait l’objet du livre, Albert Camus, militant communiste. Alger, 1935-1937, de Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard, 2017, 394 p. –, ainsi qu’une réelle attention à ses écrits, conduisent, nous semble-t-il, à une analyse nuancée des positions de cet écrivain, et, avant tout, à interdire à l’extrême droite nostalgique de la colonisation de le présenter comme un partisan pur et simple de son maintien.
Dans le texte de Christian Phéline et Agnès Spiquel publié par Mediapart, intitulé « Camus et l’Algérie au miroir (fidèle ou non ?) des “Carnets” de Jean Grenier », que nous reprenons ici, les auteurs citent la réaction rapportée par Jean Grenier que Camus aurait eue, fin 1959, à l’annonce par De Gaulle de sa reconnaissance de l’autodétermination de l’Algérie : « J’approuve la déclaration du 16 septembre. C’était la seule chose à faire ». Et ils rappellent, comme Christian Phéline et Faris Lounis l’avaient déjà écrit dans leur article pour notre site en février 2023, « L’Algérie et le droit à l’autodétermination : Camus dans les trois derniers mois de sa vie » (12 février 2023), qu’Albert Camus a confirmé son approbation de la politique d’autodétermination dans une lettre à l’intellectuel italien Nicola Chiaromonte où il « approuve entièrement » cette initiative, qui « a ouvert et indiqué la bonne voie » (Correspondance 1945-1959 : Albert Camus et Nicola Chiaromonte, Gallimard, 2019, p. 198). Une prise de position à l’opposé de celle des ultras de l’Algérie française qui ont dénoncé la politique de De Gaulle comme une trahison et ont tenté à maintes reprises de l’assassiner.
Camus était partagé sur l’avenir de l’Algérie et ses positions ont évolué. Dans une note qu’il a laissée, il se reconnaissait capable d’« insuffisances et erreurs de jugement ». Il est sûr qu’il a sous-estimé l’éveil d’une conscience nationale au sein du peuple algérien et sur-estimé l’influence de la propagande venue du Caire ou de Moscou dans l’essor de son aspiration à l’indépendance. Mais Camus ne vivra pas les années 1960, 1961 et 1962 qui furent celles de la victoire politique et diplomatique de la cause de l’indépendance algérienne dans le monde. Et aussi celles marquées par le terrorisme barbare de l’OAS qu’il n’aurait sûrement pas approuvé.
Le peintre Jean de Maisonseul, ami d’enfance d’Albert Camus depuis les années 1930, dont l’une des toiles représente un moudjahid en arme et qui fera le choix de rester à Alger dans les premières années de l’indépendance, a reçu Camus quelques mois avant sa mort à la fin d’octobre 1959 et il a rapporté dans un texte manuscrit plus tardif que Camus avait accepté de séjourner chez lui au printemps suivant. Sa mort l’en a empêché, mais, comme le font remarquer les auteurs de cet article, le soutien sans réserve que Camus a exprimé à la fin de 1959 à la politique d’autodétermination de l’Algérie qui conduira à son indépendance rejoint, à vingt ans de distance, le combat qu’il avait mené, avant-guerre, en défense des dirigeants indépendantistes du Parti du peuple algérien (PPA), quand il écrivait dans Alger républicain le 10 mai 1939 qu’ils n’étaient « pas des émeutiers, mais de simples militants ».
Dans le combat essentiel pour empêcher l’extrême droite de présenter Camus comme l’un des leurs, les lectures trop rapides de ses écrits et les méconnaissances de ses amitiés avec certains partisans de l’indépendance algérienne n’alimentent-elles pas la vision inexacte de cet écrivain dont les nostalgiques de la colonisation veulent aujourd’hui construire et dont ils cherchent à se servir ?
Gilles Manceron.
Camus et l’Algérie au miroir (fidèle ou non ?) des « Carnets » de Jean Grenier
par Christian Phéline et Agnès Spiquel, publié par Mediapart le 9 avril 2024.
