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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Aux origines coloniales de la question palestinienne, par Gilbert Meynier

Spécialiste de l’histoire de l’Algérie, Gilbert Meynier tire d'un cours d'histoire comparée des colonialismes un long récit de l’histoire de la colonisation de la Palestine.

Dans un numéro intitulé Palestine, les clés d’un conflit, la revue « Naqd » a publié en 2005 un long article de l’historien Gilbert Meynier (1942 – 2017), sous le titre « Le colonialisme israélien ou les origines de la question palestinienne ». Spécialiste de l’histoire de l’Algérie, Gilbert Meynier y tire d’un cours d’histoire comparée des colonialismes donné à l’université de Nancy II un long récit de l’histoire de la colonisation de la Palestine par le mouvement sioniste puis de sa poursuite et de sa consolidation par l’État d’Israël. Nous en reproduisons un très large extrait, depuis « La colonisation sioniste sous la Palestine mandataire (1917-1936) » jusqu’à « Colonisation et hantise de la submersion (de 1976 à nos jours) ».

Le colonialisme israélien
ou les origines de la question palestinienne,
par Gilbert Meynier

I. La colonisation sioniste sous la Palestine mandataire (1917-1936)


[…]
Cette période va de la déclaration Balfour à la commission Peel (cf. ci-dessous). Au moment de la déclaration Balfour, 80 000 Juifs habitent la Palestine, dont un tiers sont des Juifs palestiniens (le Yishouw Yashann : le vieux peuplement, à forte filiation judéo-espagnole) (soit 11 % du chiffre de la population palestinienne arabe ; les colons européens en représentant moins de 8 %). À cette époque, les Juifs palestiniens s’opposent fermement aux sionistes : pour eux, ces derniers font naître un sentiment antijuif qui était naguère pratiquement inexistant. En 1924, les représentants de la communauté juive sépharade signent une déclaration commune antisioniste avec le conseil supérieur musulman de Jérusalem.

Cependant, grâce au mandat que les Britanniques ont obtenu après la première guerre sur la Palestine, les sionistes peuvent installer l’esquisse d’un exécutif, l’Agence Juive. Ils peuvent désormais procéder avec plus de liberté que naguère à la conquête du sol, à la conquête du monopole du travail, et au boycott des productions arabes.

La conquête du sol

Les mandataires britanniques introduisent par la loi un bouleversement des formes juridiques de la propriété foncière qui supprime les obstacles dressés par la société traditionnelle à la colonisation. Désormais, la mobilité de la terre dans le circuit marchand devient systématique. Comme dans l’Algérie coloniale, sont généralisés les titres de propriété privée qui abolissent les anciennes formes de la propriété communautaire (masha’a) et les formes d’association contractuelle tacitement reconduites de la chirka (contrat d’association entre le propriétaire éminent de la terre et les paysans-fermiers ou métayers). De cette nouvelle situation, tirent parti les grands latifundiaires libanais (type Sursuk, ci-dessus mentionné), mais aussi les grands féodaux palestiniens (familles Khaldi, Nachachibi, Abd El Hadi, Husseini) qui vendent fort cher leurs terres. Désormais, dans les contrats de vente, il est stipulé que « la terre doit être livrée vide de ses habitants », chose inconcevable dans l’ancien régime communautaire/féodal de la terre : vide de ses fermiers ou métayers, vide de ses ouvriers agricoles (maqs [ts]). Désormais, les expulsions de paysans palestiniens ont lieu légalement grâce à l’armée ou à la police britannique, secondées par les milices sionistes. Le résultat inévitable de ce mouvement grandissant d’expulsions est la recrudescence du « banditisme arabe ». Mais, à la différence d’un processus colonial classique, où l’indigène est relégué au rôle de main d’œuvre corvéable à merci, la colonisation sioniste a une spécificité, expliquée officiellement par sa nature « socialiste » : la ségrégation par la conquête du monopole du travail : puisque le malheur des Juifs est d’avoir été discriminés par les non Juifs, le bonheur des Juifs doit se construire sur leur émergence en tant que peuple maître de son destin et n’ayant plus de rapports socio-économiques avec les non Juifs : les Juifs ne doivent être ni les exploiteurs ni les exploités. Ils doivent se mouvoir dans des circuits économiques purement juifs et dans une société purement juive.

La conquête du monopole du travail

À Haïfa, en 1920, se tient le congrès du Parti Ouvrier de Sion (Poalei Tsiyon), ancêtre du Mapaï (parti travailliste), animé par son leader David Ben Gourion. Y est créée aussi la centrale ouvrière juive, le Histadrouth (Organisation Générale des Travailleurs Hébreux en Terre d’Israël). Au congrès, est exclue une minorité internationaliste qui voulait fonder une organisation syndicale commune aux Juifs et aux Arabes. Cette minorité fut l’ancêtre du Parti Communiste Palestinien. Ce dernier, après les émeutes ouvrières de Jaffa en 1921, fut mis hors la loi par les autorités britanniques.

Dès lors, s’installe le colonialisme ouvrier ; avec un mot d’ordre : le travail doit être exclusivement juif. La justification se veut morale (nous ne voulons pas exploiter les Arabes). Dans la réalité, le mot d’ordre du « travail juif » est aussi un impératif économique et social pour la masse des nouveaux immigrants d’Europe centrale et orientale : ceux-ci sont très pauvres et n’ont généralement d’autre capital que leurs bras. Mais, venant de milieux ouvriers et artisans, ils sont, sur le terrain de la terre, si chère à l’imagerie sioniste, incapables d’être compétitifs avec les travailleurs arabes. En effet, ceux-ci sont à la fois plus productifs et moins exigeants. Et cela aboutit à des aberrations économiques : l’Agence Juive met sur pied un programme d’indemnisation des patrons juifs au prorata de la différence entre le salaire d’un travailleur arabe et d’un travailleur juif. Pour parfaire la ségrégation, est conçu

