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Édition du 1er au 15 décembre 2024

« Aucune société coloniale ne peut durer éternellement », par Eric Vuillard

L’écrivain Eric Vuillard s’alarme, dans une tribune au Monde, de la réaction à contresens des autorités françaises sur ce qui se joue actuellement dans l’Archipel

Publié par Le Monde le 26 mai 2024.

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L’écrivain Eric Vuillard s’alarme, dans une tribune au Monde, de la réaction à contresens des autorités françaises sur ce qui se joue actuellement en Nouvelle-Calédonie/Kanaky, et regrette la cécité du président de la République à l’encontre du peuple kanak. Il écrit notamment : « On ne peut pas célébrer Audin et Manouchian en métropole et réprimer les Kanak ; c’est bien de célébrer les résistances passées, mais les paroles doivent être suivies par des actes. Sans quoi tout hommage au passé devient suspect, et la société finit par devenir profondément désorientée, honorant ce qu’elle réprime, prétendant admirer dans le passé ce qu’elle opprime dans le présent, célébrant le dialogue et pratiquant une politique brutale, consacrant les principes en même temps qu’elle les piétine. »

Eric Vuillard est écrivain, auteur d’Une sortie honorable (Actes Sud, 2022), Prix Goncourt en 2017 pour L’Ordre du jour (Actes Sud).


La Nouvelle-Calédonie est une colonie. Le comité spécial de la décolonisation de l’ONU la considère comme l’un des dix-sept territoires « dont les populations ne s’administrent pas encore complètement par elles-mêmes ». Le gouvernement français se félicite d’être européen, ouvert, libéral, mais avec la Nouvelle-Calédonie il agit comme Napoléon III, il fait valoir la force. « Aucune violence n’est acceptable », affirme le président, sauf la violence coloniale, qui semble plus acceptable que la résistance à l’oppression.

Depuis quelques jours, nos dirigeants s’indignent du soulèvement de la jeunesse kanak, ils haussent le ton, ils décrètent l’état d’urgence, ils envoient des renforts. Des bâtiments publics brûlent, des entreprises brûlent, des voitures brûlent, et il faut tout de même oser se demander si l’inégalité flagrante devant l’école, la santé, les revenus, la vie elle-même, n’est pas pour quelque chose dans cette colère. Si l’insolence effarante du gouvernement, trente ans après les accords de Matignon, ne vient pas de réveiller un sentiment d’inégalité qui a des fondements bien réels et si, au fond, et cela est d’une tristesse terrible, toutes ces destructions ne sont pas la manifestation, éruptive, chaotique, d’une conscience. Les jeunes Kanak des quartiers périphériques de Nouméa ont, eux aussi, une conscience.

Bien sûr, tous les indépendantistes préféreraient, comme tous les gens raisonnables, que la Nouvelle-Calédonie ne brûle pas. Mais, pour cela, il faut tout d’abord retirer cette réforme insensée. On ne peut pas modifier le corps électoral sans l’accord des Kanak, ni disjoindre cette question d’un accord global. Et puis, pour rompre avec l’asymétrie effarante entre les populations kanak et caldoches qui trouve son origine dans la violence coloniale, dans la conquête, il faut partager l’accès à l’éducation, les emplois, les richesses, le pouvoir. Aucune société séparée ne peut vivre sereinement, aucune société coloniale ne peut durer éternellement.

Société profondément désorientée

On ne peut pas célébrer Audin et Manouchian en métropole et réprimer les Kanak ; c’est bien de célébrer les résistances passées, mais les paroles doivent être suivies par des actes. Sans quoi tout hommage au passé devient suspect, et la société finit par devenir profondément désorientée, honorant ce qu’elle réprime, prétendant admirer dans le passé ce qu’elle opprime dans le présent, célébrant le dialogue et pratiquant une politique brutale, consacrant les principes en même temps qu’elle les piétine.

Le président vient de faire une brève halte à Nouméa, il y a passé dix-huit heures. Malgré une attitude en apparence plus ouverte, il commence fermement : « La première chose, c’est l’ordre. » Le président parle d’apaisement, mais c’est pour aussitôt se contredire en martelant longuement tout ce que l’apaisement ne peut pas être. Bien sûr, l’exercice de l’Etat peut difficilement se passer de rhétorique, et cependant pas une seule formule éloquente, dans des circonstances si tendues, si tragiques, pas une expression forte, sincère, pas une manifestation réelle de compassion. Et ce qui frappe dans cette brève tournée, ce qui frappe dans ces longs discours, c’est l’absence du mot « kanak », l’absence du peuple kanak.

Les Kanak sont nombreux, plus de 40 % de la population, mais ils vivent adossés à un mur. On a vu des groupes de défense civile, des milices blanches parcourir la ville, armées. Il paraît que l’Etat aurait le monopole de la violence légitime, mais nul n’a songé à condamner les Blancs qui patrouillent. Nouméa est une ville riche, quartiers résidentiels, marinas, bateaux de plaisance, Rotary club. Nouméa est une ville pauvre, cabanons, squat de Sakamoto, squat du Caillou bleu, squat Soleil. Il faut redistribuer les richesses. Il faut des droits réellement égaux pour tous. En Nouvelle-Calédonie, il devrait être impossible de décider quoi que ce soit sans l’accord du peuple kanak.


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