À rebours de la naïveté hagiographique comme de la frénésie accusatoire, il importe de ne pas éluder la gravité des débats que Camus tenta d’ouvrir sur la question algérienne, sans ignorer la part d’impensé qui l’empêcha de remonter jusqu’au principe du système colonial. Méritent à cet effet d’être examinées de près plusieurs notations des « Carnets » de Jean Grenier, son professeur de philosophie.
Hamid Grine, journaliste et écrivain notoirement lié au cercle du pouvoir algérien et ministre contesté de la Communication de 2014 à 2017, a pointé récemment, en y dénonçant la marque d’une attitude tout à la fois « paternaliste, lobbyiste, colonialiste, raciste1 », l’opinion suivante que, selon Grenier, Camus aurait développée devant lui, en février 1957 :
« En Algérie, le collège unique, s’il y a autant d’électeurs pour les Arabes que pour les Européens, est impossible. On ne peut pas mettre sur le même pied une population majeure et une autre qui n’a pas de maturité. La démocratie consiste dans une égalité qui n’est pas numérique. C’est ce que j’ai dit dans un rapport confidentiel qu’on m’a demandé pour un cercle susceptible d’influencer les décisions du gouvernement2. »
La vive charge de Grine contre cette notation a au moins l’intérêt d’attirer le regard sur les passages d’un ordre voisin figurant dans ces Carnets etqui n’ont guère été pris en compte dans l’évaluation des positions de Camus sur la question algérienne, pour lesquels la correspondance entre les deux hommes3 ou le volume Albert Camus : souvenirs4 sont apparus comme des sources plus évidentes bien qu’elles traitent moins de politique.
La notation ci-dessus, de même que les autres que nous allons évoquer, s’entoure des incertitudes propres à tout propos oral rapporté, même quand il émane d’un auditeur de bonne foi : historiens et journalistes savent d’expérience ce qu’une telle retranscription par un tiers peut comporter de malentendu ou de raccourci, et combien le mode précis de raisonnement ou d’expression prêté au locuteur peut, de fait, emprunter aux convictions et au vocabulaire du témoin lui-même. Cela se vérifie, que tout un échange soit, comme ici, résumé en quelques phrases, ou qu’ailleurs, ses diverses répliques soient rapportées sur le mode direct.
En l’espèce, la part de sa propre opinion ou de son mode d’expression que Grenier peut imprimer à ce qu’il rapporte comme provenant de Camus est d’autant plus difficile à démêler que ses Carnets rassemblent de multiples notations de propos tenus par des interlocuteurs des plus divers ou glanés dans le débat public, sur un ton marqué d’une sorte de scepticisme distant et qui reste assez elliptique sur ses propres opinions. Le peu qu’il en laisse filtrer semble combiner une inquiétude générale sur les conséquences civilisationnelles du mouvement de la décolonisation, notamment dans le monde arabe, et un doute à l’égard tant de la volonté politique d’y répondre que des tentatives de conciliation interethnique ou de répliques exclusivement répressives. Il n’est pas exclu que cette tonalité à la fois conservatrice et modérantiste teinte la manière dont sont rapportés ou déformés certains des propos de Camus. La vraisemblance de ceux-ci mérite donc d’être évaluée au cas par cas.
Sous cette réserve, et sans les prendre au pied de la lettre, la série des positions rapportées par Grenier fournit au moins un indicateur des oscillations et inquiétudes de son interlocuteur face aux développements de la crise algérienne. Il y apparaît notamment que, dans sa préoccupation sur le sort attendant la minorité européenne, Camus ne se cache pas l’aveuglement de la plupart de ses membres : « Ils sont déterminés et sans nuances, aurait-il déclaré fin 1955. La chose la plus amusante quand on sait l’antisémitisme total des Algériens [au sens, ici, de Français d’Algérie], c’est leur admiration actuelle pour Israël. “Voilà des gens qui savent agir avec les Arabes, comme il faut”, disent-ils5. » ; début 1958, il constate de même qu’ils ne se « rendent pas compte de la situation internationale. Ils vivent comme avant la guerre, ne voient rien d’autre que l’Algérie6 ». Il ne manifeste d’ailleurs pas plus de complaisance à l’égard des exactions de l’armée, jugeant ainsi que « le bombardement de Sakhiet est imbécile7… », et craignant même, au lendemain du 13 mai, que « dans un avenir immédiat, […] les militaires, débordés par les civils qui sont fanatisés, ne fassent tirer sur la foule8 ».
