L’article 4 de la loi du 23 février, qui exalte «le rôle positif» de la France outre-mer, constitue une provocation et doit être abrogé
par Bariza Khiari et Jean-Pierre Michel, publié dans Libération le 27 juin 2005.
Le Parlement a adopté le 23 février une loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ; cette loi stipule notamment dans son article 4 que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française d’outre-mer notamment en Afrique du Nord ».
Ce texte a provoqué un tollé légitime car une loi n’a pas vocation à trancher les rapports entre l’Histoire et la mémoire. Il constitue une provocation inacceptable et sans précédent à l’égard des faits, des victimes, mais aussi à l’égard des historiens et des chercheurs qui l’ont condamné. En effet, à travers cet article se dessine clairement une volonté d’ingérence du politique dans le travail des historiens. Il convient de rappeler que l’élaboration de programmes scolaires ne dépend pas de la loi mais du ministère de l’Education nationale, après une concertation effectuée au sein du Conseil national des programmes.
On assiste à une dérive certaine vers l’instauration d’une Histoire officielle ; on pouvait légitimement penser que cela ne se produisait que sous des régimes totalitaires ou autoritaires, mais aujourd’hui plus de quarante ans après les événements qui ont profondément marqué notre histoire et nos consciences, certains voudraient réécrire l’Histoire à leur façon, et occulter certains aspects qui les dérangent. C’est évidemment une atteinte grave à la neutralité laïque de notre République et à la liberté de pensée qui fonde toute recherche scientifique ; c’est aussi oublier ce qu’est l’Histoire.
Les rédacteurs de ce texte se sont comportés en « assassins de la mémoire ». Nous sommes ici confrontés à une manipulation à des seules fins politiques. La mémoire participe de la construction de l’identité de nos sociétés ; donner un sens à l’Histoire est une responsabilité très lourde vis-à-vis du corps social, puisque l’enjeu est de bâtir une conscience historique ; cette activité désacralisante dont le seul dessein est de dire la vérité ne peut en aucune manière s’accommoder de discours négationnistes, fantaisistes, où l’on peut affirmer tout et son contraire.
C’est pourquoi, pour reprendre Jacques le Goff, « la mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir le présent et l’avenir » ; dès lors, il n’est pas digne que notre gouvernement tente de gommer les aspects négatifs de la colonisation et s’arroge le droit d’affirmer, conforté par sa majorité parlementaire, que le rôle de la présence française outre-mer puisse être qualifié de globalement positif sans que les travaux relevant d’une démarche scientifique n’aient établi ces faits ; cette appréciation est du ressort des historiens et d’eux seuls. La colonisation a eu des effets contradictoires et des ambiguïtés mais pour autant elle s’inscrit dans un processus global qui a été condamné par l’Histoire quelle que soit la puissance occupante. Madame Assia Djebar qui vient d’être élue à l’Académie française n’a-t-elle pas écrit que « la langue de l’ancien colonisateur s’était avancée autrefois sur des chemins de sang, de carnage et de viols » ?
Aucun gouvernement, aucun pouvoir politique n’a le droit d’imposer le sens à donner à des événements historiques sous peine de se rendre complice d’un véritable déni de l’Histoire, par une interprétation partisane ; au contraire, l’Etat a le devoir de permettre à la communauté des historiens d’agir avec l’objectivité qui la caractérise, garante d’une véritable démocratie. Il est de sa responsabilité de ne pas agiter de vieux spectres qui pourraient créer de regrettables malentendus. Par exemple, comment ne pas être révulsé lorsque aucune voix officielle ne s’élève pour empêcher l’inauguration de monuments sur notre sol à la mémoire des assassins de l’OAS jugés et condamnés par la justice de la République.
Les recherches doivent se poursuivre dans la plus grande sérénité afin que leurs conclusions résultent d’une réflexion rigoureuse. L’article 4 de la loi du 23 février révèle donc le plus profond mépris vis-à-vis de l’Histoire et des victimes de la colonisation mais aussi des personnes issues de l’immigration. La France doit assumer son passé si douloureux soit-il avec ses ombres et ses lumières, pour construire des repères et préparer l’avenir ; la persistance à vouloir maintenir «une chape de plomb» sur une face sombre de notre Histoire, contribue à reproduire certains comportements sociaux, et notamment des pratiques discriminatoires et de fait l’acceptation de certaines inégalités.
Cette instrumentalisation du passé met davantage en péril la cohésion d’une société caractérisée par une grande insécurité sociale et une perte de repères. Cette attitude peut être ressentie comme une marque de mépris par les populations des pays autrefois colonisés et qui sont aujourd’hui français. Cela va d’ailleurs à l’encontre de la volonté d’intégration affirmée par ailleurs, et risque de conduire à des replis communautaristes ; au lieu d’oeuvrer à une véritable politique de l’intégration, on stigmatise des Français suivant leurs origines et non pas en fonction de leurs compétences au sein de la société.
Nous demandons donc au gouvernement l’abrogation pure et simple de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 ; c’est en portant à la connaissance de chacun la vérité historique quelle qu’elle soit, qu’elle nous plaise ou nous blesse, que l’on peut espérer transcender les appartenances partisanes pour atteindre à l’universel collectif, facteur d’égalité et de citoyenneté.