Le boycott des productions arabes

Il est organisé afin de permettre à la production juive de s’imposer. Il alla jusqu’aux incendies et destructions de récoltes arabes, conçus par les dirigeants travaillistes ou les marxistes du futur parti Mapam. Comme l’exprima le dirigeant travailliste David Hacohen,

« Il n’était pas aisé de faire comprendre à nos camarades du parti travailliste anglais pourquoi nous versions de l’essence sur les tomates des femmes arabes. »

Dans l’extrême-droite sioniste, se recrutent tout spécialement des troupes de choc musclées du « parti révisionniste » dirigé par Jabotinsky, puis par Menahem Begin. Proviennent de ce courant le futur parti Likhoud, et notamment les futurs Premiers ministres Menahem Begin, Benjamin Netaniahou et Ariel Sharon. Dans des organisations paramilitaires de type fasciste, l’objectif est d’agir par la provocation pour enclencher des réactions des Arabes palestiniens contre les Juifs et permettre ainsi de réprimer plus facilement. L’objectif fut de créer une atmosphère de guerre sainte : au tournant des années 20 et 30, eurent lieu des profanations d’églises en Galilée. En 1929, fut conduite une occupation des lieux saints musulmans de Jérusalem : c’était, avec 71 ans d’avance, la geste provocatrice d’Ariel Sharon qui déclencha le feu de la deuxième intifâda. Dès lors, le fossé entre Juifs et Arabes devient vite irréversible. Malgré eux, même les membres du Yishouw Yashan doivent déménager pour aller s’établir dans les villes juives et les colonies.

La réaction se produisit en 1936. Elle prit la forme d’un mouvement de grève générale des Arabes palestiniens. Cette grève fut dans un sens une aubaine pour le Histadrouth en ce sens qu’elle permit à des employeurs juifs, privés d’ouvriers pendant plusieurs mois, de les remplacer par des travailleurs juifs nouveaux venus provenant de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, puis d’Allemagne. Succéda à la grève, rendue ainsi inefficace dans le contexte sioniste, une révolte armée de paysans clochardisés chassés de leurs terres. Un guérillero charismatique, Azzedine Al Qâcim, porta l’espoir des Palestiniens. Il donna ultérieurement son nom aux futurs fida-iyyn des « commandos Azzedine Al Qâcim ». La répression fut conduite méthodiquement par un corps expéditionnaire britannique, aidé par des commandos juifs. Dans ceux-ci, s’illustra le capitaine Moshe Daïan, futur généralissime israélien lors de la guerre de 1956. À coups d’exécutions sommaires, de pendaisons systématiques, de bombardements de villages, la répression fit au total de 3 000 à 5 000 tués.

La révolte palestinienne de 1936 entraîna l’envoi par Londres de la commission d’enquête Peel. Dans un « livre blanc », elle conseilla au mandat britannique de suspendre la vente des terres et l’immigration juive d’Europe. Et, dans l’hypothèse d’un aboutissement du mandat à l’indépendance de la Palestine, elle préconisa le partage de la Palestine en deux États, l’un juif, l’autre arabe. Un deuxième « livre blanc » conseilla en 1939 d’interdire totalement toute nouvelle immigration : il s’agissait de se concilier les Arabes à l’approche de la deuxième guerre mondiale pour empêcher les dérives comme celle du mufti de Jérusalem, Hâj Amin al-Husseini : d’une famille de grands féodaux co-responsables, par leurs tractations avec les sionistes, de la dépossession de leur peuple, il se rallia un temps à la propagande nazie en se posant en personnalité marquante des notables traditionnels dirigeants du peuple palestinien. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il ait jamais été nazi : il exprimait simplement le sentiment moyen des masses, tout comme, pendant la première guerre mondiale, les Algériens avaient applaudi l’empereur d’Allemagne Guillaume II, surnommé avec une certaine familiarité respectueuse, « El Hadj Guillaume » ; et tout comme pendant la deuxième, une minorité de nationalistes algériens – désavoués par leur chef Messali Hadj – se laissèrent embaucher par la propagande du IIIe Reich.

Or, à la fin des années trente, les Juifs fuyant le régime nazi ont des difficultés énormes pour émigrer ailleurs qu’en Palestine. Les États réputés démocratiques n’accordent l’entrée sur leur territoire qu’au compte goutte : une législation restrictive à l’immigration s’y oppose en Grande Bretagne, en Suisse, aux États-Unis. Pour l’Agence Juive, il faut donc faire face à l’arrivée d’un flot de nouveaux arrivants ; donc, dans la logique coloniale sioniste, et dans la perspective de la création du futur État juif, cela revient à devoir chasser le maximum de Palestiniens arabes.

II. L’idée du « transfert » des Palestiniens arabes (1936-1942)

Au congrès de Poalei Tsiyon de Zurich, à l’été 1937, le premier à se tenir après la révolte palestinienne et les conclusions de la commission Peel, Ben Gourion proteste contre l’idée d’un partage de la Palestine – pour lui, la Palestine doit être exclusivement juive – mais il s’en contente faute de mieux si cela permet la naissance de l’État juif. Déjà, le projet d’un « transfert » des Arabes le séduit :

« Il existe, dans les propositions de la commission Peel, la possibilité de transférer les populations arabes avec leur consentement, ou sinon par la force, et donc d’élargir la colonisation juive. »

L’indépendance d’une Palestine juive est donc liée à l’idée du « transfert » des Arabes. Ceci dit, le congrès maintient la revendication d’un État juif s’étendant sur la totalité de la Palestine mandataire, voire en Jordanie (idée du Grand Israël). Une congressiste célèbre, Golda Meïr (à l’époque, Goldie Meyerson, avant la judaïsation de son nom), juge avec une froide détermination qu’il sera indispensable d’expulser les Arabes militairement. La question se pose évidemment de savoir ce qu’il conviendra alors de faire des Arabes expulsés.