De la question du « collège unique »…
Pour en revenir au propos de février 1957 dénoncé par Grine, il y a à prendre en compte qu’il intervient à la suite d’une année marquée chez l’écrivain par une série de graves déconvenues pour les espoirs qu’il avait placés dans une issue négociée inclusive à la question algérienne : la nomination comme président du Conseil de Guy Mollet, plutôt que de Pierre Mendès France, à l’issue de la victoire électorale du Front républicain ; la renonciation, après la « journée des tomates » du 6 février, d’appeler le réformateur général Catroux au gouvernement général9 ; le vote des « pouvoirs spéciaux » en mars ; le détournement de l’avion du FLN et l’incarcération de cinq de ses dirigeants en octobre ; l’ouverture de la dite « bataille d’Alger » en janvier 1957… Camus, après avoir interrompu ses contributions à L’Express en février 1956, avait donc mesuré tout l’échec auquel étaient réduits l’Appel pour une trêve civile lancé en début d’année et la perspective d’une « table ronde » étendue des « milieux de la colonisation jusqu’aux nationalistes arabes » telle qu’il l’avait défendue fin 195510.
Toute cette année est donc marquée chez lui par un grand désarroi politique dont il tentera de sortir avec les analyses et propositions formulées dans l’« Avant-propos » et le texte « Algérie 1958 » qui ouvrent et ferment le recueil Chroniques algériennes publié en juin 195811. Dès les lendemains de l’Appel pour une trêve civile, l’écrivain, selon Grenier12, mêle, s’agissant de l’avenir des Européens d’Algérie, l’évaluation la plus alarmiste (« Les Arabes ont de folles exigences : nation algérienne indépendante, les Français sont considérés comme étrangers, à moins qu’ils se convertissent. Guerre inévitable. »), l’illusion que « jeter un million et deux cent mille Français à la mer ne pourra être admis par elle [la France] », et la dénonciation de l’irresponsabilité de Français de la métropole qui seraient prêts à un « Munich de gauche ». Moment où il doit constater, sans l’admettre, que les partisans français de l’indépendance se soucient généralement peu du sort que celle-ci réservera à la minorité européenne, les années 1956-1957 est marquée chez lui par un pessimisme sur la question algérienne dont, selon Poncet, l’expression parfois « contredisait apparemment tout son passé consacré à la défense des droits du peuple de ce pays13 ». Ce raidissement inquiet se serait notamment illustré, si l’on en croit Grenier, par des formules comme celles où il aurait déclaré, début 1957, que « le gouvernement français ne devrait pas discuter avec le FLN qui recrute des masses de femmes et d’enfants. Il devrait dire clairement qu’il s’y refuse14. » Ou qui l’aurait fait, encore deux ans plus tard (3 mars 1959, p. 276), écarter le plaidoyer de Raymond Aron en faveur de l’indépendance : « C’est une thèse qui serait soutenable si les revendications du FLN n’étaient pas dynamiques, si les Français pouvaient rester honorablement en Algérie. Mais les précédents montrent le contraire. Bourguiba, dans ses discours hebdomadaires (qu’il tient plus d’une fois par semaine) enlève Bizerte maintenant après l’avoir offert, bien que ne lui appartenant pas. »
Pour autant Camus pouvait, début 1957, se savoir assez peu capable d’« influencer » le gouvernement Mollet15 pour qu’un « rapport confidentiel » qu’il aurait alors élaboré à destination indirecte des autorités semble assez peu vraisemblable. Une telle démarche ne correspondrait d’ailleurs guère à un mode d’action politique dont il aurait été familier, en dehors des deux relations exceptionnelles qu’il établit avec De Gaulle16, et de ses interventions individuelles en faveur de condamnés algériens à partir de l’été 1957. Mais seule une heureuse trouvaille d’archives donnant accès à ce « rapport », s’il existe vraiment, permettrait d’évaluer la position exacte défendue par son auteur, selon quels arguments et en quels termes.
