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Édition du 1er au 15 novembre 2024

Benjamin Stora : « il faut en finir avec la guerre des mémoires »

L'historien, spécialiste de la guerre d'Algérie, évoque dans son nouveau livre son enfance juive à Constantine samedi 26 septembre aux Chapiteaux du livre à Béziers. Un récit personnel qui complète une oeuvre scientifique au-delà des polémiques. Benjamin Stora était l'invité des Chapiteaux du livre samedi 26 septembre à 21h pour une grande conférence autour de son nouvel ouvrage Les clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Ed. Stock).

Une enfance juive à Constantine

[par Marine Desseigne, La Marseillaise, le 26 septembre 2015]

« Les discours et polémiques de rue ne m’intéressent pas dans mon travail d’historien. »

  • En tant que spécialiste de l’histoire d’Algérie, vous avez écrit de nombreux ouvrages scientifiques sur le sujet. Pourquoi livrer aujourd’hui ce récit personnel ?

Ce n’est pas le premier récit personnel que j’écris. En 2003, dans La dernière génération d’octobre, j’évoquais mon engagement militant, puis j’ai écrit sur mon parcours universitaire et politique en 2008, dans Les guerres sans fin : un historien entre la France et l’Algérie, et en 2013 j’ai évoqué ma vie entre 1995 et 2002 au Vietnam, en Algérie et au Maroc dans Voyages en postcolonies. Là, avec ce quatrième ouvrage autobiographique, sur mes années d’enfance jusqu’à l’âge de 12 ans, il s’agit d’une suite, pour terminer ce parcours… à reculons.

Ce retour en arrière sur mon enfance, est aussi en rapport avec mon travail d’écriture scientifique. Lorsque j’ai travaillé avec Abdelwahab Meddeb pour l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, (Ed. Albin Michel, 2013), cette question m’a ramené à ma propre expérience. On s’est rendu compte que nous étions peut-être la dernière génération a avoir connu cet univers judéo-musulman, aujourd’hui disparu.

  • Vous aviez 12 ans lorsque votre famille a quitté l’Algérie, 15 jours avant la déclaration d’indépendance. Quels souvenirs gardez-vous de ce conflit, puis de l’exil en France ?

C’est tout le sujet du livre. J’étais un enfant, dans une ville très particulière, Constantine, où la communauté juive était très présente. A la fin, on vivait surtout enfermés dans la maison, on évitait de sortir pour échapper aux violences intercommunautaires. En même temps, j’ai aussi le souvenir d’une ville où on allait beaucoup au cinéma, on écoutait de la musique. Ce n’est pas parce qu’on vit des violences que la vie quotidienne s’arrête. Bien sûr, il y a une différence entre le début et la fin du conflit. Entre 1954 et 1962, la vie a basculé. Les Juifs de Constantine ont très longtemps cru à l’Algérie française. Depuis le décret Crémieux de 1870 qui leur accordait la nationalité française, il y avait eu une assimilation culturelle à la France très forte. Et en même temps, un attachement historique à la culture judéo-musulmane, avec la pratique de la langue arabe et de la musique maalouf de Constantine. C’est un écartèlement qui s’est dénoué avec le départ. C’était très dur d’arriver en France, notamment pour mes parents qui étaient âgés. On a atterri dans une HLM à Sartrouville en région parisienne. Puis une autre histoire a commencé.

  • La fin de la guerre marque aussi la fin de la présence des Juifs en Algérie. Une blessure qui est toujours à vif ?

L’exil, c’est toujours un déracinement. Les Juifs d’Algérie étaient là depuis vingt siècles. L’histoire de ma famille, c’est l’histoire des Juifs berbères. C’est profond, cela n’est pas seulement lié à la colonisation, à la présence française. Ce sont des pratiques religieuses, musicales, linguistiques, des influences séculaires qui ont été emportées par le vent de l’histoire.

  • Une histoire qui attise toujours les tensions aujourd’hui. La reconnaissance en 2012 par François Hollande du massacre de la Seine marque-t-elle un tournant ?

D’autres gestes ont été faits en France. Il y a la reconnaissance du 17 octobre 1961 à Paris, mais aussi la journée nationale d’hommage aux harkis et les associations de rapatriés ont été reçues à de nombreuses reprises par les autorités. La question aujourd’hui est d’en finir avec cette guerre des mémoires. C’est ce que j’ai toujours fait dans mon travail. J’ai été l’un des premiers, il y a 25 ans, à parler de ce qui s’est passé à Oran (ndlr : le massacre du 5 juillet 1962), dans mon ouvrage de 1991, La gangrène et l’oubli, j’ai aussi évoqué longuement la question des harkis dans différents articles. Il faut que la guerre se termine, on ne peut pas vivre sur le ressentiment. La réconciliation des mémoires, c’est ce que j’essaie de faire, en les restituant toutes.

  • Cette question est d’autant plus prégnante à Béziers, où le maire Robert Ménard instrumentalise l’histoire de la guerre d’Algérie. Il vous a d’ailleurs pointé du doigt lorsqu’il a débaptisé la rue du 19-mars-1962 pour la renommer Hélie-Denoix-de-Saint-Marc…

Il m’a cité sans lire mes travaux ! Il n’y a pas de censure de ma part. Il peut y avoir des désaccords, ce qui est mon cas en tant que citoyen, par exemple par rapport au putsch des généraux d’avril 1961 qui entendait renverser les autorités de la République. Mais j’ai toujours essayé de restituer la pluralité des points de vue. Par exemple, en interviewant Hélie Denoix de Saint Marc pour mon documentaire, Les années algériennes (1991), ou Notre histoire. Si on sélectionne la mémoire, si on privilégie une mémoire par rapport aux autres, alors c’est l’affrontement perpétuel des mémoires. Soixante ans après, le problème de la réconciliation entre la France et l’Algérie est toujours prégnant. Je n’ai pas envie de polémiquer avec Robert Ménard, ce n’est pas mon objectif. Les discours et polémiques de rue ne m’intéressent pas dans mon travail d’historien.

Propos recueillis par Marine Desseigne

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