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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

“C’était notre terre” de Mathieu Belezi

«quand je dis que c'était notre terre, je veux dire que nous ne l'avions pas volée, que nous en avions rêvé au temps de nos ancêtres, et que l'État français nous avait permis de concrétiser nos rêves en nous vendant une bouchée de pain six cent cinquante-trois hectares de bonne terre africaine»1

Mathieu Belezi. Déchirer le voile de l’illusion coloniale

Entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun, publié dans L’Humanité du 16 avril 2009

À l’automne dernier, Mathieu Belezi faisait paraître C’était notre terre, un roman de grande ambition qui portait sur le fait colonial algérien, une lumière résolument différente. Hors de toute sentimentalité, de tout point de vue moral, de toute visée édifiante. Par sa force narrative, par sa puissance d’évocation, par la virtuosité et la densité de son verbe, ce livre avait constitué un événement. L’écrivain revient aujourd’hui sur ce travail. Mais aussi sur sa réception, elle-même révélatrice d’un malaise persistant.

  • Si le thème algérien affleure souvent dans le roman français, il n’est que très rarement abordé de front. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à le placer au centre de votre livre ?

Plusieurs, sans doute. D’abord, le fait que mon travail littéraire s’est enraciné, depuis le Petit Roi, dans un environnement méditerranéen. Il était donc normal qu’un jour je m’intéresse à l’Algérie, et en particulier à l’Algérie coloniale. Mais il y a surtout ce constat, à la fois accablant et terrible, que la littérature française contemporaine n’a jamais voulu, ou jamais eu le courage, d’aborder de front, comme vous dites, les cent trente années d’occupation d’un pays colonisé à coups de sabre, de chassepot et d’enfumage. Que les hommes politiques et les colons travaillent à maintenir le placard de leurs exactions hermétiquement clos, c’est leur rôle, et ils le font avec une redoutable efficacité. Mais que les écrivains français aient à ce point ignoré le sujet, j’avoue ne pas comprendre. Peut-être ont-ils craint les représailles de cette fratrie intellectuelle parisienne qui entretient le mythe d’une colonisation généreuse et civilisatrice.

  • Quarante-sept ans après la fin de cette guerre, tout un travail reste donc à faire !

Oui, hélas, un énorme travail doit être encore accompli, sur ce qu’on appelle la guerre d’Algérie, mais aussi sur ce qui s’est passé avant, la France dans ses oeuvres de pacification. Pacification ! Quand on sait ce qui a été fait au nom de cette pacification, on reste sans voix. Là, effectivement, tout reste à exhumer, car tout est enfoui dans le fameux placard. Et je me suis dit : puisqu’on en est là, pourquoi ne partirais-tu pas, toi romancier, à l’assaut du bunker colonial algérien ? N’est-ce pas dans ce rôle d’insurgé que doit se tenir tout artiste qui se respecte ?

  • Comment votre livre a-t-il été reçu ?

Au vu de ce qui s’était passé en 2005, à propos du rôle positif de la France en Afrique, je redoutais de nouvelles polémiques à la parution du roman, mais il n’en a rien été. C’était notre terre a reçu d’emblée un très bon accueil. Quelques silences inattendus, cependant, du Canard enchaîné, de la Croix et du Nouvel Obs, qui a évacué le roman en cinq lignes élogieuses, certes, mais pour ce magazine de la bonne conscience de gauche, le roman s’engageait sur la voie d’une vérité historique sans doute gênante, voire inacceptable. Quant aux chaînes de la télévision françaises, elles ont ignoré le livre. C’était notre terre était dans les sélections Goncourt, Femina, Médicis, Fnac, Virgin, et sur la liste d’automne des 20 romans préférés de 113 libraires, et ces gens qui animent des émissions dites littéraires ont fait les sourds et les aveugles. C’est étrange, non ? En Belgique, par contre, la RTBF n’a pas hésité à m’inviter sur le plateau de son journal de 13 heures… Que craignait-on en France ? Que je révèle devant une caméra ce que le téléspectateur doit encore (et pour combien de temps ?) ignorer ? Interdit de plateau, le trublion ! Le pouvoir veille et censure. Ma seule consolation, dans cette affaire, c’est de me dire que la littérature est toujours crainte, redoutée. Et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle, non ?

  • Les figures du père débauché, de la mère folle ou encore du fils rebelle relèvent de la grande tradition tragique. Voulez-vous signifier par là que si cette histoire appartient à un temps précis, sa dimension est universelle ?

