Proposition de loi pour la criminalisation de la colonisation française de 1830 à 1962
ARTICLE PREMIER : Le but de cette loi est de condamner la colonisation française, ainsi que tous les actes criminels commis en Algérie de 1830 à 1962, et toutes les conséquences négatives qui en découlent.
ARTICLE 2 : Sont considérés comme actes criminels les crimes de guerre, les crimes collectifs et les crimes contre l’humanité, contraires aux droits de l’homme, aux Conventions de Genève et aux articles 5, 6, 7 et 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
ARTICLE 3 : La prescription n’est pas applicable aux actes criminels cités dans l’article 2, et aux conséquences négatives qui en résultent.
ARTICLE 4 : Un tribunal criminel algérien sera spécialement créé dans le but de juger tous les criminels de guerre et les crimes contre l’humanité.
ARTICLE 5 : Sera jugée devant le tribunal criminel algérien toute personne ayant commis ou participé à tout acte contre le peuple algérien cité dans l’article 2 de cette loi.
ARTICLE 6 : Le gouvernement algérien garantit les droits de la défense aux accusés devant le tribunal criminel algérien.
ARTICLE 7 : L’accusé sera convoqué selon les normes en vigueur, et s’il ne se présente pas, sera recherché par Interpol s’il n’est pas sur le territoire algérien.
ARTICLE 8 : Les audiences du tribunal criminel algérien seront publiques.
ARTICLE 9 : Le tribunal criminel algérien rend des jugements définitifs.
ARTICLE 10 : Le tribunal criminel algérien ne prend en considération ni le poste occupé par l’accusé ni sa nationalité durant toutes les étapes du procès.
ARTICLE 11 : Toute victime de guerre ou de crime contre l’humanité a le droit de porter plainte devant le tribunal criminel algérien, et de demander réparation et dommages pour les préjudices causés par lesdits crimes.
ARTICLE 12 : Les organismes et associations algériens peuvent représenter les victimes décédées et celles n’ayant personne pour les défendre devant le tribunal criminel algérien, et peuvent se constituer partie civile durant toutes les étapes du procès.
ARTICLE 13 : En cas de décès de l’accusé, le gouvernement français assume toutes les poursuites judiciaires.
ARTICLE 14 : Le gouvernement français assume tous les crimes commis contre le peuple algérien pendant la colonisation, et leurs effets retardateurs sur la marche civilisationnelle de développement de l’Algérie de 1830 à 1962, ainsi que toutes les conséquences, jusqu’à ce jour, des mines et des radiations résultant des essais nucléaires.
ARTICLE 15 : La France doit remettre à l’Algérie toutes les archives nationales de toute nature (écrite, sonore ou visuelle), ainsi que tout monument historique pillé.
ARTICLE 16 : La France doit remettre à l’Algérie les listes des Algériens recherchés, morts ou vivants, en mentionnant leur localisation, ainsi que les listes des exilés.
ARTICLE 17 : La France doit remettre à l’Algérie les plans des lieux où se trouvent des mines, ainsi que des lieux où se trouvent des substances potentiellement dangereuses pour la population et le territoire.
ARTICLE 18 : L’avenir des relations bilatérales entre les deux pays restera lié à la reconnaissance de ces crimes par la France, dont le peuple algérien tient à recevoir des excuses, et à la réparation des préjudices moraux et matériels causés durant colonisation.
ARTICLE 19 : Cette loi entre en vigueur et sera applicable dès son adoption par le Parlement.
ARTICLE 20 : Cette loi sera publiée dans le Journal Officiel de la République algérienne démocratique et populaire.
Analyse
«Un texte qui, selon Benjamin Stora, marque un durcissement dans les rapports entre Paris et Alger»
- Que pensez-vous de cette proposition de loi algérienne «pour la criminalisation de la colonisation française de 1830 à 1962»?
C’est un mélange de dénonciation du système colonial, principalement des critiques très virulentes de ce système en Algérie, et de demandes particulières tout à fait classiques et légitimes, notamment sur les expériences atomiques, la liste des personnes disparues, ou la restitution des cartes des mines posées en Algérie.
Tout cela pose la question de l’efficacité de ce genre de démarche, car il faut resituer ces demandes dans le temps. Si l’on prend par exemple la demande de restitution des archives, que formule le texte, c’est une demande qui dure depuis plus de trente ans. Et les relations franco-algériennes sur cette question ont été très tumultueuses, pour ne pas dire plus. Sous Georges Pompidou, plusieurs meurtres d’Algériens à Marseille en 1971 avaient entraîné la nationalisation du pétrole en Algérie par Boumediene. On a aussi oublié les relations très tendues entre Valéry Giscard d’Estaing et le président algérien, notamment sur le problème du Sahara occidental. Les relations entre les deux pays étaient pratiquement au point mort, et il a fallu l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 pour que se produise une «détente». Une des premières revendications qui a été formulée par l’Algérie à cette époque-là, c’était la restitution des archives ! Claude Cheysson était ministre des affaires étrangères, et sa visite à Alger en 1984 avait suscité de nombreuses protestations en France, puisque Cheysson avait envisagé la possibilité de restituer une partie des archives.