Un homme joua un rôle essentiel dans les propositions répondant à cette question : il s’agit de Yossef Weitz. Directeur du Fonds National Juif pendant 36 ans (1932-1968), il présida en grand à l’acquisition des terres arabes de 1932 à 1948 ; puis, une fois la création de l’État d’Israël acquise, il fut pendant vingt ans le spoliateur en chef de l’État. Littéralement obsédé par le souci d’obtenir une terre d’Israël vidée des Arabes, il chercha à les recaser dans la Jazireh syrienne, ou en Irak ; il envisagea même des déportations lointaines, en Argentine notamment. Sa devise était ferme :

« Il est clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays […]. Nous ne devons pas laisser un seul village, une seule tribu. »

III. De la deuxième guerre à la guerre de 1948

Dans le Biltmore Program (New York, 1942), décision est prise de créer un État juif indépendant. C’est la rupture irrémédiable avec l’impérialisme britannique et le début d’une nouvelle donne misant sur les Américains. Cette nouvelle étape coïncide avec une évolution considérable de la société israélienne pendant la guerre. Se produit alors une forte poussée de l’industrialisation, favorisée par l’appel que constitue la fourniture de vivres et de matériel aux troupes anglaises et australiennes stationnées en Palestine. L’enrichissement permet par ailleurs un accroissement vertigineux du potentiel militaire de l’armée sioniste, la Haganah. Dans le même temps, le génocide nazi installe en profondeur le traumatisme fondateur qui était destiné à légitimer sans discussion aux yeux du monde le projet sioniste, d’autant plus que les Juifs d’Europe ne purent compter sur une solidarité agissante de personne, ni de l’Eglise catholique, ni des États occidentaux… Finalement, la légitimation de l’État d’Israël releva d’un processus de projection de leur sentiment de culpabilité sur des Palestiniens absolument innocents des crimes nazis.

La fin de la guerre, dans ces circonstances tragiques, vit la révolte du peuple juif de Palestine – le Yichouw – contre le mandataire britannique. La révolte du Yichouw rendit impossible la pérennisation du mandat britannique et elle aboutit finalement au plan de partage de l’O.N.U. de novembre 1947. Les notables palestiniens qui dirigeaient le Haut Comité Arabe refusèrent le plan de partage : ce faisant, ils épousaient le sentiment des Palestiniens arabes qui refusaient le démembrement d’une Palestine unie au profit des occupants coloniaux. Les Palestiniens étaient encouragés par la solidarité verbale des Arabes pour lesquels Israël était un avatar de l’impérialisme colonial européen. Du côté sioniste, il y eut des hésitations. Mais Ben Gourion accepta finalement le partage en escomptant que le refus palestinien provoquerait inévitablement la guerre entre Israël et les Arabes solidaires des Palestiniens, et donc la possibilité de mettre en œuvre le « transfert » – c’est-à-dire l’expulsion des Palestiniens.

Grâce à l’écrasante supériorité militaire israélienne, le refus arabe était pour les sionistes la garantie qu’un véritable État palestinien ne verrait pas le jour. De fait, dès avant la guerre israélo-palestinienne de 1948, Golda Meïr et le roi Abdallah de Transjordanie s’étaient partagé le gâteau Palestine. Plus important encore sans doute : la guerre permit aux sionistes d’opérer à chaud le fameux « transfert » qui les obsédait.

Dans l’imagerie officielle israélienne, la guerre de 1948 est représentée comme un combat entre un David/Israël opposé à un Goliath/Etats arabes. En réalité, au paroxysme de la guerre, il y eut au maximum 40 000 soldats arabes mal armés  [1](à la seule exception de la petite légion arabe de Transjordanie  [2]), opposés à 60 000 soldats juifs de la Haganah, surentraînés et suréquipés, sans compter les formations paramilitaires (l’Irgoun de l’extrême droite sioniste). Autre thème de propagande ressassé de la propagande israélienne : les Palestiniens arabes seraient partis d’eux-mêmes, incités au départ par les États arabes voisins. Il n’est pas exclu, de fait, que des politiciens arabes et les féodaux palestiniens aient eu recours à l’argument religieux musulman de la hijra  [3]leur permettant de continuer à avoir barre idéologique sur le peuple palestinien alors que la raison commandait de tout faire pour rester.

Mais l’argument religieux fut surtout surabondamment utilisé par la propagande israélienne. Le journaliste irlandais Erskine Childers a publié en 1952 dans Spectator une enquête qu’il a menée sur les émissions de radio en langue arabe en utilisant les archives sonores d’un institut américain et celles de la B.B.C. Il ressort de cette enquête que les seules émissions de radio en arabe incitant les populations à partir ont été des émissions sionistes. Ces émissions développaient de façon menaçante les thèmes de l’extermination ou de la faculté des Juifs d’inoculer aux Arabes la peste et le choléra, des menaces de destruction et de viol des filles. Cela avec beaucoup de références religieuses et d’invocations à Allah. Parmi les instruments utilisés, il y eut les « camionnettes du vacarme », munies de puissants hauts parleurs avec, sur fond d’explosions de bombes enregistrées et de bruits de moteurs d’avion, la scansion lancinante : « Au nom de Dieu, fuyez avant qu’il ne soit trop tard. » La propagande israélienne, axée uniquement sur des références à l’islam, fut semble-t-il relativement moins efficace sur les chrétiens que sur les musulmans. Les chrétiens, minoritaires, partirent plutôt moins que les musulmans. Ce fut le cas notamment en Galilée, à Nazareth et dans nombre de villages où résistèrent des communautés soudées. Ce furent elles, en particulier, qui redressèrent la tête le 30 mars 1976 : dans plusieurs cas, les manifestations réunirent des villageois autour de leurs curés.

Dans la peur et le désespoir, ce fut la fuite éperdue des Palestiniens, la rage au cœur contre les Juifs. Il y eut des représailles contre les Juifs, dont la plus sanglante fut le massacre de 70 personnes d’un convoi sanitaire juif. Le seul Juif à avoir lancé en arabe des appels à rester fut le maire de Haïfa, Mordekhaï Levy. Mais il le fit après que l’Irgoun – la milice du parti « révisionniste » – eut fait rouler des dizaines de barils de dynamite sur la ville basse (arabe) et fait fuir par la terreur presque toute la population. Le paroxysme du terrorisme sioniste fut atteint au massacre de Deir Yacine, en avril 1948, avant même la création de l’État d’Israël (15 mai 1948) et le déclenchement consécutif de la guerre. A Deir Yacine, l’Irgoun massacra collectivement 250 personnes. Le responsable de l’Irgoun, Menahem Begin, ne trouva qu’une seule excuse : la Haganah – l’armée juive – n’avait rien à lui reprocher car, à ses dires, elle en faisait autant tous les jours.

