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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Benjamin Stora : la mémoire blessée de l’Algérie perdue

L’historien Benjamin Stora évoque ses souvenirs d’une enfance joyeuse à Constantine, malgré la guerre d’Algérie, et analyse les conséquences de la décolonisation dans la vie politique et sociale actuelle. Ses propos ont été recueillis par Jean-Pierre Mignard et Christine Pedotti, et publiés dans Témoignage chrétien le 28 avril 2016.

La mémoire blessée de l’Algérie perdue

  • TC : Vous avez publié un bel ouvrage autobiographique, Les clés retrouvées, dans lequel vous évoquez votre enfance et les souvenirs que vous en avez…

Benjamin Stora : Oui, je suis né à Constantine, dans le
quartier « judéo » – judéo-musulman et judéo-arabe – le vieux quartier historique de la ville, qui est une ville extraordinaire, située à 600 mètres d’altitude, sur un rocher. J’y ai grandi pendant la guerre d’Algérie. Je suis né en 1950, et je suis parti avec ma famille en 1962, j’avais 12 ans. Ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, c’est le côté joyeux et fraternel de cette histoire.

C’est un peu paradoxal, et cela peut choquer, mais il y avait une fraternité communautaire. Dans la communauté juive, les enfants circulaient d’une famille à l’autre, les portes étaient toujours ouvertes.

Il y avait beaucoup de musique, beaucoup de gaieté dans les rues. Et, avec les musulmans (c’est ainsi qu’on les désignait), il y avait aussi, non pas de la fraternité, parce que le mot est trop fort, mais une sorte de complicité par le langage, par la tradition culinaire, par la musique arabo-andalouse. Il y avait beaucoup d’orchestres dans cette ville. Pour les circoncisions, les bar mitzvot et les mariages, ces orchestres donnaient à la fois de la musique française européenne et de la musique orientale. C’est tout cela que j’ai essayé de restituer. Certes, il y avait la guerre, mais cette vie-là a persisté très longtemps.

Vous savez, aujourd’hui, on parle beaucoup de guerre, en France. Moi, j’ai vécu à Constantine entre 1960 et 1962. Là, on ne sortait plus dans les rues. C’était le couvre-feu tous les soirs à 19 ou 20 heures, les militaires en bas de chez moi ; c’était ça la guerre. Les enfants ne jouaient plus dans la rue. Aujourd’hui, on dit : « Il y a la guerre en France, etc.», mais je sors de chez moi, je prends des TGV pleins à craquer, les hôtels sont fréquentés.

La guerre, ce sont des gens qui se font arrêter devant chez soi, des murs de barbelés à l’intérieur des rues. C’est être obligé de faire un détour pour acheter du pain, ce sont des types qui contrôlent tout le monde, même les enfants, les bras en l’air. C’est la peur tous les jours de voir son père mourir, d’être assassiné, tout simplement. Je parle de la fin de la guerre d’Algérie, quand il y avait une bombe ou un attentat tous les jours.

Ma famille est partie parmi les derniers de la communauté juive, le 16 juin 1962, en avion, par l’aéroport militaire de Telergma. La France avait mis en place une sorte de pont aérien pour les Européens. Les gens avaient très peur, en fait. Mon père avait une toute petite entreprise qui vendait de la semoule. Les deux employés pleuraient en nous voyant partir. Il y avait une incompréhension très forte chez beaucoup d’Algériens musulmans.

Mais, en fait, les juifs d’Algérie, même les plus orientalisés comme ceux de Constantine, étaient profondément français. Ils étaient français depuis presque un siècle, quatre générations. Ils se vivaient comme des Français mais ils étaient, c’est ça qui est compliqué dans cette histoire, à la fois profondément français et profondément orientaux. C’est différent de ceux d’Alger et d’Oran, qui étaient très français, point final. Mais, même Français, ils étaient restés des Orientaux, ils parlaient en arabe, leur cuisine, leur musique, leur façon d’être, c’était l’Orient.

  • Vous comprenez cette nostalgie, cette mémoire douloureuse, de tous ces gens qui ont quitté ce pays ?

