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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Benoît Falaize : enseigner l’histoire de l’immigration à l’école

Fruit d'une enquête menée sur deux ans, le rapport de l'Institut national de recherche pédagogique (INRP) a été remis le 19 octobre 2007 à Jacques Toubon, président du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration (CNHI). Rédigé sous la direction de Benoît Falaize, avec Olivier Absalon et Pascal Mériaux, il propose un état des lieux de l'enseignement de l'histoire de l'immigration à l'école. En voici la synthèse1.
  1. La question de l’histoire de l’enseignement est récente dans le cursus scolaire
    français. Elle date des années 70. Mais dès le début, c’est plus la question de l’accueil
    des enfants de l’immigration qui s’impose. L’école continue, dans les années 80 et 90, à penser l’immigration comme un thème qu’impose l’urgence du présent, par les conséquences ressenties du regroupement familial. A aucun moment, dans aucun document officiel, l’immigration n’est envisagée comme un thème d’étude en lui-même et dans son historicité. Les autorités de l’école continuent à percevoir l’immigration comme une situation qui nécessite une prise en charge spécifique, alors même que les élèves naissent et grandissent en France. Cette confusion entre ce qui relève de l’histoire de l’immigration et de la gestion effective des élèves issus de l’immigration persiste aujourd’hui encore à tous les échelons du système éducatif, dans les pratiques comme dans les représentations de ses agents.

  2. De fait, peu de débats scientifiques existent sur la place que devrait avoir l’histoire
    de l’immigration dans l’espace scolaire. Ce n’est qu’à partir de la constitution de la
    Mission de préfiguration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration que les discussions ont été lancées, mais plus souvent sur le mode incantatoire et diagnostic : « il faut faire l’histoire… » ; « il n’y a pas assez de… »

  3. L’histoire de l’immigration occupe une faible place dans les programmes scolaires.
    Très faible en histoire, mais conséquente en Langues vivantes. En Histoire, c’est à l’école
    primaire que les programmes sont les plus cohérents du point de vue des savoirs et en
    conformité avec les acquis scientifiques, avec les programmes de Lycée STG récemment
    mis en vigueur.

  4. L’histoire de l’immigration occupe une faible place dans les manuels scolaires. En
    histoire, à mesure que l’on se dirige vers le lycée, sa place se fait plus importante. Même
    dans les ouvrages de géographie (primaire, collège, lycée professionnel et lycée), où il est question d’immigration, c’est la question du présent qui est retenue. Même phénomène dans les livres d’éducation civique et de sciences économiques et sociales. L’histoire est sollicitée anecdotiquement. L’image des immigrés alterne entre le rôle de victimes et de héros (surtout sportifs) quand ceux-ci ne sont pas, tout simplement invisibles.

  5. Une évolution récente est perceptible dans les dernières éditions scolaires, tout niveau confondu : de plus en plus d’ouvrages intègrent le thème dans leur contenu. C’est vrai au lycée comme à l’école primaire et même au collège où le thème était absent. Mais très souvent sous l’angle de l’intégration et de l’exclusion, et moins sous celui de l’histoire stricto sensu. La question sociale occupe les concepteurs de manuels scolaires, indéniablement.
  6. Dans les prescriptions officielles et les manuels scolaires, première interprétation de
    ces prescriptions, règne une confusion entre ce qui relève de l’histoire de l’immigration
    et ce qui est de le question contemporaine de l’immigration, des élèves reconnus
    comme en étant issus, sa gestion, ses flux et les débats autour de l’intégration. Entre la
    géographie, l’éducation civique, les sciences économiques et sociales et certains manuels
    récents d’histoire destinés aux classes de filières technologiques et professionnelles, les
    thématiques circulent dans les mêmes termes, chacune adaptée à leur inscription
    disciplinaire et au niveau de classe (primaire, collège, lycée). Cette proximité thématique,
    liée à l’actualité et exceptionnellement à l’histoire du phénomène migratoire, laisse penser que l’appréhension par les éditeurs scolaires et leurs auteurs de la question de l’immigration se fait dans un « ici et maintenant » très marqué dans le monde scolaire.

  7. Le poids important du présent sur les prescriptions comme sur les pratiques
    effectives témoignent d’une appréhension de ce thème d’histoire sous l’angle moral, où le racisme, l’apprentissage de la tolérance et du respect d’autrui sont la pierre angulaire
    du travail pédagogique. Les enjeux scolaires d’aujourd’hui sont en lien avec les questions les plus vives de la société : celles qui touchent à l’identité de la France, à son passé et à son devenir.

  8. L’histoire de l’immigration en classe est peu enseignée du point de vue historique.
    Ce sont les matières comme la géographie, l’éducation civique ou les langues et les lettres qui prennent volontiers en charge cet enseignement, moins dans ses dimensions historiques que contemporaines. Cet enseignement apparait diffus et peu structuré. Il est souvent le fait de projets pluridisciplinaires qui échappent à l’ordinaire de la classe.

  9. La question coloniale est au coeur des préoccupations enseignantes. Alors que
    l’immigration, l’exil postcolonial est peu étudié, la question coloniale est présente dans les pratiques comme dans les représentations des professeurs. Lorsque la colonisation est sollicitée, c’est plus du point de vue d’une mémoire traumatique que d’un point de vue historique permettant de resituer la spécificité de ce lien historique. Parce que les
    enseignants pensent que les élèves sont dépositaires d’un passé et d’une mémoire
    coloniaux, ils tentent de construire des leçons qui puissent définir une mémoire commune, une mémoire partagée de la guerre et de la colonisation. Mais jamais, ou très rarement, ne sont abordées les questions liées au phénomène migratoire en contexte colonial (spoliation des terres, exode rural, prolétarisation, exil) qui fondent pourtant une des explications historiques de l’émigration coloniale, transformant les émigrés dépossédés et déracinés de l’empire en immigrés prolétaires en métropole. De la même manière, la construction de l’imaginaire colonial et ses répercussions sur l’existence des immigrés sur le sol de la métropole ne sont que très rarement abordées dans les pratiques les plus courantes.