Ultérieurement, en mai 1977, Begin devint premier ministre de l’État d’Israël. Mais on sait aujourd’hui qu’il y eut d’autres massacres comparables, dont les auteurs furent des cadres de la Haganah. Simplement, la direction sioniste mit en exergue Deir Yacine parce que le massacre y avait été commis par des sionistes opposants à la majorité conduite par Ben Gourion. On sait que, entre autres exemples, le massacre de Tantoura, près de Haïfa, fut d’une ampleur comparable à celui de Deir Yacine ; et que Lydda et Ramleh furent évacués par la terreur à coups de massacres comparables. Pour le « nouvel historien » israélien Benny Morris, il s’agit d’une véritable « épuration ethnique ».

Le terrorisme de masse israélien et l’expulsion des Palestiniens arabes faisaient partie d’un plan, le plan D, en hébreu plan daleth. L’expulsion fut dénommée dans les documents officiels sionistes « transfert rétroactif », ce qui signifiait en clair expulsion irréversible. Un « comité du transfert rétroactif, présidé par Yossef Weitz, envisagea d’envoyer les Palestiniens le plus loin possible (en Argentine, on l’a vu), notamment les irréductibles Palestiniens de Galilée. Cela ne fut finalement jamais réalisé. Mais le comité et d’autres institutions se livrèrent à une besogne d’action psychologique fondée sur la menace et la terreur « pour qu’ils sachent que nous n’avons pas l’intention de les laisser revenir chez eux ». Dès lors, ceux parmi les Palestiniens qui tentèrent de revenir furent considérés comme des terroristes et traités comme tels. Au total, en 1948-49, la moitié de la population arabe totale de la Palestine mandataire – soit 750 000 à 800 000 personnes environ – fut expulsée, soit les deux tiers des Palestiniens résidant sur le territoire de l’État d’Israël, frontières de 1948. Sur 375 villages recensés sur ce territoire à l’époque du mandat britannique  [4], 190 furent totalement abandonnés, détruits à la dynamite et rasés au bulldozer en 1948-49.

VI. La légalisation de la spoliation (1949-1953)

Après le « transfert rétroactif », le vol des terres fut transformé en fait légal lui aussi rétroactif. Les moyens employés furent notamment le régime du gouvernement militaire sur les Arabes, qui dura jusqu’en 1965. Sous ce gouvernement, la colonisation juive et la répression sont corrélatives contre les gens qui veulent revenir chez eux. L’objectif : les neutraliser pour rendre la dépossession irréversible. Pour cela, fut utilisée une loi de 1943 du régime mandataire autorisant les expropriations on public purpose.

Les Israéliens se servirent aussi d’une série de dispositions datant de 1945, les Defense Emergency Regulations, qui avaient été édictées par les Anglais pour lutter contre la révolte du Yichouw. Toutes ces regulations furent réutilisées, même celles qui avaient été abolies parce qu’elles concernaient l’immigration juive et l’achat des terres par les Juifs : elles restèrent en vigueur pour les Arabes. Ces regulations établissaient un régime d’arbitraire complet : passeport intérieur, assignations à résidence de durée indéterminée, emprisonnement sans jugement et sans inculpation : c’étaient, en plus brutal, les dispositions du régime de « l’indigénat » de l’Algérie coloniale. Mais elles autorisaient en plus les expulsions arbitraires, la destruction de bâtiments, les confiscations, l’imposition du couvre-feu. Fut particulièrement employée la regulation 125, qui autorisait la décision de rendre un territoire clos ; à savoir interdiction d’y entrer mais pas d’en sortir. Elle permit de vider des régions entières et d’interdire le retour sur les villages rasés. Dans le jargon administratif israélien, village rasé était dénommé « village amélioré ».

S’ajoutèrent à la législation et aux réglementations mandataires de nouvelles lois, israéliennes celles-là. Notamment, la loi de 1949, dite parfois « loi des présents absents » : les biens étaient confisqués et les droits civiques abolis de toute personne absente de novembre 1947 à mai 1948, c’est à dire pendant la période allant du plan de partage de l’O.N.U. à la création de l’État d’Israël : ce fut pendant ce semestre que se déroula la fuite des Palestiniens. Comme le déclara Ben Gourion, « en quittant leurs maisons, les Arabes ont d’eux-mêmes renoncé à leurs droits ». Il y eut aussi la loi sur les plantations d’arbres (les plantations sont interdites sans autorisation ; or les autorisations furent toujours refusées systématiquement aux Palestiniens, les contrevenants s’exposant au risque de voir couper leurs arbres par la force publique israélienne) ; la loi sur les terres incultes : ces terres furent déclarées nationalisées. Entraient dans cette catégorie les terres désertées par leurs propriétaires, les zones closes…, en plus des terres réellement improductives. Mais tous les systèmes coloniaux, en Algérie ou ailleurs, ont toujours utilisé le concept de « terre inculte » pour déposséder les communautés paysannes, déclarées arbitrairement par l’occupant, pour les besoins de la cause, improductives.