Ah oui, bien sûr, parce qu’avant d’être une mémoire dangereuse, en effet, c’est une mémoire douloureuse. Les juifs d’Algérie étaient là depuis deux mille ans, ce n’était pas vraiment des pieds-noirs. Ils étaient là depuis toujours. Quand la guerre d’Algérie a commencé, mes parents n’envisageaient pas du tout de partir. C’était le pays dans lequel ils étaient nés avec, dans leurs cimetières, les arrière-grandsparents, arrière-arrière-arrière-grands-parents.

Durant toute la guerre, malgré les attentats et le terrorisme, ils pensaient que ça allait s’améliorer, qu’on allait trouver un compromis, qu’on allait s’arranger. Ils aimaient bien Ferhat Abbas parce que c’était un homme bon, ils le connaissaient : c’était un ami de mon grand-père qui était maire de Khenchela, dans les Aurès. À sa mort, son frère est devenu maire. Il était en contact avec tous les nationalistes algériens, depuis toujours. Mes oncles avaient été à l’école avec des gens que personne ne connaît en France, mais qui sont des héros de la Révolution algérienne des Aurès, comme Mostefa Ben Boulaïd.

Pour autant, ma famille n’était pas pour l’Indépendance, plutôt sur la ligne de l’égalité politique, un peu celle de Ferhat Abbas, dans les années 1930. Ils n’avaient pas compris que, dans les années 1950, c’était fini. Nous étions entrés dans la décolonisation. C’étaient des gens décalés, un peu comme Albert Camus. Camus, qui était très en avance dans les années 1930, dans Misère en Kabylie, qui défendait les indigènes, la question sociale et la lutte contre la pauvreté, qui avait plaidé contre la peine de mort. Cette position était partagée par une grande partie de la communauté juive d’Algérie.

Mais, après 1945, la question de l’égalité se pose de moins en moins. Pour l’immense majorité des Algériens musulmans, la question, c’est l’indépendance, c’est le nationalisme. Ils voyaient bien ce qui se passait avec l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan, l’Afrique. Avec le Maroc, la Tunisie, ça se rapprochait. Mais, ils disaient: « Ici, c’est la France quand même, ce n’est pas comme le Maroc, la Tunisie, etc. » Ils se sont retrouvés à contre-courant, pour une espèce d’Algérie française égalitaire et fraternelle, mais impossible.

  • Vous avez 12 ans quand vous arrivez en France où vous ferez des études d’histoire. Quel chemin vous fait choisir de devenir un spécialiste de l’histoire algérienne ?

En fait, dans les années 1970, je ne me suis pas intéressé à l’Algérie à cause de mes origines, mais parce que j’étais révolutionnaire. À l’époque, beaucoup d’étudiants en histoire travaillaient sur les révolutions latino-américaine, mexicaine, arabe ou vietnamienne. J’étais à Nanterre et René Rémond me dit: « Mais personne ne travaille sur l’Algérie comme une révolution. Est-ce que ça ne vous intéresserait pas ? » Il m’a indiqué Charles-Robert Ageron, à Tours, qui a dirigé mon travail.

Ensuite, il y a eu une circonstance particulière. Des Algériens, dont certains étaient très proches de mon courant politique de l’époque qui était le courant lambertiste, m’ont donné accès aux archives de Messali Hadj, le fondateur du nationalisme algérien dans les années 1920. Messali venait de mourir, sa fille vivait seule en banlieue parisienne. J’avais 24 ou 25 ans et un accès aux archives de son père, un trésor. Je fais donc ma thèse sur Messali, et j’ai réveillé une première fois une extraordinaire mémoire algérienne, celle de tous ses vieux compagnons de route, et aussi ceux qui avaient été ses adversaires, comme Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et qui sont rentrés en contact avec moi.

Je me suis lancé dans un dictionnaire biographique qui est sorti en 1985, présentant 600 des acteurs principaux du nationalisme algérien, et qui m’a valu une très grande notoriété en Algérie. Pendant ces quinze années de passion, d’écriture, je me suis très souvent rendu en Algérie. Je n’y suis pas allé pour faire une recherche personnelle sur mes origines ethnico-identitaires, mais pour enquêter sur la guerre, la révolution, les ruptures, les itinéraires des hommes et leurs liens.Et il y a eu un basculement au moment où vous comprenez que cette histoire algérienne est en train d’influencer la France.