  10. Beaucoup de pratiques reposent, ou prennent appui, à un moment ou un autre, sur
    les familles des élèves présents dans la classe, pour évoquer l’histoire et les mémoires de l’immigration.. Ces pratiques sont cependant l’objet de prudence, de craintes parfois, afin de ne pas heurter la part du privé qu’elles mobilisent. Dans les pratiques de classe, de l’école primaire à la Terminale, en cours d’histoire comme en Lettres ou en Sciences économiques et sociales, il est d’usage fréquent de demander aux élèves de dire leur « origine », « d’où ils viennent », leur « pays d’origine ». Cet usage est d’autant plus fréquent qu’il s’appuie sur la volonté de rendre compte d’une particularité que les enseignants souhaitent valoriser. Plus que cela, cette particularité devient objet d’enseignement. Dans certains cours on enseigne l’histoire de l’immigration, et dans d’autres, et parfois dans les mêmes, s’opère une inversion de l’ordre scolaire, du rapport pédagogique, où ce n’est plus l’enseignant qui apprend aux élèves un contenu disciplinaire, mais bien l’élève qui apprend aux « autres » (les élèves de sa classe, l’enseignant…) une partie de son histoire de l’immigration. Les enseignants retournent le stigmate de l’élève (« issu de l’immigration », « maghrébin », « musulman », « immigré », « d’origine différente »…) pour valoriser la différence et la richesse que cette « origine » (comme par magie) était supposée lui octroyer. Il s’agit ni plus ni moins d’une déconsidération sociale reconsidérée scolairement, comme une réhabilitation symbolique. Comme on créerait une « stigmatisation positive » en quelque sorte.

  11. L’actualité et les enjeux du présent sont omniprésents dans l’école, qu’il s’agisse
    des objectifs affichés ou implicites, des attentes à l’égard des élèves ou des finalités que les professeurs assignent à l’enseignement de l’histoire de l’immigration. L’actualité (politique, proche orientale, économique et sociale…) semble obérer toute réflexion pédagogique, dans les pratiques les plus quotidiennes, sur l’histoire de l’immigration. C’est à dire qu’elle vient exercer une pression accablante pour l’objet historique : la domination des disciplines autres que l’histoire pour aborder l’histoire de l’immigration en témoigne. Tout se fait au nom d’un « ici et maintenant ». Les enseignants définissent des modalités de faire cours, et des entrées disciplinaires et thématiques plus en lien avec les préoccupations qui sont les leurs et qu’ils devinent chez leurs élèves. La place des débats récents sur la question migratoire et l’identité nationale, l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, les débats publics (politiques et associatifs) autour de l’expulsion des immigrés en situation administrative irrégulière sont autant de thèmes d’actualité qui hantent les consciences au sein d’un monde éducatif particulièrement réceptif aux notions de respect, de tolérance et d’ouverture au monde, conformément aux termes même des différents programmes, toute discipline confondue.

  12. De manière générale, le thème de l’histoire de l’immigration est vécu, pensé et
    pratiqué en tant qu’il s’agit d’un objet d’histoire où s’organisent des rapports scolaires
    mais aussi sociaux entre « eux » et « nous » ; entre des élèves perçus comme
    « différents » et un « nous » collectif de la communauté éducative et nationale. Une histoire de l’immigration dont seraient porteurs les élèves, dans une « étrangeté » prise en charge avec générosité et souci profond et sincère de reconnaissance. Mais dans la
    reconnaissance d’une identité des élèves souvent figée, sans contexte, sans
    restitution de la complexité du processus migratoire. Fondamentalement, les
    enseignants désireux de prendre en compte la culture des élèves, ou du moins, de permettre la reconnaissance de « leur culture », « leur histoire », vont très souvent, sans le vouloir bien sûr, à l’encontre d’une idée d’échange culturel qu’ils défendent pourtant par ailleurs : en réifiant l’identité supposée des élèves qu’ils ont en face d’eux, ils se font, en somme, une conception et une seule de l’identification des élèves et dissimulent, à leur corps défendant, la complexité et la pluralité des existences des élèves. Par ailleurs, et pour ajouter encore à cette confusion des principes directeurs de leur action pédagogique, les professeurs tentés par une telle démarche de reconnaissance sans examen, dans une générosité bienveillante et spontanée, « enferment » les élèves dans une reconnaissance de groupe (« les élèves Maliens », « les Maghrébins »…) où un regard extérieur ne peut être posé pour aider ces élèves en adolescence, à l’inverse même d’une conception dialogique de la construction identitaire.

    Le rapport d’enquête que nous remettons constate qu’il y a un impensé de l’histoire migratoire en France véhiculé par l’école et par l’institution tout entière : un impensé qui concerne non pas les immigrés eux-mêmes mais la nation elle-même et qui fait de l’étranger un autre irréductible, et de l’immigré, ou de ses enfants, une figure équivoque de la question nationale. Des « autres », l’école ne cesse de parler. Mais de « nous », d’un « nous » collectif et construit dans une histoire longue, l’école a manifestement plus de mal.

Benoît Falaize (dir.)

avec Olivier Absalon et Pascal Mériaux
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