Au nom de Safia, par Safia Kessas
Episode 1 sur 6 :
« Dans l’histoire de la colonisation,
les femmes sont encore un angle mort »
Par Elise Racque, publié par Télérama le 26 mars 2022. Source
Pour Au nom de Safia, la documentariste Safia Kessas a mené une enquête à la fois intime et historique sur la guerre d’Algérie, traumatisme longtemps tu par sa famille. Une série de podcasts, sur Binge Audio, d’une bouleversante authenticité. Entretien.
Safia Kessas porte le prénom de sa tante, morte en Kabylie pendant la guerre d’Algérie. Les circonstances de son décès sont troubles. Et ce d’autant plus que, dans cette famille comme dans bien d’autres, on ne parle pas de cette guerre. Le traumatisme est pourtant bien là, tapi dans le silence. Aidée de son micro, la documentariste mène l’enquête. Intime et collective, familiale et historique. Elle fouille les archives, questionne ses parents, un ancien appelé, retrouve son cousin, et même la voisine de sa tante disparue… Chacun, chacune a, dans son for intérieur, des souvenirs de violence. Cette série de podcasts produite par Binge Audio est portée par une authenticité et une sensibilité rares, et servie de bout en bout par une musique originale composée par l’artiste algérien Yane. Entretien avec Safia Kessas, qui nous avait déjà marqués avec son travail Le Prix de la déraison, récompensé par le prix Grandes Ondes de la création documentaire du festival Longueur d’ondes, en 2021.
Comment est né ce documentaire intime ?
Je savais que mon père était condamné, et je voulais garder une trace de lui, de son parcours. Je suis venue un jour avec un ami pour enregistrer une interview. Je n’ai pas vraiment eu le temps de faire la deuxième partie de l’entretien car il est parti avant.
J’ai mis du temps avant de me re-confronter à sa voix pour retranscrire ses mots. Après avoir relu cette interview, plein de questions se sont posées, et c’est pour y répondre que j’ai décidé de réaliser ce documentaire. C’est donc un travail qui s’est précisé au fil du temps, car se confronter à cette histoire n’est pas une démarche évidente. La seule manière de le faire, c’est avec sincérité. Cela prend du temps.
Dans votre famille, parlait-on de la guerre d’Algérie ?
On n’en parlait jamais. Pour les cinquante ans de mariage de mes parents, il y a une dizaine d’années, une réception avait été organisée. Toute la famille était là. À cette occasion, j’ai posé des questions à mon père. Là, il m’a parlé de ce que sa famille avait vécu pendant la guerre. C’était la première fois qu’il m’en parlait. Les déplacements, la famine, les violences. C’est sorti de façon abrupte. Quand on est exilé, on apprend à se taire, à vivre avec ce silence, jusqu’à oublier qu’un jour on a appris à se taire.
Vous questionnez vos parents, votre cousin, divers acteurs et victimes de la guerre. Cette parole fut-elle difficile à récolter ?
Dans l’ensemble, j’ai ressenti un besoin de parler. Une envie de se faire entendre. Comme dit Ali Mekki, ce travailleur social que j’ai rencontré à Toulon et qui a écrit une thèse sur l’immigration kabyle : « Pour parler, il faut des oreilles qui écoutent. » Sortie de son contexte, cette phrase peut sembler banale, mais elle est très profonde. J’ai essayé d’être dans une écoute active, d’être à la fois présente tout en laissant la place à mes interlocuteurs et interlocutrices.
Le personnage le plus complexe a été ma mère. Je crois qu’elle avait envie de s’exprimer, mais j’ai senti une injonction au silence très difficile à dépasser pour elle. Quand on est exilé, on apprend à se taire, à vivre avec ce silence, jusqu’à oublier qu’un jour on a appris à se taire. On apprend qu’on ne doit pas exister dans l’espace public. Moi, je viens avec mes propres codes mettre un peu le bazar là-dedans. Je l’ai un peu poussée, gentiment. Pour qu’elle surmonte la honte de soi, cette idée que se raconter est honteux.
Pour mon cousin Mustapha, qui est le fils de Safia, ce fut davantage une libération. Je suis arrivée en marchant vraiment sur des œufs. Mais à peine posée la première question, un torrent d’émotions, de souvenirs, de larmes, est arrivé. Un passé traumatique qui ne passe pas.
Il y a beaucoup de larmes dans cette série documentaire…
Beaucoup de larmes, car ce n’est pas une histoire joyeuse. On a essayé de ménager les torrents pour ne pas trop submerger les auditeurs et les auditrices. Parce que des larmes, il y en avait encore plus. Par moments, c’était un peu une apnée.
Mustapha a 7 ans quand la guerre commence, 12 ou 13 ans quand elle se termine. Cette période a été un enfer pour lui. Tout son univers s’est écroulé, tout n’était plus que danger et survie. Tous ses rêves se sont envolés, il a accumulé des scènes et des mots plus violents les uns que les autres. Surtout, il n’a jamais eu d’espace de parole pour dire ça. Il a vécu des choses abominables et n’a jamais pu déposer ce vécu nulle part. Je pense que cela a un impact sur la santé mentale, et sur la santé tout court.
C’est confrontant d’être face à des émotions qui sont très intenses. Ce qui permet de les appréhender, c’est le fait qu’il y ait un micro comme médiateur. À chaque fois j’ai essayé d’inscrire ces souvenirs dans une histoire plus collective, de les disséquer, ce qui m’a permis de continuer à avoir de l’oxygène pour pouvoir aller jusqu’au bout.