Il reste que le débat sur l’instauration du « collège unique » commun aux Européens et aux dits « Français musulmans » prenait, en ce début 1957, une réelle actualité : mis en difficulté par l’internationalisation de la question algérienne17, Mollet avait, le 9 janvier, proposé d’enchaîner « l’offre inconditionnelle d’un cessez-le-feu », des « élections libres » en Algérie, et l’ouverture d’une négociation « avec les représentants ainsi élus […] pour définir le statut futur de l’Algérie » ; il avait alors souligné « le progrès que constituera l’introduction du collège unique dans les élections18 ». Tandis qu’à Alger comme dans les maquis, le même gouvernement redoublait sa pression militaire contre les forces indépendantistes, l’initiative ne tardera pas à être repoussée par le FLN, fidèle à sa doctrine posant l’acceptation de la perspective de l’indépendance comme préalable à tout cessez-le-feu19.
Dans ce contexte, il n’est pas douteux que, si les termes en étaient confirmés par ailleurs, le propos mettant en cause la « maturité » de la population non-européenne et justifiant à son égard une démocratie qui ne soit pas « numérique », marquerait chez Camus un préjugé colonial choquant. Il ne correspondrait cependant, ni sur le fond, ni dans le choix des mots, aux expressions antérieures connues de l’écrivain20, pas plus qu’aux positions sans équivoque sur l’égalité électorale qu’il prendra en juin 1958 dans Chroniques algériennes. On le sait, il tentera alors de se raccrocher à cette « idée farfelue [et] d’un irréalisme surprenant21 » qu’était la formule fédéraliste imaginée par le juriste algérois Marc Lauriol, tentative institutionnelle de concilier une large autonomie de l’Algérie et le maintien d’une souveraineté française qui était manifestement dépassée par l’avancée devenue irréversible du mouvement vers l’indépendance. Mais à l’appui de cette formule qui impliquait de créer une « section musulmane » au sein du Parlement français, il milite au moins avec vigueur pour en finir avec la pondération inégalitaire des votes européens et « indigènes » qui avait été reconduite par l’ordonnance du 7 mars 194422 : « La règle de proportionnalité serait strictement respectée pour l’élection. On peut prévoir ainsi qu’il y aurait […] une quinzaine de représentants français d’Algérie et une centaine d’élus musulmans23 . » En outre, selon Charles Poncet, lors d’un bref séjour à Alger en avril 1958, il aurait été convaincu de la justesse de l’instauration d’un collège unique par la récente loi-cadre du 31 janvier 195824. Cette fermeté dans la défense du principe « Un homme, une voix » se concilie tout à fait avec la notation de l’écrivain dans ses propres Carnets selon laquelle « La démocratie ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité25 » ; elle est en revanche tout à l’opposé des propos inégalitaires qui, selon Grenier, auraient été les siens un an plus tôt. Il en ira de même, on le verra, de son approbation du principe de l’autodétermination à la fin 1959.
Notons aussi que la seule fois où Camus ait dit « douter à juste titre de la maturité politique [nous soulignons] » des militants algériens, c’était, non pas à propos de leur supposée inexpérience de la chose publique, mais exclusivement quant à leur recours au « terrorisme, lorsqu’il tue des populations civiles26 », ce qui est un tout autre débat.