  • Vous vous étiez tourné vers l’Algérie dans un premier temps, vous vous retournez dès lors vers la France.

En fait, j’étais – entre guillemets – devenu Algérien, à force de travailler sur le nationalisme algérien. Je ne cessais de faire des allers et retours. Je connaissais parfaitement la vie politique algérienne en Algérie, mais aussi l’opposition et les Algériens de l’exil. Et, en octobre 1988, le système s’effondre, et, dès 1989-1990, on voit l’apparition d’un mouvement islamiste algérien, le Front islamique du salut (Fis).

Qui pouvait comprendre d’où venait Abbassi Madani ? Il était dans mon dictionnaire, et avait fait le 1er novembre 1954 [la « Toussaint rouge » durant laquelle des dizaines d’attentats sont perpétrés par les indépendantistes]. Mais personne ne savait ça. J’ai été témoin de la naissance de l’islam radical en Algérie, et j’ai observé la peur française de l’islam. Cette peur de l’islam radical et de l’islam tout court a alors commencé.

En 1991, j’ai écrit La gangrène et l’oubli, dans lequel j’expliquais la montée de l’islam politique, en le reliant au fait que la France, en ne voulant pas regarder son passé colonial, en ne voulant pas le gérer sur le plan mémoriel, nourrissait une forme de ressentiment, de haine, et un désir de vengeance. C’est ainsi que j’ai basculé avec ce livre-là dans la question de la mémoire.

  • C’est ainsi que naît aussi l’idée que la mémoire peut être « dangereuse »..

À l’époque, les questions de mémoire étaient considérées comme très positives : le droit de mémoire, le devoir de mémoire, les droits liés bien sûr à la question de la Shoah, à Vichy, au travail des Klarsfeld, au procès Klaus-Barbie en 1987. Mais je m’apercevais que ces retours de mémoire, de douloureux, devenaient dangereux. Dès cette époque-là, je disais que si on n’a pas d’accompagnement sur les plans politique, historique, culturel, etc., on va vers un éclatement, vers une guerre, vers des séparations.

Il y a vingt ans, j’ai sorti un autre livre, Le transfert d’une mémoire, que je viens de reprendre et de mettre à jour en le faisant précéder d’un dialogue avec Alexis Jenny. Il n’y eut aucun écho lors de sa première parution car, à cause de la scission de Bruno Mégret du Front national (FN), beaucoup pensaient que le FN étaient en train de se dissoudre. De plus, en juin 1999, l’Assemblée nationale vote à l’unanimité la reconnaissance de la guerre d’Algérie. On s’est dit : « C’est fini, c’est réglé, on reconnaît la guerre d’Algérie, il n’y a plus de problèmes. » Comme si le vote d’une loi allait régler les questions mémorielles.

Le livre passe donc totalement inaperçu et, en 2002, Jean-Marie Le Pen était au second tour ; le Front national n’était pas mort du tout, au contraire.

  • Dans votre livre, vous décrivez ce que vous appelez la pensée sudiste, c’est-à-dire une pensée profondément raciste.

À l’époque, la gauche française traditionnelle, à laquelle j’appartiens toujours, qualifiait le FN comme procédant de Vichy, c’est-à-dire du fascisme. Moi, je disais: « Non, le Front national, ce n’est pas un mouvement vichyste, fasciste ou populiste. » La question décisive pour Le Pen, c’est le modèle de la société coloniale exportée dans la société française, où chacun doit rester à sa place, de manière séparée. Il s’abrite derrière les termes de République, de laïcité, etc., mais il faisait la même chose pour l’Algérie française.

C’est là que j’ai développé l’idée du sudisme. Je parle bien du modèle américain, pas du sud de la France. L’idée, c’est que ce n’est jamais possible d’intégrer, que l’égalité est impossible. C’est le modèle que propose le FN. La perte de l’Algérie française et la guerre d’Algérie fonctionnent comme une guerre de sécession perdue. Et, donc, il y a une revanche à prendre sur les Nordistes, sur les Métropolitains du nord, qui sont naïfs, généreux, droits-de-l’hom mistes.

