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Édition du 15 au 30 juin 2025

« Bruno Retailleau fait des jeunes racisés des quartiers populaires des ennemis de l’intérieur », entretien avec Olivier Le Cour Grandmaison

Entretien réalisé par Mathieu Dejean et publié par Mediapart le 2 juin 2025.

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Auteur de « Racismes d’État, États racistes », Olivier Le Cour Grandmaison voit dans l’utilisation du terme « barbares » par le ministre de l’Intérieur un signe de plus de l’extrême-droitisation du parti Les Républicains. Il alerte sur les effets de cette stratégie délibérée, à la veille d’échéances électorales majeures. 

Les « jeunes de banlieue » ont un nouvel avatar dans la bouche du ministre de l’intérieur. Après avoir été des « sauvageons » pour Jean-Pierre Chevènement en 1999 alors qu’il siégeait Place Beauvau, puis des « racailles » qu’il fallait « nettoyer au karcher », selon les termes de Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, en 2005, ils sont des « barbares » pour Bruno Retailleau.

Commentant les violences après la victoire du PSG, dimanche 1er juin, le ministre de l’intérieur a fustigé ces « barbares [qui] sont venus dans les rues de Paris pour commettre des délits et provoquer les forces de l’ordre ». Plus tard il a persisté, en conférence de presse : « Oui, ce sont des barbares. La barbarie, c’est quand tout devient prétexte à la violence, au plaisir, au désir désinhibé de la destruction et du pillage. »

Des propos qui rappellent ceux de Fabien Vanhemelryck, secrétaire général d’Alliance police nationale, à la veille des législatives anticipées de 2024, disant en avoir « marre des raclures, des nuisibles, des jeunes d’origine étrangère ».

L’universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, auteur de Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire (éditions Amsterdam, 2024), rappelle l’histoire du mot « barbares » et toutes les représentations racistes qu’il charrie. Il s’agit à ses yeux d’une stratégie électorale délibérée à l’approche des municipales et de la présidentielle, qui doit appeler une riposte unitaire de la gauche.


Mediapart : Les propos du ministre de l’intérieur sur les « barbares », ciblant spécifiquement les habitants des quartiers de banlieue parisienne, relèvent-ils du racisme d’État ?

Olivier Le Cour Grandmaison : Il faut d’abord rappeler que la qualification de « barbares » n’est pas nouvelle. Michel Foucault en avait fait l’analyse dans un cours célèbre prononcé au Collège de France en 1976. Il faisait une très juste et pertinente distinction entre le « barbare » et le « sauvage ». À la différence du sauvage, qui peut être domestiqué, le barbare campe lui à l’extérieur des murs de la Cité, voire à l’intérieur, et il incarne ce faisant une menace jugée existentielle.

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Les supporters du Paris Saint-Germain assistent à la retransmission en direct de la finale de la Ligue des champions au Parc des Princes, le 31 mai 2025. © Photo Firas Abdullah / Abaca

Les propos du ministre de l’intérieur sont terribles. Sans le savoir il reproduit exactement ce type de représentations, en imputant les violences qui ont eu lieu à des jeunes de cités qui sont venus de l’extérieur de Paris. Racisés, extérieurs à la capitale et venus de quartiers populaires, ils sont depuis longtemps pensés comme faisant peser des menaces d’une extrême gravité sur la sécurité des biens et des personnes, et sur l’ordre public.

L’objectif de ces propos, qui ne sont pas nouveaux, est de justifier a posteriori – et vraisemblablement aussi a priori – la mise en œuvre de moyens répressifs exorbitants, pour conjurer, encore une fois, ce qui est présenté comme un danger d’une extrême gravité.

On peut donc parler de racisme institutionnel ou d’État ?

Rappelons ceci : l’État français a été par deux fois condamné pour faute lourde en raison de contrôles au faciès réalisés par des policiers : une première fois par la Cour de cassation en 2016, et une seconde fois par la cour d’appel de Paris en 2021. Dans les deux cas, les juges ont considéré que ce n’était pas les fonctionnaires de police qui devaient être condamnés, car ils obéissaient à des consignes, mais bien l’État.

Par ailleurs, de nombreuses études ont montré que les contrôles au faciès relèvent de la mise en œuvre d’une politique publique, qu’ils ne sont pas l’exception mais la règle. C’est pourquoi nous – les universitaires et ceux qui condamnent ce type de contrôles discriminatoires – sommes parfaitement légitimes à considérer qu’il s’agit bien d’un racisme d’État.

Ce que vient de déclarer le ministre de l’intérieur le confirme et justifie la poursuite de cette politique à l’encontre des jeunes racisés, français ou étrangers, des quartiers populaires. Par ailleurs, même s’il n’est pas là spécifiquement mentionné, l’islam, construit comme un problème majeur en raison de la dangerosité imputée à cette religion, renforce plus encore les stigmates en ajoutant des périls aux périls dénoncés.

La conjonction de ces imputations transforme les jeunes racisés des quartiers populaires en barbares et, plus précisément, en ennemis de l’intérieur, ce qui justifie inlassablement le racisme et l’islamophobie d’État, et les pratiques policières que l’on sait.