… à celle de la partition de l’Algérie
Telle que rapportée par Grenier, une autre déclaration, datant du même début de 195727, paraît également aussi naïve que brutale dans la manière dont elle aurait envisagé l’hypothèse d’un partage de l’Algérie :
« J’ai, avec André Bénichou […], rencontré des Arabes algériens. Ils étaient très amers. [….] Ils étaient très montés contre la France. Ils ont parlé des tortures. J’ai dit aux Algériens qui accompagnaient Bénichou que c’était une erreur de croire que l’opinion française était indifférente ou favorable à l’indépendance de leur pays. Il y a un fort courant contre. Il faudra un jour ou l’autre en arriver à un partage comme l’ont proposé les trois députés radicaux, avec échange des populations. Si les Arabes se plaignent qu’on leur enlève Alger et Oran et les régions industrielles, la réponse est facile : ces régions ont été mises en valeur par les Français […]. Si l’Algérie était partagée, la Tunisie et le Maroc seraient beaucoup moins intransigeants, ayant un puissant voisin à ménager. Même si le partage n’est pas désirable pour la France, il vaut mieux se battre avec une perspective que sans perspective. »
Le débat se réfère ici à une proposition effectivement formulée par les députés radicaux Robert Hersant, André Hugues, Pierre Naudet et Charles de Lipkowski qui, dans le souci assez illusoire de concilier ainsi la revendication indépendantiste avec le maintien du peuplement européen, envisageait, au prix de déplacements de population, de partager le nord de l’Algérie entre les régions d’Alger et d’Oran, intégrées à la métropole, et le Constantinois, la Kabylie et la zone de Tlemcen dévolus à un pouvoir nationaliste algérien. Si ce projet, qui avait peu de chances d’être admis par le FLN, fut rapidement écarté par l’Assemblée pour l’atteinte qu’il portait à la souveraineté sur l’Algérie, le pronostic ici prêté à Camus qu’on en reparlerait « un jour ou l’autre » n’est pas totalement faux : encore en août 1961 et dans le souci de préserver également le contrôle sur le Sahara, le député gaulliste Alain Peyrefitte, encouragé par le Premier Ministre Michel Debré, proposera divers plans de partage auxquels Le Monde accordera assez de crédit pour les publier dans plusieurs éditions de septembre 1961. Pour autant on n’« en arriva » pas à une telle issue qui, rejetée tant par le FLN que par l’OAS, fut écartée en novembre suivant par De Gaulle, soucieux, selon Peyrefitte28, de ne pas créer « un nouvel Israël », source d’un autre perpétuel conflit international.
Si elle fut effectivement avancée en ces termes par Camus, la « réponse » selon laquelle il serait légitime d’« enlever » d’une future zone de souveraineté algérienne les régions d’Alger et d’Oran parce qu’elles auraient été « mises en valeur par les Français » paraît non seulement « facile » mais aussi ne pas dépasser une courte vue historique typiquement coloniale. Elle entre en contradiction avec la première prise de conscience de l’illégitimité native de la conquête européenne que l’écrivain prête à « Janine », l’héroïne de la nouvelle « La Femme adultère » parue en cette même année 1957. Celle-ci, épouse d’un commerçant algérois qu’elle accompagne dans un voyage d’affaires dans une oasis inspirée de celle de Laghouat, partage au départ la vision coloniale commune faite d’indifférence ou de défiance à l’égard des « indigènes » ; elle connaît cependant une révélation bouleversante devant la splendeur du paysage et des habitants du désert29. Elle y perçoit pour la première fois l’antériorité séculaire de la présence sur « ce vaste territoire qu’elle découvrait », « des hommes qui vivaient là », qu’« elle n’avait même pas vus » et « dont elle avait à peine connu l’existence jusqu’à ce jour30 ». Elle s’en trouve emplie « d’une tristesse si douce et si vaste qui lui fermait les yeux » à l’idée de soudain reconnaître en ces hommes qui, « depuis toujours », cheminaient « sur la terre sèche […) de ce pays démesuré », des « seigneurs misérables et libres » « qui ne possédaient rien mais ne servaient personne ». C’est pour elle devoir admettre, à rebours de toute sa vision antérieure, que « ce royaume […] jamais, pourtant, [il] ne serait le sien, plus jamais, sinon à ce fugitif instant, peut-être31 » et découvrir ainsi non seulement l’infranchissable césure qui s’oppose à tout mouvement vers l’Autre dans une société coloniale, mais aussi un doute nouveau sur la légitimité de sa propre place en cet « étrange royaume ».