Parachevant cet arsenal législatif, la loi du 10 mars 1953 autorisa la confiscation de pratiquement toutes les terres. Il a été calculé que cette loi permit de récupérer environ 123 000 hectares. Mais déjà, de 1948 à 1953, il y avait eu spoliation d’une superficie de terres sensiblement équivalente à celle qui avait été acquise de 1872 à 1948, soit depuis le début de la colonisation sioniste jusqu’à la création de l’État d’Israël. Sur les 375 villages palestiniens existant avant 1948 sur le territoire de l’État d’Israël, on a vu que 190 avaient été détruits en 1948-49. Une centaine supplémentaire (soit au total 290) furent détruits et rasés de 1949 à 1953, soit plus des trois quarts. C’est par exemple sur les ruines ensevelies de l’un d’eux, Cheikh Munis, que fut édifiée l’université de Tel Aviv. La ville de Nancy, par exemple, est jumelée avec la ville israélienne de Kyriath Shmomeh, construite à la place d’un autre village rasé, Al Khâliça…

Il y eut peu de protestations en Israël, si ce n’est, par un paradoxe pas si paradoxal que cela, celles provenant de la presse libérale, plutôt de droite et conservatrice, et attachée à la propriété privée (Ha’aretz, Ma’ariv), contrairement aux sionistes socialistes qui éprouvent un mépris révolutionnaire pour la propriété dès lors qu’il s’agit de celle des autres. Le Ma’ariv s’indigna en 1953  [5]de ce que

« l’Arabe doive fournir la preuve de sa propriété sur la terre. Non pas le Juif qui l’a prise mais l’Arabe auquel elle a été prise […]. Si on nous demande : deviez-vous, dans tout ce large pays, riche en nombreux déserts et pauvre en fermiers juifs, deviez-vous tourner en dérision vos propres serments, devant vous-mêmes et devant le Conseil des Nations ? Deviez-vous trahir toutes les prophéties de vos prophètes qui avaient prévu le retour du peuple à sa terre ? Deviez-vous profaner toute loi et toute justice à seule fin de voler quelques milliers de dunams  [6] à une poignée de misérables villageois arabes […]. Lorsqu’on nous demandera cela, nous ne pourrons pas garder la tête haute. »

V. Les choix irréversibles (1953-1967)

Pendant cette période, s’affrontent pourtant deux lignes sionistes. L’une, relativement modérée, humaine et lucide, est incarnée par Moshe Sharett, premier ministre, puis ministre des Affaires Extérieures de 1953 à juin 1956. Sharett fait des gestes en direction du monde afro-asiatique, il entreprend des négociations secrètes avec Nasser et il se montre réellement soucieux du sort des réfugiés, avec l’approbation notamment de Nahum Goldman, président du Congrès Juif Mondial. L’autre est une ligne dure, incarnée par Ben Gourion. Quoique s’étant théoriquement retiré de la vie publique dans son kibboutz du Neguev, il tire nombre de ficelles. Cette ligne est dominante dans l’armée ; l’armée qui a l’ordre de tirer sur les mistannennim (littéralement les infiltrés) (en arabe al ‘â-idûn, littéralement ceux qui reviennent), lesquels sont pourtant encore, à cette époque, souvent des « commandos » sans armes. Les opérations dénommées « antiterroristes » sont confiées à des unités spécialisées. Dans la plus célèbre, « l’unité 101 », s’illustre déjà le capitaine Ariel Sharon. Ce dernier fut responsable entre autres, en 1953, de l’exécution de soixante civils palestiniens désarmés dans le village de Kybia, tués dans l’explosion de leurs maisons. De telles expéditions, chargées de terroriser les « infiltrés », ont aussi pour objectif politique de saboter les ouvertures du ministère Sharett en empêchant un règlement pacifique de la question des réfugiés.

Les services secrets israéliens, actionnés dans la coulisse par les partisans de Ben Gourion, jouèrent un rôle décisif dans la déstabilisation des entreprises de Sharett. Il est avéré qu’un agent éminent de ces services, Yissar Harel, a organisé à Baghdad des attentats contre des Juifs irakiens avec, pour objectif, de les installer dans l’insécurité pour les déterminer à « monter » en Israël.

Surtout, il y eut l’affaire Lavon. Pinhas Lavon était ministre de la Défense de Sharett. Vraisemblablement à son insu (il a toujours protesté de son innocence), les services israéliens manipulent des espions juifs pour monter des attentats provocateurs dans les pays arabes (Irak, Egypte), notamment contre des lieux de culte musulmans et chrétiens. L’objectif est là aussi d’exaspérer les populations arabes contre les Juifs, d’enclencher contre eux des représailles pour les conduire à aller en Israël. Cela sur le thème du « ils n’ont pas encore assez souffert » : telle avait été la réaction de Ben Gourion à la nouvelle de la Nuit de Cristal en Allemagne, en 1938. Le principal instigateur de l’affaire qui porta désormais le nom d’affaire Lavon fut en réalité un ami politique de Ben Gourion, le général Moshe Daïan. On prête à Ben Gourion ce trait d’esprit : « Si je savais qui a donné l’ordre [de commettre ces attentats, NDA], je lui arracherais l’autre œil. »  [7]

L’affaire Lavon fut finalement révélée en Israël. Le scandale fut tel que des Juifs aient délibérément menacé, voire entraîné la mort d’autres Juifs, que Sharett, quoique innocent, comme Lavon, dut démissionner avec lui. Dans la foulée, Ben Gourion revint au pouvoir. Le dirigeant historique du sionisme avait écarté le danger qu’une tentative de solution juste de la question des expulsés puisse continuer à être recherchée. Il arriva au pouvoir à la veille de la nationalisation du canal de Suez. Le durcissement de Nasser avait été préparé par le durcissement d’Israël, le sabotage et l’interruption des échanges entrepris par Sharett avec les pays arabes. L’escalade amena à la guerre de Suez de l’automne 1956, préparée en concertation avec les camarades socialistes au pouvoir en France.

A l’intérieur d’Israël, la guerre est l’occasion d’accroître la répression à un moment où les commandos d’infiltrés commencent à gagner en efficacité. C’est à ce moment que fut fondé le mouvement palestinien al Fath (la conquête), organisation d’origine de Yasser Arafat. Le 29 octobre 1956, fut déclenché l’opération de Kafr Qassim, qui fit 49 morts et plusieurs dizaines de blessés : des ouvriers agricoles palestiniens revenant de leur travail furent massacrés par une unité spéciale de l’armée. Il y eut bien procès ; il y eut bien quelques condamnations, puis des remises de peines rapides et enfin une grâce présidentielle. L’un des principaux officiers responsables, Gabriel Dahan, accusé en 1957 du meurtre de 43 Palestiniens, se retrouva ainsi trois ans plus tard responsable des affaires arabes du secteur de Ramleh (au sud de Lod [anciennement Lydda], l’aéroport de Tel Aviv).

