Dans la mémoire collective, il symbolise les «porteurs de valises», ces militants français qui transportaient argent et faux-papiers pour les combattants indépendantistes du FLN (le Front de libération national algérien) opérant en métropole. Fondateur, en 1957, d’un des premiers réseaux de soutien au FLN, Francis Jeanson est décédé samedi 1er août, à 87 ans. Ce philosophe et disciple de Jean-Paul Sartre incarne surtout cette génération qui, autour de revues comme Les Temps Modernes, dont il était l’un des principaux rédacteurs, a fait vivre la figure de l’intellectuel engagé des années 1960.
Licencié de lettres et diplômé d’études supérieures de philosophie, Francis Jeanson rejoint en 1943 les Forces françaises d’Afrique du Nord puis devient, deux ans plus tard, reporter à Alger républicain. Il rencontre Camus et Sartre et se voit confier par ce dernier la direction de la revue Les Temps modernes (1951-1956). Parallèlement, il fonde aux éditions du Seuil la collection Ecrivains de toujours et y publie, en 1955, L’Algérie hors la loi, qui dénonce l’échec du système d’intégration des masses algériennes et affirme la légitimité des hors-la-loi du FLN.
En 1957, en pleine guerre d’Algérie, il crée le «réseau Jeanson», qui sera démantelé en 1960. Dans Notre guerre, paru la même année et immédiatement saisi, il répond à ses détracteurs qui lui reprochent de trahir son pays, en expliquant qu’il défend les valeurs de la France qu’elle même trahit. Jugé par contumace, il est condamné en octobre 1960 à dix ans de prison ferme au terme du procès de son réseau.
Amnistié en 1966, il se tourne alors vers l’action culturelle, puis l’action sociale en milieu psychiatrique.
Entretien avec Benjamin Stora
- Comment a émergé, chez Francis Jeanson, ce combat pour l’indépendance de l’Algérie?
Il a été étroitement mêlé aux activités politiques et intellectuelles dans la lutte contre le nazisme, il était très engagé dans la Résistance. Au lendemain de la guerre, la grande cause pour lui sera la décolonisation, comme beaucoup d’autres intellectuels de l’époque (tels Claude Lanzmann) qui étaient regroupés dans des revues comme Les Temps Modernes – la plus prestigieuse, dont il était, avec Sartre, l’un des animateurs principaux.
L’anticolonialisme sera l’un de leurs moteurs principaux, avec la guerre d’Indochine (1946-54), la répression de l’insurrection à Madagascar (1947) et bien sûr la question de l’indépendance de l’Algérie. Ils vont combattre sur le mot d’ordre de la séparation, de l’indépendance, ce qui n’était pas la position politique de l’époque, en particulier des partis de la gauche traditionnelle, qui étaient beaucoup plus réservés sur ce mot d’ordre. Les Temps Modernes a particulièrement impulsé ce combat politique en donnant la parole à de nombreux intellectuels de ce qu’on appelait le tiers monde, par exemple Franz Fanon.
- Quelle a été l’influence de sa rencontre avec Sartre, dont il fut le disciple ?
Elle a été décisive, au niveau de l’apprentissage de la liberté par l’engagement politique, de comment un homme ne peut être libre sans être engagé dans ce combat, dans ce défi que représente la transformation de la société. Mais Jeanson a aussi beaucoup polémiqué avec Albert Camus, même avant le déclenchement de la guerre d’Algérie, quand Camus avait publié des textes sur le totalitarisme et le stalinisme, tandis que Sartre et Jeanson étaient engagés plus durement du côté de la lutte des classes.
- Comment Jeanson est-il passé d’un militantisme de la pensée à un engagement concret aux côtés du FLN?
La rupture vient avec le vote des pouvoirs spéciaux [Ndlr: qui marque l’envoi du contingent en Algérie] par la gauche française en mars 1956. C’est à ce moment-là que s’opère une déchirure entre ceux qui s’orientent vers l’indépendance et une gauche qui, elle, envisageait une stratégie dite de négociation pour la paix en Algérie, tandis que des militants radicaux, opposés à la guerre coloniale, s’engageaient pour la reconnaissance du nationalisme algérien.
Il y avait donc une cassure très profonde entre un petit groupe de militants, venus essentiellement du PCF, et le gros des appareils traditionnels de gauche. Ces militants vont sortir des partis politiques de la gauche traditionnelle et certains, comme Francis Jeanson, à partir de la bataille d’Alger (mars 1957), vont créer des modèles de réseaux clandestins, sur le modèle de ceux de la Résistance contre le nazisme, pour aller à l’aide directe au FLN, qu’ils considéraient comme l’organisation nationaliste algérienne la plus représentative.
- C’est finalement l’impuissance de la gauche française qui a poussé Jeanson, qui n’était pas un militant, à s’engager concrètement?