Tout mon travail, justement, a consisté à faire de cette histoire particulière, une histoire universelle qui puisse être comprise aux quatre coins de la terre. Oui, c’est très exactement et depuis toujours mon travail d’écrivain. À travers la famille Saint-André, ce sont toutes les familles de colons de toutes les colonies que j’ai voulu décrire et faire revivre sous les yeux du lecteur. C’est ça, la littérature, c’est ce tour de prestidigitation qui fait de celui qui tient la plume, une espèce de Merlin l’enchanteur capable d’éclairer le lecteur, qu’il vive à Paris, Berlin ou Mexico… mais je m’égare, excusez-moi.

  • Vous proposez un récit à plusieurs voix, qui se répondent et se corrigent. De mêmes scènes se jouent sous des éclairages différents. Comme s’il y avait, chez vous, une volonté de diffracter la réalité…

C’est la grande avancée du roman au XXe siècle : l’écrivain a abandonné cette position omnisciente qui le rendait maître et du récit et des personnages. Dans C’était notre terre, les voix qui s’expriment ont une totale liberté, et font donc la part belle à la subjectivité. Parce que j’ai la profonde conviction que la réalité n’existe pas… que la réalité de ce monde est le résultat de la multiplication presque infinie de réalités très intimes, souvent opposées. Et c’est avec ces oppositions-là que j’écris mes romans.

  • Mais l’essentiel, c’est peut-être tout ce qu’on voit passer dans les monologues intérieurs et dans l’écoulement du flux de conscience de vos personnages. Voulez-vous de cette façon aller au coeur de ce qui les travaille, pour mieux approcher la contradiction coloniale ?

D’une certaine manière, en laissant à mes personnages une totale liberté d’expression, je les piège. Je piège ce qui en eux est inadmissible. Mais je ne les juge pas. Je me contente de les pousser à bout pour que, dans ces espèces de crises paroxystiques, le voile de l’illusion coloniale, qu’ils ont si bien entretenue, se déchire de lui-même.

  • Comme Shakespeare et Faulkner, vous inscrivez vos personnages dans l’exagération, la déraison et l’anormalité. Parce que vous pensez que ces catégories sont consubstantielles au colonialisme français en Algérie ?

Dans mon travail, je me suis aperçu que j’avais besoin de cette démesure. Mon style tend de plus en plus vers ce que je pourrais appeler une fluidité tumultueuse, bouillonnante, orageuse. J’ai donc besoin d’inscrire mes personnages dans cette démesure-là. Et il y a en effet dans les aventures coloniales de la France en Afrique du Nord tous les excès que je recherche. Plus je lis de documents, plus je découvre les folies de l’époque. Ça va très loin, vous savez. Et les turpitudes coloniales de la France pourraient servir à des dizaines de romans et des dizaines de films. Seulement voilà, comme je disais au début de cet entretien, la France ne veut pas entendre parler de ce passé-là. On préfère demeurer dans le mensonge, l’illusion, le mythe consolateur ; incapables que nous sommes, écrit l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, de regarder notre histoire en face. C’est sans doute pour cela que j’ai décidé de poursuivre le travail entrepris avec C’était notre terre. Le roman que je suis en train d’écrire s’enracine encore plus profondément dans l’histoire de la colonisation de l’Algérie. Ce qui doit être porté à la connaissance du lecteur, le sera par moi sans aucune faiblesse. Mon rôle est aussi de montrer que la littérature française est encore capable de résistance.

Deux livres sur la colonisation française en Algérie

par Pierrre Daum, Libération du 20 décembre 2008

  • Les Voleurs de rêves, Cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne, Bachir Hadjadj, éditions Albin Michel, 460 pages, 22 euros.
  • C’était notre terre, Mathieu Belezi, éditions Albin Michel, 475 pages, 22 euros.


Ces deux livres racontent la même histoire, les cent trente années de la présence française en Algérie. Mais avec deux points de vue diamétralement opposés, comme s’ils se regardaient à travers un écran sur lequel cette histoire commune serait projetée. D’un côté, la saga, réelle, d’une famille musulmane, racontée par son dernier rejeton. De l’autre, les mémoires – fictives, mais ô combien convaincantes ! – de cinq personnages de colons, le père, la mère et les trois enfants, auquel s’ajoute, dans un contrepoint génialement imaginé, le récit de Fatima, la bonne-esclave de la famille.