Soutenir qu’Alger et Oran furent « mises en valeur » par les seuls Français aurait en outre été un déni de la longue historicité de ces villes et de la violence, tant militaire qu’urbanistique, dont avait procédé leur européanisation coloniale. L’ironie avec laquelle, dix ans plus tôt, Camus avait intitulé « Petit guide pour des villes sans passé » l’un des essais repris en 1950 dans le recueil L’Été32 était certes restée trop discrète pour ne pas prêter au malentendu, voire indigner. N’ignorant bien sûr pas tout ce qui dans ces cités témoigne encore d’une civilisation millénaire33, il avouait pourtant, de ce petit texte au titre provocateur, qu’il n’y visait qu’à célébrer la « longue liaison » nouée avec elles et qui l’empêche « d’être tout à fait clairvoyant », tant il est vrai qu’« après tout, la meilleure façon de parler de ce qu’on aime est d’en parler légèrement ». Cet impressionnisme de l’émotion immédiate aurait, bien sûr, été totalement déplacé à l’appui d’une réflexion sur l’avenir de l’Algérie qui n’ignore pas la double historicité de la civilisation précoloniale et du peuplement européen postérieur à la conquête.
On ne trouve au demeurant dans les propres Carnets de Camus aucune mention d’un projet de scission territoriale tel que celui évoqué dans les propos rapportés par Grenier. Cette hypothèse n’avait pas davantage été envisagée dans les solutions d’évolution institutionnelle que l’écrivain avait antérieurement défendues. Si, en 1936, le plan Blum-Viollette jouait du temps d’une long élargissement par étapes du corps électoral indigène, il n’impliquait aucune distinction spatiale dans ses modalités ou rythmes d’une application s’étendant à l’ensemble du territoire algérien. Pas davantage que le retour à un double collège inégalitaire, Camus ne retiendra non plus l’hypothèse d’une partition, dans la voie de sortie qu’il envisagera l’année suivante dans Chroniques algériennes : il s’était entre-temps rallié à la récente formule Lauriol, qui, aussi peu réaliste fût-elle, ne comportait pas cette violence, si choquante au regard des droits et aspirations de la population autochtone, d’une division géographique.
…et à celle de l’autodétermination
Le dernier propos sur la situation algérienne que rapporte Grenier est cette réaction que Camus aurait eue, fin 1959, à l’annonce par De Gaulle de la mise en œuvre de l’autodétermination en Algérie :
« J’approuve la déclaration du 16 septembre. C’était la seule chose à faire. De Gaulle est même machiavélique un peu. Je suis persuadé que si l’on faisait le vote maintenant, il y aurait une majorité écrasante pour la France. Et si les ultras se rendaient compte des conséquences, ils freineraient même la “francisation” car elle entraînera des charges écrasantes pour la France34. »
Cette déclaration faite en privé est d’autant plus précieuse que, publiquement, Camus s’en est tenu à partir de la mi-1958 à sa décision de « se taire à nouveau35 » sur la question algérienne. À la différence d’autres notations de Grenier qui, on l’a vu, ne trouvent pas d’équivalents dans des déclarations connues par ailleurs de l’écrivain, l’accord de ce dernier sur le choix de l’autodétermination est confirmé, en des termes voisins, dans une lettre à l’intellectuel italien Nicola Chiaromonte récemment publiée, où il « approuv[ait] entièrement » cette initiative, en jugeant qu’« elle a[vait] ouvert et indiqué la bonne voie36 ». Cette appréciation situe l’écrivain à l’opposé des ultras de l’Algérie française qui dénonceront jusqu’au bout la proposition de De Gaulle comme une trahison.
Le pronostic rapporté par Grenier sur la « majorité écrasante » prête à sortir d’un tel scrutin manifeste cependant la même grave sous-estimation de la force acquise par l’aspiration nationale que cette notule en vue de l’écriture du Premier Homme dont l’auteur affirmait qu’« une compétition purement politique sur le mode électoral démocratique signifie(rait) la défaite politique certaine du FLN37 ». Un avis aussi irréaliste témoigne de la persistance alors chez lui de ces « insuffisances et erreurs de jugement38 » dont il se reconnaissait capable et qui, encore à la mi-1958, lui faisaient méconnaître la profondeur, en Algérie, de l’éveil d’une conscience nationale au sein de la grande masse des colonisés. Il observait certes combien promesses non tenues et fraude électorale massive « ont découragé définitivement le peuple arabe » et fait qu’à partir des « élections truquées de 1948 », une grande partie n’a plus voulu être [français]39 ». Il continuait cependant à ne voir dans la revendication de l’indépendance qu’« une formule purement passionnelle40 » artificiellement nourrie depuis Le Caire ou depuis Moscou41.
