Le 20 heures de l’A2 du 3 décembre 2000 (2min 29s)
Une semaine après que le Général Aussaresses ait reconnu l’institutionnalisation de la torture durant la guerre d’Algérie, le Général Bigeard s’était exprimé sur cette question, à l’occasion d’une réunion de parachutistes. Selon lui, «tout le monde le dit qu’il y a eu de la gégène» mais il trouvait que la presse en parlait de trop.
Pavane pour un tortionnaire défunt
On ne s’attendait pas à ce que la mort d’un général de l’armée coloniale, qui a organisé une industrie routinière de la torture de masse, provoque une quelconque contrition chez les représentants qualifiés de la droite française. On est néanmoins choqué par l’exercice de révisionnisme auquel s’est livré Henri Guaino, conseiller spécial de la présidence française et rédacteur de discours présidentiel. Et à ce titre, on présume qu’il sait parfaitement ce qu’il dit.
Or, M. Guaino affirme que cette vieille connaissance de tant de suppliciés algériens a «accompli la mission qu’on lui avait confiée… avec beaucoup d’intelligence, beaucoup d’humanité». Et pour que l’on ne se trompe pas, le rédacteur des discours de Sarkozy affirme que ce qui «est contesté en Algérie, ce n’est pas l’action d’un militaire comme Bigeard, c’est la légitimité de cette guerre (…). L’armée a fait ce qu’on lui demandait de faire. Il n’est pas bon de chercher tant d’années après à établir les responsabilités et à faire la comptabilité des crimes qui ont été commis de part et d’autre». Plus révisionniste que cela…
L’éloge «républicain» de «l’humanité» d’un criminel – le mot est neutre : c’est un qualificatif juridique qui a donné un nom à une technique d’élimination de prisonniers torturés à mort -, est d’autant plus insupportable que les tueurs de l’occupation sont hissés au même rang que ceux qui ont pris les armes pour se libérer de l’oppression coloniale.
Les «crevettes Bigeard», selon la terrifiante formule du secrétaire général de police Paul Teitgen, ne sont évidemment plus là pour témoigner de la bestialité de celui dont l’humanité est célébrée par un intellectuel organique d’Etat.
Le propos du vrai auteur de l’édifiant discours de Dakar est révélateur d’un état d’esprit et d’une idéologie inquiétante, un néo-conservatisme «débarrassé de ses complexes» derrière un nationalisme aux connotations très identitaires, ne revendiquant qu’obliquement ses références.
Quel est le nom de cette idéologie qui porte les criminels au rang des héros, qui met un signe d’égalité entre les exécutants sans âme de l’ignominie et ceux qui revendiquaient leur liberté, qui prône l’effacement de l’histoire ?
La mémoire lacunaire de cet intellectuel organique mérite qu’on lui rappelle qu’il y eut des officiers français qui ont condamné la torture, au nom de l’honneur militaire et de celui de la France. Ces officiers, contrairement à «l’intelligent» et «humain» Bigeard, ont refusé d’ordonner, de justifier ou de légitimer des méthodes qui condamnent et déshonorent irrémédiablement ceux qui les utilisent.
Le nom, authentiquement glorieux, du général Jacques Pâris de Bollardière1, est dans tous les esprits. Car, contrairement à ce qu’affirme le très prolixe conseiller, le général Bigeard a failli à l’honneur et a sali l’uniforme qu’il portait. Faut-il sourire à l’évocation de l’humanisme du tortionnaire ? Ou bien faut-il en déduire que les souffrances infligées à des milliers d’hommes «moins humains» ne seraient que péchés véniels qui ne déshumanisent par leurs auteurs ?
Fort heureusement, nombre d’hommes politiques et d’historiens français ont une approche beaucoup plus critique. Il n’en reste pas moins que cette oraison traduit toute la difficulté d’une droite attirée par ses extrêmes à regarder l’Histoire en face sans autoflagellation mais sans mystification.
Dédouaner post mortem un criminel de guerre qui n’a jamais eu le courage d’assumer ses actes au prétexte qu’il n’avait fait que servir dans une guerre où tous auraient commis des atrocités, est une injure à la mémoire de milliers de torturés. Une insulte à tous les suppliciés, jetés dans une Méditerranée que l’on voudrait aujourd’hui, paradoxalement, unifier.
Mort du général Bigeard: une part d’ombre soigneusement dissimulée
C’est en héros qu’il est cité par les officiels, occultant son rapport étroit avec la pratique de la torture lors de la guerre d’Algérie…
Un «très grand soldat», un «combattant d’exception», «un soldat de légende», un «chef charismatique»… L’Elysée et le gouvernement n’ont pas tari d’éloges à l’égard du général Marcel Bigeard, décédé ce vendredi. Ce militaire, héros de la Résistance et des guerres coloniales (Indochine, Algérie) a en effet considérablement marqué l’armée française.
Sa participation à la guerre d’Algérie de 1955 à 1960 ne fait cependant l’objet d’aucune nuance de la part des officiels. Or, ce conflit est intimement lié à la pratique de la torture par l’armée française et la carrière du général Bigeard «témoigne de l’emploi de méthodes problématiques», assure à 20minutes.fr l’historien Gilles Manceron, spécialiste de l’histoire de la colonisation et vice-président de la Ligue des Droits de l’homme.
La torture, «un mal nécessaire» selon le général Bigeard
Ces méthodes sont «à remettre dans le contexte de l’époque», tempère Gilles Manceron, et la torture concernait «l’ensemble de l’armée française, le général Bigeard ne porte pas de responsabilité particulière». Mais son nom «est lié à la torture, il formait un couple avec le général Massu», insiste Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d’Algérie, contacté par 20minutes.fr.
«On lui a beaucoup reproché son action en Algérie, mais le général Bigeard s’est défendu d’avoir pratiqué personnellement la torture», répond à 20minutes.fr le lieutenant-colonel Thierry Noulens, du service historique de la Défense. En effet, il n’a jamais avoué avoir utilisé cette pratique même s’il a reconnu, en 2000, qu’il s’agissait là d’un «mal nécessaire».
«L’usage de la torture reste un tabou»
«Je crois en la sincérité du général Bigeard qui avait un réel respect de son adversaire, mais il fallait avoir les renseignements et il n’y avait pas d’autres solutions que d’effectuer des interrogatoires poussés», ajoute le lieutenant-colonel Noulens qui précise que «tous ces problèmes là étaient connus». «L’armée se justifiait en disant que la torture était pratiquée pour éviter les attentats, mais cet argument n’est pas pertinent, cela entretenait au contraire le terrorisme», réplique Gilles Manceron.
Cet aspect-là a ainsi été occulté de tous les hommages officiels au général Bigeard. «C’est un problème, ces faits doivent être rappelés», déplore Gilles Manceron. «L’usage de la torture reste un tabou et le pouvoir politique refuse la repentance, c’est dommage car cela nous empêche d’avoir des relations normales avec l’Algérie et de porter un regard serein sur l’avenir», conclut-il.
- [Note de LDH-Toulon] – Lire cette page : 102.