  • L’idée est que les deux cultures ne sont pas miscibles. En ce sens qu’on ne pourra pas les intégrer, sauf à voir disparaître la différence…

Exactement.

  • Vous êtes un acteur engagé autant qu’un historien. Selon vous, qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qu’il est possible de faire ?

D’abord, il faut porter un diagnostic sur l’état de la société. Nous sommes dans une société multiculturelle, où des gens sont profondément français, mais à partir de leur propre histoire qui n’est pas forcément la même que l’histoire européenne. Il faut qu’on s’intéresse à l’histoire des autres. Dans la société française, trop peu d’efforts sont faits pour la comprendre. En revanche, on exige qu’ils connaissent toute notre histoire, dans son intégralité. Mais, nous, on ne sait rien d’eux. Ils savent tout de nous, et nous ne savons rien d’eux.

Le nombre de professeurs d’universités spécialistes du Maghreb est extrêmement faible. Or la majorité des musulmans de France sont originaires de cette région. Qu’est-ce qu’on connaît de l’histoire de leurs sociétés d’origine ? On ne sait rien d’elles, pas même leur géographie. Par exemple, les journalistes parlent d’un événement de manière bien imprécise: « Ça s’est passé à 700 km au sud d’Alger. »

Ce qui m’inquiète, particulièrement aujourd’hui, c’est que, lorsque j’ai commencé à travailler sur ces histoires, la question coloniale était importante, bien sûr, mais elle n’était pas à ce point fantasmée par une fraction de la jeunesse d’origine maghrébine. Aujourd’hui, il y a une espèce de fantasme, comme si les Français se levaient tous les matins pour aller tuer des arabes. Or le travail historien sur la question coloniale reconnaît la ségrégation, les violences, la brutalisation de société mais il y a aussi des Français qui ont combattu le colonialisme, Témoignage chrétien en est un exemple.

De nombreux intellectuels français ont été les amis, disons, des nationalistes maghrébins, dans les milieux catholiques, progressistes, communistes et socialistes. Pas tous, certes, mais, si on ne donne pas cet éclairage historique, on a une vision unilatérale et dangereuse. Cette mémoire, qui donne une vision délirante de la France, est aussi dangereuse. En France, il y avait un mouvement anticolonialiste. Georges Clemenceau était anticolonialiste. Malheureusement, la question de la séparation des mémoires, au lieu de se combler par le savoir académique ou les gestes politiques, s’est aggravée.

Il faut donc diffuser notre histoire, celle de la France et de la République, et, en même temps, connaître celle des autres. C’est un défi redoutable pour la France.

  • Pour conclure, deux questions nées de l’actualité immédiate : d’abord, vous avez pris position contre la déchéance de nationalité. Vous pensez que c’est un symbole grave …

Oui, je ne suis pas juriste. Mais on a ouvert une boîte de Pandore car qui sont les binationaux dans ce pays ? Des Français se disent: « Mais il y a tant de binationaux ! Pourquoi ne les met-on pas dehors ? Pourquoi ne choisissent-ils pas ? Il faut maintenant qu’ils choisissent. » C’est une nouvelle période qui s’ouvre, qui est dangereuse. Il faut essayer de refermer cette boîte: tout le monde est français à égalité, point final.

  • La dernière petite question? Vous avez signé un soutien à Jean-Louis Bianco et au travail de l’Observatoire de la laïcité. Vous pensez que le travail de conciliation et d’intelligence des mémoires passe aussi par une façon de vivre la laïcité.

Oui, bien sûr, parce qu’il y a l’islam. C’est une nouvelle grande religion dans ce pays, c’est un défi pour la France. Soit on dit que c’est trop tard et on va à la guerre, soit on essaye d’avoir des passerelles, on essaye de réformer. Régis Debray disait, dans Le Monde : « Dans le fond, la laïcité, c’est un exercice pratique, ce n’est pas simplement un corpus de dogmes et de lois établies a priori. »

La France est un vieux pays. Il y a plus de deux cents ans qu’on vit dans la République. Tout ne va pas s’effondrer demain matin. Mais, au XXI e siècle qui commence, comment incarne-t-on la République ? Quelles formules invente-t-on ? Voilà pourquoi j’ai signé cet appel.

Benjamin Stora

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