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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Boughera El Ouafi, premier Africain colonisé champion olympique

1928 : « French Marathon runner Boughera El Ouafi, winner of the Transcontinental Marathon, in 1928 in New York City ». (Photo by Keystone-France\Gamma-Rapho via Getty Images)

Gloire éphémère et triste destin du premier Africain champion olympique d’athlétisme, l’Algérien Boughera El Ouafi

par Alain Ruscio

L’histoire du sport n’a guère retenu le nom d’un marathonien Algérien, Ahmed Boughera El Ouafi. Courant au nom de la France, il fut pourtant le premier Africain champion olympique (Amsterdam, 1928), 28 ans avant Alain Mimoun, 32 ans avant l’Éthiopien Bikila Abébé et des décennies avant tous les marathoniens des hauts plateaux de l’Afriqu de l’est.

Au total, il eut ensuite une carrière sportive honorable. Mais, victime de la malédiction des sportifs issus des colonies, il fut ensuite victime d’une injustice qui mit un terme prématuré à sa carrière. Totalement oublié, il finit sa vie misérablement – et dramatiquement. 

Comment nommer cet « indigène » ? Un Français ? Un Algérien ?

Né le 15 (ou le 18) octobre 1898 dans le village d’Ouled Djellal, près de Biskra, El Ouafi fut mobilisé dans l’armée durant les derniers mois de la Première Guerre mondiale. Ensuite engagé, il fut remarqué par un officier lors d’exercices sportifs, puis participa à des compétitions. À une époque où l’athlétisme était strictement amateur, El Ouafi, redevenu civil, travailla comme ouvrier chez Renault. Son début de carrière fut excellent, mais non exceptionnel. Champion de France du Marathon en 1924, il est un des espoirs français aux Jeux olympiques de Paris, la même année. Un temps à la pointe de la course, il finit 7 è. Entre les deux olympiades, il figura régulièrement aux places d’honneur

Le dimanche 5 août 1928, dernier jour des Jeux d’Amsterdam, il s’aligna de nouveau dans le Marathon. Après un début de course prudent, et quasi anonyme – il était 9 è au 30 è kilomètre – il garda son rythme, contrairement à ses adversaires, qui avaient bataillé jusque là en tête de course. Il s’imposa finalement devant le Chilien Manuel Plaza et le Finlandais Martti Marttelin.   

Comment la presse en rendit-elle compte ? On constate d’abord une certaine gêne pour qualifier El Ouafi. Pour Match, Le plus grand hebdomadaire sportif, pas de doute : « Le Français El Ouafi » l’avait emporté brillamment[1]. Le Figaro, lyrique (« Hourrah, hourrah ! Nous avons gagné la course de Marathon ») l’appelait « notre compatriote algérien » et, dans le même paragraphe, se réjouissait que « la participation française (finisse) en beauté »[2]. L’Illustration choisit la formule « un fils de la plus grande France, l’Algérien de Biskra El Ouafi »[3]. Le Patit Parisien choisit… de ne pas choisir, en titrant, en Une, photo à l’appui : « Une  belle victoire française aux Jeux olympiques. L’Algérien El Ouafi gagne le Marathon »[4]. En Algérie, L’Écho d’Alger salua cette « victoire sensationnelle », cette « merveilleuse performance » de « l’Algérien El Ouafi (…) dont Français et indigènes sont si justement fiers »[5]. Les communistes, en ces temps de grand isolement, ne pouvaient, ni ne voulaient, participer au chœur patriotique. Pour L’Humanité, El Ouafi était avant tout un Arabe : « Enfin une victoire française ! C’est – ô ironie – celle de l’Arabe El Ouafi dans le Marathon »[6]. Quelques jours plus tard, le même journal se gaussait des « chœurs gaulois » hurlant à l’unisson « les rares fois où le drapeau bleu blanc rouge grimpe triomphalement aux mâts de cocagne de la victoire », d’autant que le principal vainqueur français des Jeux était « l’indigène sans droits civiques El Ouafi »[7].

Restait à portraitiser le héros du jour. Toute la presse insista alors sur la condition modeste de l’athlète. Le Figaro : « Il est employé aux usines automobiles Renault », concluant par un très paternaliste « C’est un doux et sage garçon, courageux et consciencieux »[8]. Match nota que, la course achevée, El Ouafi « se déroba aux acclamations pour rentrer tranquillement au vestiaire. Au dehors, la foule hurlait et trépignait ; le drapeau français montait au mât olympique et “La Marseillaise“, reprise en chœur par de nombreux spectateurs, retentissait. Cependant, le modeste ouvrier de Billancourt s’habillait, aussi calme qu’à l’heure où, le travail achevé, il change sa cotte bleue contre les vêtements de ville »[9]. L’Écho d’Alger lança une souscription pour offrir à l’athlète un cadeau digne de son exploit.

Mais il fallait bien que ce beau consensus fût brisé. Un mensuel grand public imprimé à Alger ne put s’empêcher de s’étonner, non certes que l’athlète ait su mettre en action ses « moyens physiques », mais qu’il y ait ajouté « l’intelligence et l’habilité ». Suivait une explication purement raciale : « Épreuve d’athlétisme complet, le Marathon n’est pas seulement d’ordre musculaire et elle exige plus encore, des qualités morales de discernement, de patience et de ténacité que les possibilités physiques de fond et d’endurance. Or, nos indigènes, s’ils sont très rapides, manquent le plus souvent d’habileté et de pondération ; ils partent en trombe mais, faute de savoir ménager leur effort, ils finissent en feu de paille. La course d’El Ouafi fut miraculeuse d’intelligence »[10].

