Benjamin Stora : France-Algérie, une histoire à écrire et à partager
- Cinquante ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962, qui mirent fin à huit ans de guerre et plus d’un siècle de présence française en Algérie, peut-on dire qu’il n’y a toujours pas de date consensuelle pour marquer la fin d’une guerre qui, ainsi, n’en finit pas de ne pas dire son nom ?
Déjà, il fallut attendre 1999 pour reconnaître qu’il y avait une guerre en Algérie, ce qui fut un événement très important. Mais une fois cette notion historique acquise, il reste à reconnaître la fin de ce conflit. Longtemps il y a eu la date des accords d’Evian portée principalement par les appelés en Algérie mais d’autres groupes de pression, liés au monde rapatrié ou harki, ont expliqué que cette guerre s’est poursuivie, avec les enlèvement d’Européens à Oran en juillet 1962, ou les massacres de supplétifs musulmans de l’armée française.
Une situation qui fait qu’on n’a pas en France de consensus et qu’on reste dans une guerre sans fin. Personnellement, je pense qu’il faut trouver un compromis. La date du 19 mars 1962 me semble importante, même si après il y a eu des séquences tragiques. Elle marque pour l’immense majorité des appelés (400 000 soldats se trouvaient à ce moment-là en Algérie) et leurs familles en France, l’espoir enfin de la paix retrouvée. Pour établir des parallèles, si l’on prend le 11 novembre 1918, la guerre a continué en Orient et après le 8 mai 1945, la guerre a pourtant continué dans le Pacifique avec le Japon jusqu’en août 1945.
- En quoi la guerre d’Algérie, six ans avant mai 68, est une séquence fondatrice de notre histoire ?
Elle est importante dans la mesure où elle signifie d’abord la naissance de la Ve république et d’institutions sur lesquelles nous vivons toujours. Second aspect important, l’entrée en politique de toute une génération, d’ailleurs pour ou contre la guerre d’Algérie.
En ce qui concerne ceux qui furent pour l’indépendance algérienne, on peut citer Michel Rocard, Lionel Jospin, Pierre Joxe… mais aussi des fractions importantes de la jeunesse dont ceux qui furent aux avant-gardes du mouvement de 68 à l’instar des Alain Geismar, Jacques Sauvageot, Alain Krivine, etc. Enfin, cette séquence liée à la décolonisation, signifie bien sûr la fixation de nouveaux rapports entre la France et les pays du sud, ouvrant une autre période à des pays qui accèdent à la souveraineté.
- Si la décolonisation était inévitable, la guerre d’Algérie devait-elle l’être ? Ou peut-on penser que pour sceller l’émergence de leur nation, les Algériens ont été obligé de recourir à la « séquence guerre » ?
Je pense qu’il y avait la possibilité d’une autre histoire, cependant le monde de l’époque ne l’autorisait pas. C’était un monde où la colonisation était triomphante, où l’indigène n’avait pas la possibilité de s’exprimer en tant qu’acteur autonome.
Il n’y avait pas la recherche de la fabrication d’élites politiques et culturelles de sorte qu’on a assisté à la fabrication d’un nationalisme radical, du défi, de la rupture, tel qu’on va le connaître avec le FLN de novembre 1954.
La guerre d’Algérie fut le grand épisode traumatique de la France des Trente Glorieuses. Est-il possible de réconcilier les mémoires, de parvenir à l’écriture d’un récit dédramatisé sur la base des travaux historiens ?
C’est difficile. Car il faut reconnaître les souffrances, les blessures mémorielles qui ne sont pas refermées et sur ce registre, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir…
- Peut-on parler d’un affaiblissement de la concurrence des mémoires et peut-on imaginer, de pair avec les nouvelles générations, un processus de résilience ?
Franchement, je ne sais pas. Il faudrait que je réfléchisse plus à cette question. Il n’y a pas d’affaiblissement de la concurrence des mémoires mais au contraire une concurrence très vive. En ce qui concerne la jeunesse, celle qui est issue de l’immigration algérienne en France a besoin d’une sorte de marqueur identitaire.
Elle a peut être la nécessité de rentrer dans cette histoire tragique et compliquée. Pour autant, elle la connaît mal, elle se l’imagine, elle se la représente. Alors que pour la jeunesse d’Algérie, ce n’est pas pareil. Elle a vécu dans l’histoire officielle ou pas, a baigné dans les récits familiaux, dans des compétitions idéologiques, et il y a pour elle plus la nécessité d’en sortir sans se renier.
- Pourquoi est-il important d’intégrer l’histoire coloniale dans notre récit national ?
L’étape de la connaissance peut nous permettre de sortir du discours de l’anti-repentance qui s’est développé depuis quelques années comme une sorte d’écran idéologique permettant de ne pas mesurer ce qu’a été la réalité de la colonisation. C’est après cette étape décisive de la reconnaissance que se poseront les questions de la vérité et de la justice et donc de la réconciliation.
- Cas d’école de la conflictualité d’une histoire qui a pourtant 60 ans, votre éviction du poste de commissaire de l’Expo Camus qui devait avoir lieu à Aix dans le cadre de Marseille-Provence capitale 2013. Quel regard l’historien porte sur ce « pataqu’Aix » ?
J’ai travaillé près de trois ans sur ce beau projet en essayant de donner plusieurs éclairages autour de la grande figure de Camus : les rapports à la création par le théâtre ou le roman ; l’engagement par le journalisme ; le lien charnel avec l’Algérie et les doutes, les blessures engendrées par cette histoire.