Francis Jeanson a toujours été un homme très discret, qui n’a jamais voulu apparaître sur le devant de la scène médiatique, politique ou culturelle. Mais la gauche de l’époque ne parvenait pas à sortir de ce bourbier algérien, il y avait beaucoup de paroles, d’échanges entre les militants et intellectuels mais dans le fond personne n’agissait vraiment et ne savait qui étaient ces militants algériens. Le mérite essentiel de Jeanson c’est d’avoir voulu rentrer directement en contact avec ces Algériens nationalistes, c’est-à-dire, en 1956-58, les militants du FLN, organisés dans la fédération de France du FLN.
- Concrètement, en quoi consistait cette aide au FLN?
Cela passait essentiellement par deux choses :
- Faire ce que les Algériens ne pouvaient pas faire en métropole à l’époque, c’est-à-dire circuler librement, transporter de l’argent en liquide. Car des sommes considérables étaient levées par les militants immigrés algériens –ils étaient des dizaines de milliers à cotiser au FLN (130.000 en 1961)–, qui aidaient au fonctionnement du GPRA (le gouvernement provisoire de la République algérienne).
- Transmettre des informations: brochures, documents, bulletins intérieurs de l’organisation.
- A l’époque, on a accusé ces militants de transporter des armes, dirigées contre les soldats français en Algérie.
La plupart des hommes qui appartenaient à ce réseau et que j’ai rencontrés s’en sont toujours défendu, ils savaient qu’ils ne transportaient pas d’armes, ils ont toujours nié et situé leur action sur un plan politique et pas militaire.
- On leur reprochait aussi, en aidant le FLN, de trahir leur pays.
Il y avait à l’époque toute une campagne menée contre ces intellectuels anti-colonialistes (Jeanson, Simone de Beauvoir, Sartre) par les pouvoirs publics de l’époque, par le gouvernement général d’Algérie, au nom de la défense de la France. On les appelait les «militants de l’anti-France», l’expression avait été forgée par Jacques Soustelle, gouverneur général d’Algérie au début de la guerre.
Or, précisément, tous ces militants, comme Pierre Vidal-Naquet [Ndlr: historien et militant français contre la torture pendant la guerre d’Algérie], qu’ils soient dans des réseaux clandestins, ou dans une expression publique de défense des libertés, avaient au contraire le sentiment de vouloir sauver les valeurs d’une France républicaine qu’ils estimaient menacée par cette guerre coloniale, par le pourrissement induit. Ils n’avaient pas l’objectif d’être contre la France, au contraire, leur problème était de sauver les valeurs et idéaux développés par la Révolution française, qu’ils estimaient trahis par le système colonial lui-même.
- Ils se situaient dans un combat de type dreyfusard ?
La guerre d’Algérie a été le grand moment d’engagement de toute une série d’intellectuels, mais aussi le grand moment de déchirure entre les intellectuels. Les années 60 était une époque pas du tout semblable à celle que nous vivons aujourd’hui, il n’y avait pas ce consensus mou sur les grands problèmes, il y avait des camps extrêmement délimités, opposés : ceux qui étaient les partisans de l’Algérie française –qui étaient très nombreux à l’université–, et les partisans, beaucoup plus minoritaires, de l’indépendance de l’Algérie. Cela donnait lieu à des affrontements très durs et radicaux, à un déchirement très fort, à l’intérieur des familles politiques, déchirement qui s’est accentué pendant la bataille d’Alger, en 1957.
- Comment s’est poursuivi l’engagement de Jeanson par rapport à l’Algérie, une fois l’indépendance acquise ?
Le principe de base de son combat, c’était l’espoir d’une une société libérée du système colonial avec une égalité citoyenne entre tous les hommes. Mais il espérait aussi une société algérienne égalitaire. Une fois l’indépendance acquise, en 1962, il s’est désintéressé de ce qui pouvait se passer, notamment par rapport l’édification de l’Etat algérien. Mais à partir de 1988-92, il est revenu en Algérie, il était du point de vue des démocrates algériens, contre le système politique algérien. Même s’il ne l’a pas manifesté de manière ouverte, il y avait la question coloniale, décisive, mais par la suite la question de la démocratie politique.
- Comment peut-on analyser la figure de l’intellectuel engagé qu’était Jeanson, au regard des intellectuels d’aujourd’hui ?
C’est l’homme qui a voulu toujours mettre en adéquation la théorie, les paroles, les idées avec l’action, et ne pas s’engager à l’intérieur de partis politiques. Il avait comme morale essentielle l’investissement pratique dans un certain nombre de tâches à accomplir. On en est loin aujourd’hui car les figures intellectuelles actuelles sont des experts qui formulent des opinions sans s’engager véritablement, sans distribuer des tracts, ou militer dans des réseaux politiques.
La grande leçon qu’on retient d’intellectuels comme Jeanson, Sartre, et même Camus, c’est cette nécessité d’être dans la vie de la Cité pour lancer de manière perpétuelle ce défi, pour que la citoyenneté soit effective. L’engagement politique des intellectuels français de cette époque a eu une portée mondiale extrêmement puissante, sur des continents entiers comme l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique. Ils étaient considérés comme très engagés et très volontaires. Comme on le voit, les temps ne sont plus tout à fait les mêmes…