Ce contentieux n’est donc ni momentané, ni conjoncturel. La décennie 1990, pendant laquelle l’Algérie a dû faire face à la guerre civile, a un peu tempéré l’urgence de cette question. Mais cela n’a pas empêché par exemple l’échec, en octobre 1995 à New York, de la rencontre du président Zeroual et Jacques Chirac. Il a d’ailleurs fallu attendre la visite de Chirac en 2003 pour que
s’opère un certain réchauffement. Du discours du Vél d’Hiv en 1995 à ceux sur l’esclavage en 2006 et Madagascar en 2005, Jacques Chirac a fait progresser les questions mémorielles. Sur le plan économique, en revanche, les relations ont toujours été très bonnes.
En 2000, la publication du livre du général Aussaresses avait relancé une grande dispute mémorielle entre les deux pays. Le problème, c’est qu’en France on ne peut juger personne en rapport avec ses actes commis durant la guerre d’Algérie. La chaîne d’amnisties juridiques qui a été construite en France depuis les accords d’Evian de mars 1962 ne permet pas sur le plan juridique, donc politique et mémoriel, d’aborder cette question de manière
sereine.
- Justement, l’article 4 du projet de loi évoque la création d’un tribunal pénal spécifique en Algérie…
En tant qu’historien, je peux difficilement me prononcer sur le fait que l’on écrive l’histoire dans les prétoires, ce qui pourrait ainsi se substituer à l’établissement de vérités historiques. Nous avons un débat sur ce thème en France depuis de nombreuses années.
Sur ce problème de justice, en France, depuis 1962, une chaîne juridique très complexe ne permet pas de juger des responsables politiques. Or, s’ils ne sont pas jugés en France, je ne vois pas comment les tribunaux algériens pourraient s’en emparer.
Il faut signaler que cette demande est formulée cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, et la plupart des hommes politiques français mêlés à cette histoire sont aujourd’hui décédés. Je ne vois pas quel responsable politique pourrait comparaître devant un tribunal.
On peut donc se poser la question de l’efficacité sur le plan juridique de ce texte, qui peut être davantage considéré comme une déclaration politique.
- Comment comprenez-vous l’article 14, qui pose que «le gouvernement
français assume tous les crimes commis contre le peuple algérien pendant la colonisation, et leurs effets retardateurs sur la marche civilisationnelle du développement de l’Algérie de 1880 à 1962» ? Peut-on l’interpréter comme une demande de formulation d’excuses ?
Visiblement, c’est une demande de cet ordre. Mais elle est formulée de manière très compliquée. Le problème, c’est que, pour établir la vérité des faits, il faudrait que l’Etat algérien donne les moyens aux historiens algériens de travailler pour établir l’ensemble de ces pratiques coloniales. Or une partie des faits qui ont été établis par des historiens l’ont été dans des thèses soutenues en France, dans les années 2000, pour les massacres de Sétif et Guelma, sur la répression de l’immigration algérienne en France, sur la justice française pendant la guerre d’Algérie, ou sur la torture française pendant la guerre (la thèse de Raphaëlle Branche). On aimerait que les travaux universitaires qui permettent d’établir ce type de faits puissent se développer davantage en Algérie. Que les historiens algériens puissent travailler, par exemple, sur la destruction des villages par l’armée française, sur les camps de regroupement, sur l’utilisation du napalm ou le nombre de personnes irradiées au Sahara. Travailler, aussi, sur les crises intérieures du nationalisme algérien.
- Comment expliquer que cette proposition de loi sorte maintenant ? Le député du FLN Moussa Abdi a confié à plusieurs reprises qu’il comptait présenter le texte à l’Assemblée au printemps.
Cette question de la demande d’excuses et de déclaration s’inscrit dans la durée des rapports franco-algériens. On ne peut donc pas la lier à une conjoncture particulière, encore qu’il ne faille pas écarter non plus les luttes internes de pouvoir et les affaires de corruption qui peuvent éclater. Je crois qu’il s’agit d’une reprise de l’activité d’Alger sur ce problème mémoriel. Il n’y a que le travail historique qui permette d’éclaircir ce qui relève des manoeuvres
et des calculs politiques, et ce qui relève de la recherche de l’établissement des faits.
- En France, l’Elysée a l’air de prendre la chose très au sérieux.
Nicolas Sarkozy a d’ailleurs dépêché à Alger Claude Guéant
et Jean-David Levitte le week-end dernier ?
Bien entendu : l’Algérie demeure un très grand partenaire de la France sur le plan économique et politique. Ce pays possède la plus grande façade méditerranéenne. Lors du lancement de l’Union pour la Méditerranée, on a vu comment Alger a joué un rôle essentiel. Il y a en outre la question des hydrocarbures, et le fait qu’il y ait en France une immigration algérienne très importante, qui vit ici depuis de nombreuses années. Les histoires de
traumatisme, d’excuses, sont des questions qui traversent progressivement
la société française, portées notamment par les enfants et petits-enfants de l’immigration algérienne. C’est d’ailleurs un problème très préoccupant : les blessures se transmettent à travers les groupes porteurs de la mémoire algérienne : les enfants de l’immigration algérienne, ceux des pieds-noirs, ceux des soldats de l’armée française ?