Hâtif jugement en surplomb et « regard myope42 » que nombre de ses amis restés à Alger lui reprochèrent. Jean de Maisonseul, son ami depuis les années 1930 et qui fera le choix de rester à Alger dans les premières années de l’indépendance, ne manqua pas de lui dire, lors de leur ultime rencontre, fin octobre 1959, qu’il ne comprenait plus rien à la situation en Algérie, et rapporte que l’écrivain accepta de séjourner chez lui au printemps suivant pour en débattre43. La mort interdira que ce projet se réalise. Il reste que le soutien sans réserve de Camus à la voie de l’autodétermination des Algériens rejoint, à vingt ans de distance, le meilleur du combat démocratique de principe, mené par lui, avant-guerre, en défense du droit inconditionnel à l’expression du Parti du peuple algérien (PPA) et pour la libération de Messali Hadj et de ses autres dirigeants, qui, pour lui, n’étaient « pas des émeutiers, mais de simples militants44 ».
1 « Albert Camus. La conspiration du silence », L’Expression, 19 février 2024.
2 Jean Grenier, Carnets 1944-1971, Seghers, coll. « Pour Mémoire », 19 février 1957, p. 224.
3 Correspondance 1932-1960, Gallimard, 1981.
4 Gallimard, 1968.
5 9 octobre 1955, p. 167.
6 16 mai 1958, p. 252.
7 18 février 1958, p. 248 ; il s’agit du bombardement meurtrier, le 8 février, du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef qui, provoquant la protestation des États-Unis et la chute du gouvernement Félix Gaillard, précipitera le retour au pouvoir de De Gaulle.
8 P. 252.
9 Selon Grenier, Camus lui aurait dit le 9 octobre 1955 (p. 166-167) : « J’ai accepté, après hésitation, d’écrire dans L’Express parce qu’il y a Mendès France et que celui-ci sait ce que l’on peut dire et faire raisonnablement. » et déclaré, le 8 février 1956 (p. 183) : « Mendès France n’aurait pas dû accepter d’entrer comme otage dans le cabinet Guy Mollet, “ministre d’État” impuissant. Mollet a tout de suite cédé à l’émeute en acceptant la démission de Catroux. Rien n’est possible qu’avec un gouvernement fort. »
10 L’Express, 18 octobre 1955, A. Camus, Œuvres complètes (OC), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, p. 357-359.
11 Ibid., p. 297-394.
12 31 janvier 1956, p. 182.
13 Charles Poncet, Camus et l’impossible trêve civile, Gallimard, 2015, p. 139.
14 4 janvier 1957, p. 217.
15 Entre-temps, Camus avait refusé la proposition de participer à la dite « Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles en Algérie » mise en place par le gouvernement Mollet, OC IV, p. 631-632, et vivement contesté l’arrestation de Jean de Maisonseul, OC IV, p. 381-386.
16 Il s’agit du bref texte inédit, datant de 1943, « D’un intellectuel résistant » exhumé par Vincent Duclert (Des Pays de la liberté, Stock, 2021), et d’une rencontre personnelle, le 5 mars 1958, évoquée par Camus dans ses propres Carnets, OC IV, p. 1268.
17 L’Assemblée générale de l’ONU appellera, le 15 février, à « une solution pacifique, démocratique et juste […], conformément aux principes de la charte des Nations unies ».
18 Le Monde, 10 janvier 1957.
19 C’est à cette situation que répondra, le mois suivant, cet autre propos de Camus, tel que rapporté par Grenier : « Le FLN refuse la proposition d’élections faite par Mollet, alors qu’elle serait avantageuse pour eux. Cela à l’instigation du parti communiste qui essaie d’affaiblir la France (C’est l’intérêt de l’URSS) en prolongeant la guerre. Le MNA est détaché de la Russie. Les indigènes sont las de la continuation de la guerre. […] Erreurs des FLN qui ne sont pas des “politiques” et qui ne comprennent pas leur intérêt. Le gouvernement français serait en droit de refuser le cessez-le-feu devant cette intransigeance absurde. », 26 mars 1957, p. 226-227.