Le coureur était donc l’exception qui confirmait la règle.

La chute rapide

Après Amsterdam, El Ouafi fut invité aux États-Unis. Sa toute récente notoriété lui valut de côtoyer des personnalités du moment, Maurice Chevalier, Mistinguett et même un autre champion olympique, Johnny Weissmuller, l’inoubliable Tarzan. Il courut à diverses reprises. Et perdit. Sans ironie superflue, remarquons que pour Le Figaro, qui avait annoncé triomphalement la victoire du Français El Ouafi à Amsterdam, le même athlète devenait Algérien quand il perdait…« Une course d’exhibition de 25 kilomètres, à laquelle participait le coureur algérien et champion olympique El Ouafi, a été gagnée par l’Américain Joe Ray, qui parcourut la distance en 1 h. 27 m. 18 s. 1/5. L’Algérien s’est classé second »[11]. « Sur la piste de l’Arène Olympia à Détroit (États-Unis) le coureur américain Joe Ray a de nouveau remporté la victoire dans une course qui l’opposait au coureur algérien El Ouafi »[12].

La belle histoire touchait pourtant à sa fin. Ayant accumulé aux États-Unis un très modeste pécule (correspondant à 25.000 dollars[13]), il fut disqualifié par la Fédération française d’athlétisme à son retour en France (fin 1928). Il commença alors à être mêlé à des histoires sordides. En juillet 1929, ayant contesté le prix d’un whisky, dans un bar de la rue Cujas, il fut traité de « sale bicot », puis roué de coups[14]. En 1932, il fut assigné en correctionnelle pour une sombre affaire d’abus de confiance[15], mais acquitté[16]. Il plaça ses quelques économies dans l’achat d’un café-restaurant, fut escroqué par un associé, fit faillite. Il sombra alors dans la misère, la solitude, l’alcoolisme voire, à certains moments de sa vie, dans la clochardisation. Six années seulement après son triomphe, un quotidien socialiste se désolait : « Aujourd’hui, malade, dans une misère noire, El Ouafi gît sur un lit d’hôpital parisien. Le sport-métier a fait une nouvelle victime »[17]. Le 4 décembre de la même année, le journal sportif L’Auto lança un appel à lui trouver un travail. Apparemment sans succès.

Lorsqu’Alain Mimoun, son lointain successeur (champion olympique, Malbourne, 1956) fut reçu à l’Élysée par le président Coty, il demanda à associer à sa gloire son aîné. Une photo, peut-être unique, les réunit à ce moment. Un court temps, la France se souvint alors qu’elle avait eu un autre Français algérien champion olympique. Puis El Ouafi retourna à sa vie de banlieusard.

Les circonstances de sa mort, le 18 octobre 1959 (si la date citée supra est la bonne, ce fut donc le jour de son 61 è anniversaire…), lors du mitraillage d’un café, 10 rue du Landy, à Saint-Denis, restent controversées. Certaines sources évoquent un refus de cotiser au FLN, d’autres un sordide règlement de comptes Il repose au cimetière musulman de Bobigny, oublié de tous.    

Un premier hommage lui fut toutefois rendu à l’initiative du comité d’entreprise et de la CGT de l’usine Renault dans les années 1960 : un complexe sportif de Meudon porta un temps son nom. Mais la direction de la Régie revendit ce complexe, qui devint le stade la fosse Renault[18]. Une nouvelle – et timide – reconnaissance est en cours : la ville de La Courneuve à donné son nom à un gymnase ; celle de La Plaine-Saint-Denis a baptisé une avenue El Ouafi ; Boulogne-Billancourt a également donné son nom à une passerelle piétonne de l’île Seguin, là où il a travaillé. Et, ce 4 septembre 2024, à Bobigny, à l’initiative d’érudits locaux du cercle Balbiniacum, le maire de la ville, Abdel Sadi, inaugura une place El Ouafi, à quelques centaines de mètres du cimetière musulman, où il repose.


[1] 7 août 1928.

[2] 6 août 1928.

[3] 18 août 1928.

[4] 6 août 1928.

[5] « Souscription El Ouafi », 9 août 1928.

[6] 6 août 1928.

[7] « Cris de victoire », 21 août 1928.

[8] 6 août 1928.

[9] 18 août 1928.

[10] « Le muscle algérien », L’Afrique du Nord illustrée, 18 août 1928 (article signé Un sportif).

[11] « Une défaite d’El Ouafi », 1 er novembre 1928.

[12] « Une nouvelle défaite d’El Ouafi », 12 novembre 1928.

[13] Ben Salem, « Le Marathon, une gageure », L’Écho de la presse musulmane, 6 juin 1936.

[14] « El Ouafi est battu, volé et.. pas content ! », L’Écho d’Alger, 12 octobre 1929.

[15] « L’ancien champion olympique El Ouafi en correctionnelle », L’Écho d’Alger, 2 mars 1932.

[16] « Le champion El Ouafi acquitté en correctionnelle », L’Écho d’Alger, 17 mars 1932.

[17] « Toujours le sport pro », Le Populaire de Paris, 25 mai 1934.

[18] Patrick Pierquet, « Ahmed Bouguera El Ouafi, de l’Olympe à l’oubli », L’Humanité, 4 septembre 1995.

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