Au début des années 60, s’abat en Galilée une nouvelle vague de confiscations ; pour construire les villes de Nazareth Illith (Nazareth la Haute), de Karmiel…, et pour étendre la colonisation dans ce terroir réputé irréductible. Mais la colonisation change progressivement de visage. En 1965, le gouvernement militaire sur les Arabes est aboli et ses pouvoirs transférés à la police. Les Arabes obtiennent la libre circulation. Le Histadrouth abandonne sa dénomination de « hébreu » pour devenir la Confédération Générale des Travailleurs en Terre d’Israël. Ces évolutions sont à mettre en relation avec un tarissement progressif de l’immigration juive. Nombre de colonies nouvelles ne sont que difficilement peuplées et manquent de bras. Le réalisme, allié au souci du profit, conduit à abandonner progressivement le mot d’ordre du « travail juif » et à légaliser le travail arabe, souvent illégal et au noir, et qui revient moins cher. Le vieux dogme de la ségrégation est entamé.

Cela n’empêche pas l’interdiction des mouvements palestiniens jugés dangereux comme le mouvement al Ard (la terre) : la « liste socialiste al Ard » est interdite aux élections de 1965. Dès lors, les Palestiniens de l’État d’Israël militent de plus en plus sous le drapeau de la « nouvelle liste communiste » (Rakakh). Sous la conduite de Meir Vilner et de Tawfiq Toubi, le Rakakh fait scission en 1965 d’avec le Parti Communiste Israélien (Maki) : celui-ci, sous la conduite des vieux dirigeants Mikounis et Sneh, entend rester purement juif. Dans la diaspora palestinienne résistante, avait été fondée, en 1964, l’Organisation de Libération de la Palestine.

VI. La guerre de 1967 et ses suites

Le contexte qui voit le déclenchement de la guerre de 1967 est la volonté de Nasser de redorer à l’extérieur son blason, terni par les difficultés intérieures, face à l’opinion égyptienne et arabe. Toujours dans le monde arabe, le coup d’état de 1966 installe en Syrie un pouvoir encadré par une tendance dure du ba’th. Il y a aussi structurellement en Israël propension à jouer de ce qui est ressenti ou présenté comme des menaces dans le monde arabe pour pousser l’Egypte à faire la guerre, cela afin de parachever la conquête de la Palestine et d’étendre la colonisation.

De fait, le mot d’ordre fut, dès la guerre déclenchée, de récupérer le maximum des territoires qui n’avaient pu être enlevés en 1948 : « Effacer les villages, abolir jusqu’au souvenir du paysage » ; c’est ce qui se passa par exemple dans la région du Latroun, entre Tel Aviv et Jérusalem. Furent expulsées les populations des trois villages de Yalou, Beit Nouba et Emmaüs, la totalité des maisons furent détruites, tous les arbres des vergers furent coupés. Les expulsés errèrent longtemps avant de s’enfuir, écœurant même les soldats israéliens à qui avait été ordonnée cette besogne, ainsi que l’indiquent les premiers témoignages de soldats réfractaires. Les destructions du Latroun préparent inévitablement les fidaiyyn des années 70-80 et sèment la graine qui fera surgir la première intifâda. A la place des villages détruits, s’installèrent plusieurs kibboutzim, dont deux kibboutzim du parti Mapam, se réclamant du marxisme. Dans d’autres lieux, il put y avoir déversement de napalm sur les terres. Ce fut le cas, en 1972, du village d’Akrabeh.

La conquête de la partie arabe de la ville de Jérusalem se solda par la destruction totale de l’historique quartier des Maghrébins. Environ 3 000 familles y furent expulsées. 800 autres furent expulsées du Haret Al Yahoud – le quartier juif de la vieille ville. L’unification de Jérusalem fut réalisée sur fond de dynamitages massifs et d’expulsions, de fouilles archéologiques traquant la trace juive  [8], d’aménagement d’esplanades pour touristes et pèlerins et… de construction du palais en béton design de l’ex ministre Ygal Allon.

La vague des destructions s’étendit à un nouveau champ, celui de la Cisjordanie et de la bande de Gaza conquises, ainsi que celui du Golan. Après 1967, 95 villages supplémentaires furent détruits dans les territoires occupés. Ainsi, de 1948 à 1970, 385 villages sur les 475 recensés dans la Palestine mandataire furent détruits, soit 81 %. D’après un rapport du groupe suisse de la commission des droits de l’homme de l’O.N.U., du 11 juin 1967 au 15 novembre 1969, 7 554 maisons ont été dynamitées, soit 260 par mois en moyenne, ou une moyenne de 9 par jour  [9].

Le commandement militaire expulsa tous les habitants du Golan. Une politique systématique de quadrillage de la Cisjordanie et de Gaza fut entreprise ; par exemple fut créée la nouvelle ville de Yamit, au sud de Gaza. Fut installée une ceinture de nouvelles colonies, en particulier le long des nouvelles frontières. Pour installer les nouvelles colonies, furent entreprises des expulsions de gens qui, souvent, étaient déjà des expulsés de 1948, et qui furent ainsi expulsés une deuxième fois, surtout à destination de la Jordanie, du moins jusqu’à la décision du roi Hussein d’interdire l’entrée en Jordanie (août 1968). On a évalué à un demi million de Palestiniens le nombre des gens qui ont ainsi dû quitter leurs foyers de juin 1967 à août 1968, soit le tiers de la population de ce que l’on commence alors à dénommer les « territoires occupés ». Sont restés un million de personnes. Aujourd’hui, elles sont près de 2 millions en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Pour la première fois, la presse internationale consentit à parler des expulsions et de la colonisation, mais en raison de manifestations démonstratives du Rakakh, du Matzpen (parti trotskiste révolutionnaire) et du Siah (nouvelle gauche), et bien après que des journaux israéliens en eurent parlé ; des journaux aussi différents que le libéral Ha’aretz ou que le Haolam Haze d’Uri Avneri, créateur de la Ligue Sémitique. Au total, selon les estimations, de 1949 à 1975, les confiscations ont touché entre 70 % et 80 % des terres palestiniennes cultivées, soit de 280 000 à 320 000 hectares sur un total de 400 000.

