Benjamin Stora : « La décolonisation des imaginaires n’est pas une question achevée »
- La réédition de votre essai “Transfert d’une mémoire”, avec vos “Mémoires dangereuses”, se veut un acte engagé. Quels enjeux attachez-vous à cette intervention dans le débat public actuel ?
Benjamin Stora. Ce livre, je l’ai écrit en 1998, à mon retour du Vietnam. À l’époque, j’avais trouvé un paysage politique français inquiétant. J’avais quitté la France à un moment marqué par la montée du FN. Tout au long de mes études sur l’histoire de l’Algérie et du Maghreb contemporain, j’avais déjà pointé une série de passages de mémoire d’une rive à l’autre de la Méditerranée et j’avais, à l’époque, décidé d’écrire cet essai pour montrer comment se formaient des comportements, des réflexes et des mémoires que j’ai qualifiés de « sudistes ». Il s’agissait pour moi d’intervenir, au travers d’un essai historique, dans le contexte de l’époque. Le problème, c’est que quand cet essai a été publié en 1999, la plupart des commentateurs l’ont négligé parce qu’ils se disaient que la crise du FN ouverte par la scission de Jean-Marie Le Pen et de Bruno Maigret allait entraîner une crise de l’appareil et qu’un effacement, ou même une disparition du FN, était à l’ordre du jour. Dans leur perspective, le FN, qui, à l’époque, faisait 15 % des voix, devait descendre à 5 % ou à 8 %. De fait, ces commentateurs se disaient que mon projet d’établir des parallèles, des passerelles et des correspondances entre le passé lointain de Jean-Marie Le Pen, l’histoire de la guerre d’Algérie et la situation de l’époque était inopportun. Par ailleurs, c’était l’époque où l’on se disait qu’au fond, la guerre d’Algérie appartenait au passé. La reconnaissance officielle par la France, en juin 1999, à l’Assemblée nationale, du fait que la France avait mené effectivement une guerre en Algérie semblait clore la bataille mémorielle livrée sur la question et il fallait tourner la page. Plus de quinze ans plus tard, face à la nouvelle poussée du FN, je me suis laissé convaincre de le rééditer sous l’impulsion d’Alexis Jenni, prix Goncourt en 2011 pour L’Art français de la guerre, afin de répondre à l’urgence de montrer que les racines du FN se plongent en partie dans l’imaginaire colonial.
- Vous montrez que la France souffre aujourd’hui de la rumination de cette histoire coloniale. Pourquoi un tel rapport de la société française avec cette histoire, et avec celle de la colonisation de l’Algérie en particulier ?
Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le fait que la France était un grand empire colonial, l’Algérie française étant le centre névralgique de cet empire. N’oublions pas que l’Algérie française était considérée comme un département français. La perte de l’Algérie a été un coup porté au nationalisme français parce que ce nationalisme, ce que j’essaie d’expliquer dans ce livre, s’était en grande partie construit sur la notion d’empire. La fin de l’Algérie française, la décolonisation, a donc été une blessure infligée au nationalisme français qui a entraîné la volonté de ne pas regarder la chose en face, d’oublier, de tourner la page. Mais c’était difficile d’oublier dans la mesure où sont venus en France comme travailleurs immigrés des gens qui appartenaient à cette histoire, que ce soit d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne, à la différence des immigrés espagnols, italiens ou portugais. La grande question pour l’extrême droite française a été d’entretenir une mémoire de revanche et de ressentiment sur la question de l’empire. Cette mémoire a pu d’autant mieux fonctionner qu’existait l’oubli. L’oubli volontaire de la société, qui voulait effacer le traumatisme de ce conflit qui a entraîné le départ vers l’Algérie de plus d’un million et demi de jeunes soldats. Oubli organisé par l’État, qui a organisé une chaîne d’amnisties empêchant de juger les responsables d’exactions commises. À ce double oubli, il faut ajouter que le reste du monde politique français, des gaullistes aux communistes, considérait que la question de la décolonisation était finie, dépassée, réglée.
- C’était aussi la période de la mobilisation contre la guerre du Vietnam…
Oui, absolument. Il y avait d’autres grandes causes, d’autres batailles qui apparaissaient bien plus importantes dans l’actualité de l’époque. Moi, par exemple, je suis entré en politique avec la guerre du Vietnam. Si je prends mon itinéraire personnel, arrivé d’Algérie à Sartrouville en 1964 dans une banlieue ouvrière — ma mère a travaillé en usine pendant 25 ans dans une filiale de Peugeot —, la question, en 1967 ou 1968, c’était le Vietnam, le gaullisme, la société de l’époque très fermée, étouffante. La mémoire de la guerre d’Algérie était effacée. L’Algérie indépendante n’était plus une cause qui mobilisait. J’évoquerai à ce sujet une anecdote. En mai 1968, il y a eu une grande manifestation organisée par la Jeunesse communiste à Paris contre la guerre du Vietnam. Il y avait 100 000 jeunes qui étaient venus défiler à Paris. À cette époque, j’étais lycéen. Devant nous, en tête de cortège, des militants qui s’étaient mobilisés contre la guerre d’Algérie se sont mis à scander : « Charonne ! Charonne ! Charonne ! ». Personne parmi nous n’a repris. Tout le monde s’est regardé en s’interrogeant. C’était cinq ans après les événements de Charonne. Cinq ans plus tard, la jeunesse lycéenne qui descendait dans la rue n’avait pas le souvenir de la guerre d’Algérie. La guerre d’Algérie était passée.
- Vous montrez que le retour de cette mémoire s’est fait sous une forme fractionnée et que des mémoires communautarisées forment le terreau de la situation actuelle de la montée de l’hégémonie de l’extrême droite sur une partie de la société française. Pourquoi ?