Le récit autobiographique de Bachir Hadjadj constitue un document de toute première importance. Autant la littérature pied-noire nous a largement abreuvé de récits souvent lénifiants sur l’oeuvre française en Algérie (les ponts, les routes, les écoles, les hôpitaux, les marais asséchés, la « merveilleuse entente » entre Musulmans et Européens,…), autant le nombre de témoignages de l’intérieur sur la vie des peuples d’Algérie (Kabyles, Arabes, Chaouias, Mozabites, Touaregs,…) face à la colonisation française se comptent sur les doigts de la main. « Ce livre-là, nous étions nombreux à rêver qu’on l’écrive », souligne Jean Lacouture dans sa préface. L’auteur, ingénieur à la retraite dont c’est le premier livre, est remonté à son arrière-arrière grand-père, Séghir, né vers 1820 au sein des Ouled Mahdi, une tribu installée au sud du Constantinois. Appuyée sur de sérieuses recherches archivistiques, la vie de cette famille, racontée avec un admirable talent de conteur, nous offre un point de vue extrêmement précieux sur la conquête française et son « œuvre civilisatrice » : massacre des populations, exécution sommaire de tout Arabe « pris les armes à la main », puis spoliation des terres de la tribu au profit des colons. S’installe alors un système basé sur la discrimination juridique (Code de l’indigénat) et politique (une voix d’Européen compte autant que dix voix de Musulmans), qui ne disparaîtra qu’avec la guerre et l’Indépendance. Au fil d’un récit marqué par une très forte sincérité de ton, la Grande Histoire n’apparaît qu’en arrière plan des joies et des peines de cette famille arabe obligée de vivre, comme des millions d’autres, étrangère sur sa propre terre. On y découvre aussi une description terrible de la polygamie, de la violence faite aux femmes, et de la misère sexuelle dans laquelle toute la jeunesse musulmane est enfermée depuis des décennies. La seconde partie du livre, centrée sur l’auteur lui-même (né en 1937, il a vécu d’une façon particulièrement intéressante la guerre de libération), offre un regard très critique sur les dirigeants de l’Algérie indépendante, voleurs des rêves de liberté du peuple algérien.

Le roman de Mathieu Belezi, quant à lui, fascine d’abord par la forme, celle d’un récit polyphonique à six voix, par lesquelles chaque personnage se souvient de sa vie à Montaigne, le vaste domaine agricole de la famille Saint-André, situé entre Alger et Oran. Subterfuge subtil, par lequel l’auteur disparaît, permettant à chacun d’exprimer sans retenue l’étendue de ses souffrances (et Dieu sait combien les Expatriés d’Algérie sont intarissables sur leur paradis perdu !), mais aussi de leur mépris et de leur haine des « ratons ». Grâce au monologue intérieur, tous les tabous tombent, et le vrai visage des colons apparaît, celui qu’on ne voit jamais, raciste à en crever. Au-delà d’un style admirablement maîtrisé, on s’interroge sur la capacité de Belezi à pénétrer avec une telle finesse l’âme de ses personnages. L’auteur serait-il un fils de Pied-noir qui chercherait à régler ses comptes avec une famille haie ? Pas du tout. Mathieu Belezi n’a aucun rapport avec l’Algérie, où il n’a jamais mis les pieds. Auteur nomade et cultivé, il a pris conscience de l’extrême timidité de la création culturelle hexagonale à se confronter avec le passé meurtrier de la France. Inspiré par l’audace des écrivains américains vis-à-vis de la guerre du Vietnam, Belezi tente simplement de rattraper le retard.

Ces deux ouvrages ont encore ceci en commun : bien qu’ils constituent une charge terrible portée contre la colonisation et son racisme consubstantiel, chacun laisse apparaître la complexité des situations individuelles. Complexité des colonisés, chez Bachir Hadjadj, dont le livre montre très finement comment un grand nombre de « Français musulmans » ont été mécaniquement entraînés à participer à l’appareil d’oppression colonial, civil ou militaire – ce que refuse toujours d’admettre l’histoire officielle algérienne, notamment en ce qui concerne les Harkis. Complexité des Européens, chez Mathieu Belezi, qui arrive à nous faire comprendre comment de nombreux Pieds-noirs peuvent nous apparaître aujourd’hui à la fois très attachants, et complètement aveugles sur la réalité fondamentalement inique du système colonial.

Pierrre Daum

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