Les femmes n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se laisser photographier. Elles devaient s’asseoir sur un tabouret, en plein air, devant le mur blanc d’une mechta. J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente », Marc Garanger, appelé du contingent qui fut chargé par l’armée de faire des portraits de femmes dans des camps sous contrôle militaire pour établir des papiers d’identité.
Quels événements avez-vous pu mettre au jour en remontant le fil de la guerre, notamment en Kabylie ?
Dans mon enquête sur la mort de ma tante, une confusion au niveau des dates m’a emmenée sur de mauvaises pistes, dont celle d’un massacre de soixante-seize civils, silencié et couvert par l’armée française. C’était terrible de plonger dans cette réalité sans appel et sans voix. On a très peu entendu parler du massacre d’Ait Soula, qui a eu lieu en 1956. Les villageois se sont tus parce qu’ils ont subi des exactions qui rendaient le récit de ce traumatisme impossible.
Ce massacre m’a permis de comprendre à quel point cette guerre était totale. On ne faisait pas la distinction entre les civils, les fellaghas et les militaires. Cette guerre, c’est l’histoire d’un peuple qui voulait écraser un autre peuple, écraser sa recherche de dignité et de liberté. C’est une entreprise de destruction d’un pays par un autre. Les villageois expliquent : « On nous a assassinés, on nous a violés, on nous a dépouillés. » Dans certaines familles, neuf hommes ont été assassinés froidement d’une balle dans la tête. On a décimé des lignées complètes ! J’ai aussi voulu qu’on entende la complexité de ce tourbillon de violence. Je donne la parole à Bernard, un ancien appelé qui a lui aussi besoin de soulager sa mémoire, et sa conscience. Il me parle des exactions, du contexte dans lequel il a été envoyé en Algérie. C’est important de donner la parole à tout le monde.
Notamment aux femmes. Leur vie pendant la guerre, dans les campagnes kabyles, semble avoir été peu racontée.
Les récits historiques comportent une héroïsation des hommes et de l’action militaire. Tout ce qui est lié au maintien de la vie en tant que telle, au jour le jour, est un peu oublié. Or, dans les campagnes, les femmes ordinaires ont lutté à leur manière. Elles ont continué à faire tourner les marmites, à tenter de trouver la nourriture qu’elles pouvaient malgré les rationnements assez terribles et le FLN qui parfois empêchait les villageois d’aller chercher ce rationnement. Elles ont enduré des conditions de vie très rudes, dans une société très patriarcale, et ont parfois pris des risques en servant de relais logistiques aux moudjahidins. J’avais à cœur de mettre en avant ce rôle-là des femmes ordinaires comme ma tante, sa voisine Noara et bien d’autres. Il y a eu des moudjahidas, des femmes qui ont pris les armes et rejoint le maquis, mais aussi toutes ces femmes dans les villages qui ont subi des exactions. Au-delà de leurs conditions de vie sanitaires, économiques et vestimentaires déplorables, elles ont aussi pris pour les hommes : quand les soldats débarquaient dans les villages, les hommes disparaissaient, emmenés ou interrogés, et elle se retrouvaient en contact direct avec les militaires.
Pendant mes recherches, je suis tombée sur une femme dont je ne parle pas dans le podcast. Elle vivait dans un village des Aurès et s’appelait Fatima. Elle raconte que, quand les soldats arrivaient, elle montait sur un toit pour appeler toutes les femmes. Elles formaient alors un cercle pour éviter que les militaires en prennent une pour la violer. Quand ils essayaient, elles se tenaient toute la main pour résister. Dans un des villages tout proche de celui de mon père, des mères de famille étaient mises nues devant tout le monde pour être humiliées par les militaires français, parce que leurs enfants, cachés dans les montagnes, étaient connus pour être des moudjahidins. Ces femmes-là, toutes ces femmes humiliées, on n’en parle pas.
C’est un pan de la mémoire qui reste encore à développer ?
Dans l’histoire de la colonisation, les femmes sont encore un angle mort. En Algérie, il y avait deux types de viols : ceux dits « de défoulement » sur les civiles, et les viols de torture. Quelques femmes ont témoigné de ces tortures : Louisette Ighilahriz, la première, puis Baya Laribi, dite « Baya la Noire », qui a raconté ce qu’elle avait subi après avoir été arrêtée. Elle a été violée plusieurs fois, dans plusieurs casernes. Elle disait qu’il fallait interroger les femmes dans les mechtas [hameaux], pour que leur vécu ne soit plus invisibilisé. Or on ne le fait pas, et ces femmes sont en train de mourir les unes après les autres.
Je n’ai pas pu me rendre en Algérie à cause de la pandémie, mais j’aimerais beaucoup y aller, pour rencontrer ces personnes et prendre le temps de les questionner. Je pense que c’est le temps qui fera que les langues des dernières survivantes pourront se délier. Je l’ai ressenti avec Bernard, cet ancien appelé français avec qui j’ai gardé contact. Le fait d’échanger sur le long terme permet à des souvenirs, souvent douloureux, de lui revenir. C’est grâce au temps qu’une écoute et une parole peuvent se libérer.
Dans l’un des épisodes, vous citez Frantz Fanon. Quel est votre rapport avec cet auteur ?
Ses ouvrages m’ont portée. Il avait tout compris sur l’impact psychologique de la colonisation. Il nous permet d’avoir des clés sur ce que nous sommes parce qu’il s’est penché sur cette histoire, notamment en recevant ses patients, lorsqu’il était psychiatre à Blida. C’est un auteur incontournable. Un guide. Quand il raconte la séparation entre le monde de l’indigène et celui du colonisateur, c’est d’une clairvoyance totale. Il utilise des termes extrêmement justes pour décrire cette entreprise de destruction identitaire qu’est la colonisation.
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