À partir des années 1990, la guerre d’Algérie revient sur la scène culturelle et politique française, mais pas de manière unifiée et consensuelle. Elle revient dans une situation où les groupes porteurs de cette mémoire, qui ont une vision différente de l’Algérie, effectivement, vont s’affronter. On connaît les grands groupes porteurs de la mémoire de la guerre d’Algérie. Il y a bien sûr les Européens d’Algérie, ceux qu’on appelle les pieds-noirs. Certains, pas tous, mais une grande partie d’entre eux, entretiennent la nostalgie de la période coloniale. Il y a aussi certains officiers français à la retraite dont la parole s’est trouvée libérée en 1982 avec l’amnistie proposée par François Mitterrand des généraux putschistes de 1961. Les officiers et sous-officiers impliqués étaient en nombre beaucoup plus important qu’on le croit en général. De Gaulle avait fait croire que c’était un « quarteron de généraux » en 1961. Or, ce n’était pas un « quarteron de généraux », mais plusieurs centaines d’officiers supérieurs qui avaient été démis de leurs fonctions. La grande nouveauté, au milieu des années 1980, c’est la demande de mémoire des enfants de l’immigration algérienne. La mobilisation politique pour l’égalité renvoie à la mémoire des pères avec une date symbolique qui est celle du 17 octobre 1961. Apparaît aussi la mémoire des enfants de harkis, qui mettent en accusation la France dans la politique d’abandon de leurs parents. Cette volonté de sortie du silence se fait ainsi dans le désordre. Elle se produit dans une forme de communautarisation, où chacun veut sa mémoire de la guerre d’Algérie dans une mise en accusation commune de l’État français, que ce soit le fait de l’extrême droite ou que ce soit le fait des enfants de harkis ou de l’immigration algérienne. Ce mouvement de communautarisation des mémoires a été contemporain de l’entrée en crise des deux grandes idéologies politiques qui structuraient la vie politique française depuis la libération en 1945, le gaullisme et le communisme. Ce processus a été poussé des deux côtés de la Méditerranée avec la montée des intégrismes identitaires mémoriels, au début des années 1990, du FN d’un côté et du FIS de l’autre, le Front islamique du salut. La guerre des mémoires s’est exacerbée après 2005 notamment, avec le vote de l’Assemblée nationale sur le rôle positif de la colonisation.
- Quels points communs entre fanatiques islamistes et islamophobes en France quant à cette histoire et mémoire ?
Leur point commun, c’est le fait que l’explication historique se réduit pour eux à des questions d’identité à base religieuse ou culturelle éliminant tout ce qui a trait à la question sociale, aux rapports sociaux existants, aux questions de classe. Du côté de l’extrême droite française, c’est ce que j’ai appelé une mémoire de type « sudiste » venant irriguer l’ensemble de la société à la manière de la mémoire sudiste qui s’est imposée aux États-Unis. Il s’agit d’une forme compliquée de paternalisme et de ségrégation, à partir d’une conception ethnique de la société, de la nation. La conception citoyenne de la nation n’est pas envisagée. De l’autre côté, vous avez l’entrée en politique, dans les banlieues, dans les quartiers populaires à l’abandon, de gens qui subissent le racisme au quotidien et qui se disent que dans le fond, leur place n’est ni dans le pays de leurs parents, ni en France et qui ne la trouvent que dans la religion. C’est terrible. Ce n’est pas simplement en disant qu’il faut être plus laïque qu’on va régler la question. Il y a aussi des mesures sur la discrimination sociale et ethnique, la discrimination quant à l’accès aux loisirs, au travail, à la possibilité de voyager, de s’éduquer et de se cultiver qui doivent être prises d’urgence. La question des combats à livrer contre la ségrégation spatiale et le contrôle au faciès, les difficultés d’embauche qui frappent tout particulièrement les jeunes issus des immigrations postcoloniales doit être associée à la bataille culturelle pour sortir de l’impasse actuelle. Cette lutte contre cette culture qui tend à dominer les esprits demande un travail très long à mener aussi bien dans les programmes scolaires, le mouvement associatif que dans les programmes télévisés.
- Vous évoquez, à la suite des événements de janvier 2015, un « réveil », parmi les Français musulmans et plus généralement les musulmans de France, pour défendre la République. Vous précisez, « à leur manière ». Qu’entendez-vous par cette expression ?
À leur manière, c’est-à-dire à partir de leur propre histoire et mémoire. Les gens n’ont pas tous la même manière de défendre la République. Les uns le font à partir d’une mémoire sociale, familiale, d’une mémoire de résistance mais cela peut être aussi à partir d’une mémoire anticoloniale. La question de la laïcité et de la République se pose aussi à partir des combats qui ont pu être menés outre-mer ou sur le terrain de la question de la décolonisation. Pour moi, la question de la décolonisation n’est pas une question achevée. La décolonisation, bien sûr, elle est effective sur le plan de l’existence d’États, de nations, etc., mais la décolonisation des imaginaires n’est pas achevée. Je ne dis pas que la France est une société coloniale. Pas du tout. En cela, je ne suis pas d’accord avec une série de gens qui le disent. Mais la question de la décolonisation des imaginaires est fondamentale dans la société française d’aujourd’hui. On peut combattre pour la République à partir d’une autre histoire qu’une simple histoire hexagonale. On peut le faire à partir de sa propre histoire. Sinon, la République n’a pas de sens universel. On peut combattre pour elle, chacun à partir de sa propre expérience. C’est ce que nous faisons au Musée national de l’histoire de l’immigration. En connaissant l’histoire des autres, on peut enrichir, irriguer le récit républicain.