Le terme « barbares » fait d’ailleurs clairement écho à l’histoire coloniale française…

À l’époque de l’Empire, l’incarnation du barbare a été notamment l’Arabe musulman. Aux yeux des autorités coloniales et métropolitaines, il était l’incarnation vivante d’une double dangerosité : ethno-raciale, en raison des caractéristiques négatives qui lui étaient imputées, et religieuse en raison des représentations dominantes de l’islam tenu pour une religion de guerre depuis toujours hostile aux non-musulmans.

De 1830 jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie en 1962, et aujourd’hui plus que jamais, l’Arabe musulman est celui qui est pensé comme faisant peser diverses menaces extrêmement graves pour l’ordre colonial hier, et pour l’unité de la France et de la République désormais. L’arrivée d’un nombre important d’immigrés nord-africains a ainsi contribué à alimenter les discours des extrêmes droites et des droites radicalisées pour des raisons politiques et électoralistes.

L’irruption de ce vocabulaire d’extrême droite dans la bouche de responsables politiques censés être de la droite dite républicaine participe-t-elle d’une dynamique politique globale selon vous ?

Oui, mais cela ne date pas d’hier. Les propos de Jean-Pierre Chevènement sur les « sauvageons » étaient déjà un clin d’œil sinistre et appuyé à l’extrême droite. Cela s’est poursuivi par les propos de Nicolas Sarkozy sur les « racailles à nettoyer au karcher » – on avait là aussi une disqualification radicale et, à la clé, la proposition de la mise en œuvre d’un nettoyage, donc d’une répression particulièrement dure.

Au fond, les termes et les images employés aujourd’hui s’inscrivent dans un processus de radicalisation des propos et des pratiques sur les questions régaliennes et celles relatives à l’immigration et à l’islam. L’ensemble confirme ce que l’on doit nommer de façon précise : l’extrême-droitisation de certains partis de gouvernement et des Républicains, notamment.

Cela devrait amener un certain nombre de journalistes à revoir une expression qui est souvent utilisée mais qui me semble inepte au regard de ces involutions spectaculaires, à savoir le prétendu « bloc central ». Nombre de composantes de ce supposé « bloc central », c’est le cas du parti Les Républicains précité et de la formation que dirige Gabriel Attal, ne cessent de se radicaliser en parlant et en agissant comme l’extrême droite.

Ce processus va de pair avec la « bollorisation » des médias. A-t-il des effets concrets sur l’électorat ?

Nous sommes là, hélas, en présence d’un sinistre processus spéculaire. Plus les déclarations sont radicales, plus elles sont reprises par les médias Bolloré, plus elles ont tendance à se banaliser et plus un certain nombre de responsables politiques sont amenés à les reprendre à leur compte au motif de cette banalisation même. Et au « terme » de ce processus, surgit la terrible doxa présente.

Au-delà des propos eux-mêmes, un tel processus contribue à banaliser toujours plus les représentations racistes et islamophobes de saison. Nul doute qu’il s’agit d’une stratégie parfaitement délibérée qui prospère d’autant plus que nous sommes à la veille d’échéances électorales majeures : les municipales en 2026 et la présidentielle un an plus tard.

De plus, cela rend toujours plus difficiles les ripostes, parce que cela oblige celles et ceux qui sont résolument hostiles à ce type de déclarations et de pratiques à réagir au jour le jour mais sans effet immédiat ni particulièrement significatif.

Raison de plus pour que les gauches politiques, syndicales et associatives ne laissent rien passer et s’opposent de façon aussi unitaire que possible pour condamner ce type de propos, les dérives liberticides antérieures, et les projets plus liberticides encore qui viseront les jeunes racisés, les femmes musulmanes et les habitants des quartiers populaires.

Quand elle dénonce les crimes policiers ou le racisme institutionnel, la gauche est immédiatement et massivement taxée d’être « antiflic », « incendiaire » ou du côté des « voyous », dans la rhétorique gouvernementale et d’extrême droite – on le voit particulièrement avec La France insoumise (LFI). Le débat public lui permet-il de se défendre ?

Non seulement je pense qu’il ne faut pas se laisser intimider, mais plus ce discours public se développe et se radicalise, plus il est absolument nécessaire de s’y opposer en lui opposant des critiques précises et argumentées, et en formulant des réponses alternatives.

Le programme du Nouveau Front populaire comportait une série de propositions relatives au contrôle au faciès et aux pratiques inacceptables des forces de l’ordre. C’est un point de départ qu’il faut continuer à défendre, ce qui n’est évidemment pas exclusif d’autres propositions. S’il n’y a pas de riposte unitaire et si les divisions perdurent, y compris sur ces terrains, ceux qui sont au pouvoir et ceux qui ambitionnent d’y parvenir auront le champ parfaitement libre, ce qui augure des jours sinistres, pour les jeunes racisés des quartiers populaires, notamment.

Par expérience, nous savons qu’un jour ou l’autre, c’est l’ensemble du mouvement social et des mouvements de contestation divers qui seront atteints et visés. La répression des « gilets jaunes », après celle subie par les jeunes révoltés des quartiers populaires, en témoigne sinistrement. Je pense aussi à l’accusation abracadabrantesque de Gérald Darmanin à l’encontre des Soulèvements de la terre, dont les formes de mobilisations ont été qualifiées d’« écoterrorisme », ce qui a justifié la procédure engagée pour obtenir la dissolution de ce mouvement. 

*

Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, éditions Amsterdam, 2024, 19 euros.


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