20 Par exemple, quand il situait son soutien au plan Blum-Viollette de 1936 dans la perspective d’une « émancipation parlementaire intégrale des musulmans » (OC I, p. 573) ou quand il s’était félicité au nom des « démocrates de l’Afrique du Nord » de ce que l’ordonnance de 1944 ait supprimé le « statut juridique exceptionnel des Arabes » en matière pénale et de répression (le code de l’Indigénat), « Le malaise politique », Combat 18 mai 1945, OC IV, p. 346, l’auteur poursuivant que « si le peuple arabe voulait voter, c’est qu’il savait qu’il pourrait obtenir ainsi, par le libre exercice de la démocratie, la disparition des injustices qui empoisonnent le climat politique de l’Algérie ».
21 C. Poncet, op. cit., p. 149.
22 Relatif « au statut des Français musulmans d’Algérie », ce texte du Comité français de libération nationale allait beaucoup plus loin que le projet Blum-Viollette puisqu’il faisait accéder au droit de vote l’ensemble des « Français musulmans » majeurs de sexe masculin (soit 1 400 000 électeurs), mais cantonnait le « collège indigène » en position minoritaire, malgré sa forte supériorité démographique.
23 « Algérie 1958 », OC IV, p. 392.
24 C. Poncet, op. cit., p. 134.
25 Novembre 1958, OC IV, p. 1290.
26 « Lettre à un militant algérien », 1955, OC IV, p. 354.
27 1er avril 1957, p. 227-228.
28 C’était de Gaulle, Gallimard, coll. « Quarto ».
29 L’Exil et le Royaume, OC IV, p. 13-14.
30OC IV, p. 13.
31 OC IV, p. 14.
32 OC III, p.593-596.
33 Voir notamment, à propos de la Casbah d’Alger, « La Maison mauresque » (1933), OC I, p. 967-975, et l’évocation du café maure dans L’Envers et l’Endroit, OC I, p. 47-54.
34 27 octobre 1959, p. 285 ; selon Grenier, Camus aurait ajouté : « »
35 Chroniques algériennes, OC IV, p. 394.
36 Correspondance 1945-1959 : Albert Camus et Nicola Chiaromonte, Gallimard, 2019, p. 198 ; voir Philippe Vanney, « Algérie 1959. Camus gaulliste ? De Gaulle camusien ? », Revue des lettres modernes, série « Albert Camus », n° 23, « L’Algérie de Camus », 2014, et Faris Lounis et Christian Phéline, « L’Algérie et le droit à l’autodétermination : Camus dans les trois derniers mois de sa vie », Histoire coloniale et postcoloniale (en ligne), 12 février 2023.
37 OC IV, p. 948.
38 OC IV, p. 304.
39 « Algérie 1958 », OC IV, p. 388.
40 Ibid.
41 Dans le même temps, l’écrivain sous-estimait combien l’internationalisation du conflit par la diplomatie du FLN modifiait en sa faveur le rapport des forces, déclarant, selon Grenier, encore à l’été 1957 (9 juillet, p. 235), « Il ne faut pas oublier que la France a subi une défaite militaire en Indochine et pas en Algérie. Les jeux ne sont pas encore faits. Ma mère décidément reste à Alger. Elle ne veut pas vivre ailleurs. Seulement elle ne sort plus. », ou début 1959 (17 février, p. 273-274) : « Le FLN est moins fort qu’il ne paraît. Les Algériens (Européens) voient la situation autrement que les Français de la métropole. L’Algérie a vécu autrefois des années dans la guérilla et s’en est accommodée. »
42 C. Poncet, op. cit., p. 139.
43 Texte manuscrit datant de 1994, archives Jean de Maisonseul.
44 « Il faut libérer les détenus politiques algériens », Alger républicain, 10 mai 1939, OC I, p. 648.
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