VII. Colonisation et hantise de la submersion (de 1976 à nos jours)

En 1973, fut mis au point le plan Galili – un plan d’extension de la colonisation et de judaïsation systématique de la Galilée. Mais il y eut une ombre au tableau qui tourna au scandale : en 1976, fut divulgué par le journal du Mapam Al Ha Mishmer un rapport du préfet de Galilée Koenig. Ce rapport disait sans ambages que, désormais, les Arabes palestiniens, citoyens de seconde zone de l’État d’Israël, étaient majoritaires en Galilée, au cœur de l’État d’Israël, et qu’ils le seraient sous peu dans la zone dite du Triangle, entre Nazareth et Kafr Qassim. Comme en témoignent les affrontements du 30 mars 1976 (le « jour de la terre »), les Palestiniens d’Israël manifestent et résistent de plus en plus. On a vu que les élections municipales de décembre 1975, organisées pour promouvoir les vieux notables collaborateurs, avaient donné une écrasante majorité aux listes du Rakakh. Le rapport recommandait donc un plan de colonisation juive et de parcage des Arabes en Galilée sous la surveillance de colonies juives. Le rapport précisait que, pour le peuplement et la surveillance, devaient être enrôlés de préférence des Juifs européens : les Ashkénazes étaient en effet représentés comme supérieurs aux Sépharades car ces derniers étaient censés trop ressembler aux Arabes (« ils sont Levantins et superficiels, ils ne vont pas au fond des choses, chez eux l’imagination joue un rôle plus important que l’exercice de la raison. ») Le cri d’alarme du rapport Koenig révéla le non dit de toute population créole au regard de son environnement humain antécédent hostile : la hantise de la submersion. C’était, dans l’Algérie coloniale, la hantise, consciente ou inconsciente, des Pieds Noirs.

Le parti marxiste Mapam, lui, entendait bien intégrer les Arabes. Il représentait que tout Arabe évolué ferait passer la lutte des classes avant son appartenance nationale et deviendrait finalement sioniste parce que marxiste. C’était une thématique qui avait, en d’autres temps, été développée en Algérie par tout un courant du Parti Communiste Algérien, caractéristique de ce que René Gallissot a dénommé le « socialisme colonial. »

La politique finalement pratiquée fut de donner des facilités pour amener des Juifs en Galilée : investissements, crédits, logements bon marché. Interdiction fut édictée aux non Juifs de créer une entreprise et de construire une maison ; aux Juifs de louer une maison à des non Juifs. Mais de nouveau, surgit la contradiction entre la ségrégation sioniste principielle et les mécanismes économiques ; économiques et démographiques : dès les années 70, la prépondérance arabe est en effet irréversible en Galilée du fait de la démographie. Plus largement, dans l’ensemble de l’État d’Israël, le différentiel démographique entre le taux d’accroissement arabe et le taux d’accroissement juif réduit progressivement la supériorité numérique des Juifs, sauf à imaginer des afflux massifs d’immigrants, – ce fut ce qui se passa, mais à une échelle limitée dans les années 90 lorsque les Juifs russes immigrèrent, mais ce ne fut guère en Galilée –, sauf à aller chercher les Falacha en Ethiopie… Mais au début du XXIe siècle, les réserves d’immigrants sont pratiquement taries et un mouvement de départ d’Israël s’est manifesté, qui atteint des célébrités, et jusqu’aux fils de pères fondateurs du sionisme… En Galilée, de plus en plus, faute de bras, les kibboutzim et les moshavim doivent louer des terres à des Arabes… qui en étaient souvent propriétaires avant les confiscations.

C’est à partir de 1972 que se multiplient en Galilée les manifestations pour exiger le retour sur les terres. L’interdiction pour les non Juifs de résider sur la localité juive de leur employeur juif est tournée par les patrons qui bouclent leurs ouvriers la nuit dans des hangars, dans des cagibis… En février 1976, trois jeunes ouvriers palestiniens meurent dans l’incendie d’un local ainsi cadenassé.

L’ancien dirigeant de l’Irgoun, Menahem Begin arrive au pouvoir en mai 1977 après la victoire aux élections de la droite dure sioniste (Likhoud). Avec son ministre de l’agriculture Ariel Sharon, son gouvernement annonce un plan de destruction de toutes les constructions arabes illégales de l’État d’Israël. Or, elles sont pratiquement toutes illégales car, sur 94 % du territoire israélien, les permis de construire sont systématiquement refusés aux non Juifs, de même que la vente ou la location de terres et d’immeubles à des non Juifs. Il ne reste aux non Juifs que 6 % du territoire pour construire. La fin des années 70 voit donc une nouvelle recrudescence de dynamitages. Ils provoquent de gigantesques manifestations, des grèves et des émeutes, dont la plus importante eut pour théâtre la localité de Majd Al Krum en Galilée occidentale. Partout les gens relèvent le tête, les écoliers descendent dans la rue, la résistance progresse. C’est dans ce contexte que fut entreprise la guerre du Liban de 1982, puis tentée l’élimination d’Arafat et de l’O.L.P. La suite est dans toutes les mémoires.