Cette question de reconnaissance continue donc de peser sur la scène politique et culturelle française. D’ailleurs, quand on parle de guerre des mémoires, ce qui vient directement à l’esprit, c’est l’histoire algérienne. C’est la question la plus lourde, qui n’a pas été véritablement regardée en face par l’Etat. Depuis dix ans, s’est installée une crise des mémoires, même s’il y a quand même plusieurs choses de faites, comme la restitution par la France des cartes des mines posées aux frontières marocaine et tunisienne, celle des archives audiovisuelles de l’INA, le discours de Sarkozy à Constantine en 2007 qualifiant le système colonial «d’asservissement », le discours de Bernard Bajolet en 2008 sur les massacres de Sétif et Guelma.
Mais, visiblement, ce qu’attendent les Algériens à la veille du cinquantenaire
de l’indépendance en 2012, c’est qu’il y ait un geste plus fort de la France, plutôt qu’une multiplication de petits pas.
- On en revient à cette question de la repentance, dont Sarkozy
ne veut pas entendre parler…
Le mot «repentance» n’est pas utilisé en Algérie, mais en France, dans le cadre du discours de «l’anti-repentance». Ce mot n’appartient pas au vocabulaire politique ou religieux algérien. Ce que les Algériens ont exigé pendant longtemps, c’était la reconnaissance de ce qu’était la nature du système colonial, et au profit de qui ce système avait été instauré. Et puis il y a eu un durcissement mémoriel depuis une dizaine d’années, qui fonctionne par rapport à une amnésie française. Et il existe aussi en rapport avec le fait qu’au plan international, la question des blessures mémorielles est devenue un instrument politique. On le voit par exemple dans les rapports entre la Chine et le Japon, ou de l’Argentine et de la Grande-Bretagne à propos des Malouines. Il y a le sentiment chez un certain nombre d’Etats, que l’ère coloniale est finie, et qu’il faudrait que les anciennes grandes puissances en prennent conscience. On voit également les «craquements» en Afrique avec ce que l’on appelle la «deuxième indépendance» : les mouvements de jeunesse au Sénégal, en Côte d’Ivoire ? La fermeture de la base française à Dakar qui a suscité toute une série de mobilisations mais aussi de calculs politiques et de polémiques.
Aujourd’hui, la gestion du temps colonial passé est devenue un outil d’action politique. Depuis plusieurs mois, la Tunisie elle aussi se met à aborder cette question des «excuses». La mémoire est un enjeu de politique intérieure, comme internationale. L’Algérie est dans cette logique.
- Peut-on imaginer un règlement à l’italienne (excuses présentées
à la Libye et indemnisation financière) entre la France et
l’Algérie ?
Non, je ne pense pas. L’Italie est restée peu de temps en Libye, à peine une vingtaine d’années. Il n’y a pas eu de colonisation de peuplement. La relation entre la France et l’Algérie est beaucoup plus profonde, conflictuelle : une colonie d’un million de personnes, le déracinement de centaines de milliers de paysans, une guerre cruelle de sept ans, la chute de la IVe République… En
France, l’examen critique du colonialisme se heurte à des groupes d’intérêts très puissants. Car l’Algérie française représentait une grande partie de l’empire colonial : le nationalisme français et l’orgueil national se sont façonnés autour de cet Empire. Par sa magie du verbe, autour de la «grandeur de la France», le général de Gaulle avait réussi à faire «oublier» cette perte d’Empire, à la dépasser, mais fondamentalement la France est en difficulté pour repenser un nationalisme sans l’Empire. C’est propre à tous les pays européens qui ont un grand passé colonial : Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne… Il faudrait inventer des initiatives communes sur le plan symbolique. Cela ne peut pas être des lieux de mémoire comme le cimetière de Verdun entre la France et l’Allemagne.
Mais il me semble que l’on peut réfléchir à une réconciliation entre anciens combattants. On ne fait la paix des mémoires qu’avec ceux qui se sont combattus. Et puis, il y a les enfants de soldats, de harkis et de combattants de l’ALN… qui ne sont responsables de rien et qui pourraient trouver des espaces de réconciliation mémorielle.
- N’y a-t-il pas tout de même de ce point de vue une particularité
française, par exemple cette tentative avortée en 2005
d’inscrire dans la loi un prétendu «rôle positif de la colonisation
» ?
C’est certain : si cette proposition de loi algérienne durcit les rapports
entre les deux pays, c’est aussi en réponse notamment à cette
loi française. Le débat en France sur ces questions s’est mené
très tardivement et dans des mauvaises conditions, notamment à
cause de l’amnésie française, qui continue d’être organisée sur
cette question du système colonial. Il y a en France une véritable
mise en scène de l’oubli, alors que l’on sait depuis longtemps
beaucoup de choses sur les exactions et les tortures commises,
notamment par les travaux des historiens.