Mais trop de passions politiques, de fantasmes, de méconnaissances de mes travaux, de rivalités (par exemple entre les mairies et Marseille Provence 2013) ont conduit à la paralysie de ce projet et à mon éviction. Je ne sais plus ce qui va se passer désormais. Camus est le seul perdant de ce « pataquès ».
- Vous vous employez dans vos travaux à montrer l’histoire de la période 54-62 dans toutes ses dimensions, mais aussi l’histoire de l’Algérie selon une pluralité gommée au nom de valeurs exclusivement arabo-musulmanes. Quels enjeux sous-jacents ?
Cinquante ans après, nous sommes entrés dans une bataille culturelle en Algérie, longue, difficile. Mais elle se mène. Ainsi, par exemple, des chercheurs algériens travaillent sur le passé juif de l’Algérie, ou l’importance de la question berbère sur la longue durée.
L’enjeu : sortir d’une histoire homogène, uniforme, centralisée, vers une histoire qui soit ouverte au monde, plurielle. C’est le problème propre au monde arabe de la diversité, de la sortie des partis et idéologies uniques, de l’ouverture à l’extérieur, de l’autonomie de l’individu. Ces questions, l’Algérie ne peut y échapper au niveau de ses intellectuels, de son rapport à l’Europe et à sa diaspora.
Jean-Charles Jauffret, Ces officiers qui ont dit non à la torture
Les leçons discrètes de la «Guerre d’Algérie»
Ces officiers qui ont dit non à la torture1 n’est pas un simple hommage aux dizaines de militaires français qui se sont opposés à la pratique de la torture pendant la guerre d’indépendance algérienne. C’est aussi une étude richement documentée des conditions dans lesquelles la torture s’est banalisée dans les rangs de l’armée coloniale, sans jamais pour autant être officiellement institutionnalisée.
Spécialiste de l’histoire militaire française, Jean-Charles Jauffret examine dans la première partie de son livre l’attitude du commandement devant la pratique des interrogatoires musclés par les services de renseignements. Une «armée républicaine» – et, qui plus est, est censée agir en «territoire français» – a-t-elle le droit de recourir aux «pressions physiques» sur les détenus pour obtenir des informations? Cette question s’est tôt posée aux officiers des troupes coloniales, chargés de démanteler les réseaux d’un FLN tentaculaire encadrant rigoureusement les villes et les campagnes.
Si la majorité des officiers ont mis en veilleuse le code d’honneur de l’armée en couvrant les tortionnaires ou en leur infligeant des sanctions strictement symboliques, une petite minorité d’autres se sont conduits de façon plus glorieuse. Le plus connu est le général Pâris de la Bollardière, qui a franchi la barrière invisible du «devoir de réserve» en rendant publiques, dans la presse parisienne, les raisons de sa désapprobation des méthodes fortes des services de renseignement. D’autres officiers comme le colonel de Seguins-Pazzis – certes moins célèbres – n’ont pas été moins honorables. Ils ont régulièrement expliqué à leurs subalternes que la « lutte anti-subversive » ne pouvait s’accommoder de l’usage de la torture sans que l’armée y perde son âme.
Dans la deuxième partie du livre, l’auteur ébauche quelques portraits de militaires qui, par conviction religieuse ou idéologique, se sont élevés contre le recours à la torture. François Dureste, Jean Le Meur et Henri Péninou en sont quelques-uns, auxquels leur profonde religiosité a donné le courage de dénoncer les exactions de l’armée et les libertés excessives accordées aux services de renseignement par un commandement pressé de marquer des points contre le FLN. Marc Chevrel, René Paquet et Georges Alziari sont, quant à eux, des «officiers d’obédience marxiste» qui ont attiré l’attention de leurs supérieurs sur les «dérives de la guerre contre-révolutionnaire» et qui l’ont chèrement payé en mutations et mises en quarantaine.
La conduite de ces dizaines d’officiers prouve que la dénonciation de la torture et le refus d’y recourir étaient possibles. La torture n’étant pas institutionnalisée, les commandants des troupes disposaient d’une certaine marge de manœuvre pour refuser de l’employer, marge que beaucoup d’entre eux, malheureusement, n’ont pas utilisée en arguant des «exigences spécifiques de la guerre contre-révolutionnaire».
Dans le dernier chapitre, Jean-Charles Jauffret met en évidence l’influence de la guerre d’indépendance algérienne sur les codes militaires français. «[…] Les règlements actuels qui régissent l’armée sont directement inspirés d’une réflexion en profondeur sur les déviances et les erreurs commises pendant la guerre d’Algérie», affirme-t-il. Cette réflexion a été pudique et silencieuse puisque jusqu’à tout récemment, on s’obstinait encore à nier les exactions commises en Algérie et les universitaires qui les rappelaient étaient voués aux gémonies. Les leçons de la guerre d’Algérie n’en ont pas moins porté. Dès 1966, le Règlement militaire de discipline générale a institué l’obligation de respecter les lois et coutumes de la guerre. Cette obligation a été rappelée en 1972 dans le Statut général des militaires et, en 1975, dans le nouveau Code de discipline. En 2000, le Guide du comportement du soldat semble avoir achevé de tirer les enseignements de la dernière grande aventure de l’armée française outre-mer, en stipulant clairement que «le soldat obéit aux ordres dans le respect des conventions internationales».