Les années 80 et 90 virent l’extension, sur les terres confisquées des territoires occupés (Cisjordanie et Gaza) de la colonisation. Il y a aujourd’hui peut-être environ 400 000 colons juifs dans ces territoires, Jérusalem Est comprise. Au cœur de la Cisjordanie, furent édifiées des implantations/ghettos dans un environnement inévitablement hostile. Les colonies, installées sur des terres confisquées, pompent en grand l’eau des nappes phréatiques, tarissant les puits des paysans palestiniens circonvoisins. Dans la bande de Gaza, 5 000 colons juifs confisquent la plus grande partie de l’eau quand plus d’un million de Palestiniens entassés dans des camps sont soumis à un rationnement drastique et sont souvent voués à la consommation d’eau semi-saumâtre. Dans l’ensemble des « territoires occupés », la spoliation des terres a atteint 50 % du total des terres palestiniennes.

La ségrégation est absolue. Le vieux réseau routier jordanien qui va de village en village a été systématiquement doublé par un réseau de routes pour colons exterritorialisées qui contournent les villages. La ségrégation coloniale s’inscrit ainsi dans l’espace. Elle distingue aussi sémiographiquement les plaques d’immatriculation bleues pour Palestiniens des plaques jaunes pour Israéliens. Attirée par les subventions au logement et les facilités de crédit, une petite classe moyenne est venue habiter les ghettos en béton surgis sur des collines en position défensive, entourés de barbelés. Chaque jour, les habitants, soumis à un enfermement schizophrénique, font plusieurs dizaines de kilomètres pour se rendre à leur travail à Jérusalem ou Tel Aviv en empruntant les routes exterritorialisées réservées aux colons pour retourner le soir dormir dans leur ghetto.

L’économie des « territoires occupés » est en tout dépendante des centres directeurs israéliens. Pour survivre, des travailleurs palestiniens doivent chaque jour longuement cheminer pour aller travailler en Israël, en passant à l’aller comme au retour par les check points où les attendent brimades, humiliations et brutalité. Du moins quand c’est possible car ils sont fréquemment soumis à des interdictions de circulation. Au surplus, Israël a fait appel à une main d’œuvre concurrente peu exigeante recrutée surtout en Asie. La montée du chômage, l’espoir bouché, l’ensemble des conditions misérables subies par les Palestiniens, furent la toile de fond du déclenchement de la première intifâda à la fin des années 80.

Aujourd’hui, l’espoir représenté par les accords d’Oslo, qui était très réel à leur lendemain, est parti en fumée. Celui qui incarnait l’espoir dans ces accords, Izhtak Rabin, a été assassiné en novembre 1995 par un extrémiste juif. La colonisation n’a au demeurant jamais cessé, que ce soit pendant les périodes de pouvoir du parti travailliste que pendant les périodes de pouvoir du Likhoud (Begin, puis Shamir et ultérieurement Netaniahou puis Sharon). Les accords d’Oslo n’ont jamais été appliqués par Israël. On est pourtant revenu in fine à une approche réaliste dans la phase terminale du gouvernement travailliste de Ehud Barak. En 2000-2001, sur fond de la 2e Intifâda, factuellement déclenchée en septembre 2000 par les provocations de Sharon sur l’esplanade des mosquées et, le lendemain, le massacre de civils palestiniens. On est pourtant passé très près d’un accord. Lors de Camp David 2, en 2000, il y eut blocage sur le problème des réfugiés, et, plus encore, sur Jérusalem. La propagande israélienne sur la responsabilité des négociateurs palestiniens qui auraient refusé les « offres généreuses » israéliennes a été contredite par des témoignages américains rapportés par la presse américaine sur l’intransigeance israélienne, et récemment, par le magistral livre de Sylvain Cypel, Les Emmurés  [10].

Pourtant, en définitive, les négociations qui ont repris à Taba et qui se sont interrompues début 2001 sur ordre de Barak, aboutirent pratiquement à un accord où toutes les grandes questions étaient réglées de facto, y compris les questions cruciales des réfugiés et de l’autorité sur Jérusalem  [11]. Le problème est que Barak, d’une part, voyait d’un mauvais œil les négociations de Taba ; et que, d’autre part, il n’avait pas de majorité à la Knesseth. Il lui fallut donc provoquer des élections ; d’où la dissolution de la chambre en novembre 2000. C’est en sachant que les sondages donnaient Sharon largement vainqueur que travaillèrent les négociateurs de Taba. Les élections aboutirent à la victoire de Sharon, au refus de reposer les questions de manière politique et de reprendre les négociations, et à la répression sanglante de la 2e intifâda par la réoccupation militaire de la Cisjordanie, le siège de la basilique de la nativité à Bethléem, le siège de Yasser Arafat à Ramallah, et les événements tragiques du camp de Jenine… Cette politique ayant été cristallisée par le feu vert donné par l’administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Par la déclaration du 24 juin 2003, Bush a quasiment aligné ses positions sur celles du gouvernement Sharon…
[…]

Lire l’intégralité du texte de Gilbert Meynier sur Cairn. info

[1] Les jeunes officiers égyptiens lancés avec bravoure dans cette guerre gardèrent l’humiliation d’avoir dû plier quand, du fait de la corruption du régime monarchique, l’armée égyptienne avait dû utiliser des armes de mauvaise qualité souvent défectueuses. C’est la génération qui a trente ans en 1948. Elle fut celle des officiers libres de la révolution égyptienne du 23 juillet 1952.

[2] Commandée par un Anglais, Glubb Pacha.

[3] Expatriation, avec connotation religieuse (cf. « l’hégire » du prophète Mohammed).

[4] (475) étaient recensés sur l’ensemble de la Palestine mandataire.

[5Ma’ariv, 25 février 1953, cité in Halevy Ilan, op. cit.

[6] Environ 1 000 m2

[7] Moshe Daïan avait perdu un œil et portait un bandeau noir sur cet œil.

[8] [Parfois ces fouilles furent décevantes, voire contre-productives quand, même, parfois – horreur !– elles n’infirmèrent pas ce que dit la Bible.

[9] Cf. document E/CN 4/1016 : additif 4 du 18 février 1970

[10] Paris, La Découverte, 2005.

[11] Témoignage conjoint des négociateurs israélien Yossi Bellin et palestinien Yasser Abdel Rabbo au colloque organisé le 9 février 2002 à Paris à l’Assemblée Nationale.

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