Au Festival d’Avignon, Rébecca Chaillon
pénètre l’inconscient colonial
par Fabienne Darge, publié par Le Monde le 21 juillet 2023.
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La metteuse en scène et performeuse déconstruit la représentation de la femme noire dans un spectacle performatif et magistral.
Nouveau triomphe à Avignon : après Bintou Dembélé et Milo Rau, c’est la metteuse en scène et performeuse Rébecca Chaillon qui a mis toute la salle debout, jeudi 20 juillet au soir. Le public a semblé ne plus jamais vouloir s’arrêter d’applaudir, à l’issue de la première avignonnaise de Carte noire nommée désir. Cet accueil est venu saluer un spectacle impressionnant, et qui fera date, dans sa manière d’inscrire la pensée décoloniale dans une histoire du théâtre et de la performance, avec une intelligence magistrale, un humour dévastateur et un engagement du corps phénoménal.
Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Rébecca Chaillon jette son corps dans la bataille, de même que celui de ses performeuses, dans ce spectacle qui déconstruit, en trois heures, les représentations de la femme noire, et ce qu’elles révèlent de l’inconscient colonial français. Un spectacle qui commence avant de commencer, par l’annonce faite par des haut-parleurs : les femmes noires assistant à la représentation sont invitées à se regrouper dans un autre espace que celui du reste du public. Elles seront une vingtaine, installées sur des canapés de l’autre côté du plateau, et nous faisant face.
En séparant ainsi les spectateurs en fonction de leur couleur de peau et de leur genre, en assignant à sa place le public « blanc », bien obligé de constater sa troublante homogénéité, en inversant les termes de la discrimination, Rébecca Chaillon n’en est qu’à son premier coup d’éclat, dans ce spectacle qui va en aligner bien d’autres.
Tresse politique
Et c’est elle que l’on découvre d’abord, en train d’astiquer le sol blanc de son plateau, encore et encore, dans une première performance stupéfiante, qui la voit mener cette tâche comme si sa vie en dépendait, enlever ton tee-shirt, son pantalon puis sa culotte pour frotter et frotter encore, et finir par dédier tout son corps ample, superbe et noir à la mission de rendre toujours plus pure cette surface déjà immaculée. Avant qu’une de ses compagnes, enfin, ne l’arrête, au bout de longues minutes où s’éprouvent en direct la dépense et le combat.
S’ouvre alors une autre scène, magnifique, où ce corps malmené, instrumentalisé, va être réparé et bichonné. Les longs cheveux de Rébecca Chaillon, cachés sous la charlotte, sont libérés et dépliés, mèches noires et blondes mélangées. Ils vont être nattés avec des cordes elles-mêmes noires et blondes, pour finir par former une énorme tresse, si lourde à porter qu’elle devra être posée sur un portant métallique. Les cheveux des femmes, et singulièrement des femmes noires, sont un sujet éminemment politique, et cette tresse est le motif central de Carte noire nommée désir. Elle finira par être reliée à de nombreuses autres qui formeront un nid, mais qui, selon l’éclairage, peuvent aussi prendre l’apparence de chaînes.
La scène se passe dans un salon de coiffure où, comme il se doit, on lit des magazines féminins : en l’occurrence Amina, dédié aux femmes antillaises et africaines, avec ses petites annonces sentimentales. Un vrai régal pour Rébecca Chaillon et ses partenaires, qui s’en donnent à cœur joie avec ces textes qui alignent comme à la parade tous les clichés qui collent à la peau de la femme noire. Cette chasse à la « perle noire », ces fantasmes de tigresses ou de gazelles, mais aussi les demandes des femmes, en recherche d’un homme blanc âgé et protecteur, feraient sourire, s’ils ne recouvraient la réalité affligeante d’un racisme qui s’infiltre au cœur le plus intime de l’amour et du désir.
Un spectacle qui subvertit tous les stéréotypes
Ainsi va ce spectacle, qui subvertit tous les stéréotypes attachés à la femme noire – outre la femme de ménage, la nounou, la danseuse animalisée et sexualisée, la chanteuse, la racaille de banlieue… – et déploie les scènes les plus insensées, à l’image de ce banquet scatologique en forme de rituel défoulatoire et libératoire. Les huit femmes s’y livrent à un dynamitage en règle de toutes les représentations associant le noir et le marron aux excréments ou plus exactement – le mot est important – au caca.
Avec une furie lacanienne et explosive, elles font éclater l’absurdité de ces associations, de ces inconscients structurés comme un langage où du caca on glisse au café et au cacao, qui ont été des matières premières au cœur de l’exploitation coloniale, mais sont aussi des mots employés pour définir des couleurs de peau. La chanson Couleur café, de Gainsbourg, en prend pour son grade au passage.
Une autre des scènes cultes de ce Carte noire est une parodie du jeu télévisé « Questions pour un champion », où il va s’agir, à partir de quelques mots, d’identifier un certain nombre de situations ou de personnages encapsulés dans cette construction du Noir. Rébecca Chaillon fait monter la folie théâtrale jusqu’à une forme de chaos (très maîtrisé) où certains spectateurs – dont nous fûmes – se voient dépouiller de leur sac à main (restitués à la fin de la représentation), alors que les participants au jeu sont en train de deviner le mot colonisation.
Une puissance créatrice inépuisable
Encore n’est-ce là qu’une partie des mille et une actions, images, idées, idées-images, que Rébecca Chaillon sort de son chapeau avec une puissance créatrice qui semble inépuisable. Il y a un côté Alice au pays des merveilles grotesque, queer et surréaliste dans cette Carte noire qui adresse un vrai bras d’honneur à ce monde où les femmes n’ont jamais la couleur, le poids ou la taille imposés par le modèle dominant – un monde qui a érigé ses fantasmes de blancheur, de pureté et de légèreté comme un absolu permettant d’asservir une bonne partie de l’humanité.
En tissant cette dialectique du noir et du blanc de toutes les manières possibles, Rébecca Chaillon renvoie un miroir aussi drôle qu’impitoyable à ce monde-là, tel qu’il s’est construit sur cette binarité. Performeuse exceptionnelle, qui semble capable de tout oser, elle ne mange pourtant pas toute la lumière. Elle est accompagnée par sept artistes à la présence éclatante, qui toutes sont des personnalités fortes, aux parcours de vie peu ordinaires : Estelle Borel, Aurore Déon, Maëva Husband, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Davide-Christelle Sanvee et Fatou Siby.
Le plus beau est sans doute la manière dont, après cette traversée ravageuse, elle ramène de la beauté, de la douceur et une sororité qui forme l’étoffe même du spectacle. Alors que se tisse le fameux nid protecteur, l’action, la provocation et la performance laissent la place au texte, sorte de long poème-essai qui s’inscrit dans la filiation d’Aimé Césaire et de la poétesse américaine Audre Lorde, et où la Chaillon revendique sa « pensée blanche et noire, tressée ». Elle apparaît alors, irradiant de force tranquille sous son énorme tresse dressée comme un tronc d’arbre vers le ciel, nue toujours – elle n’a pas cessé de l’être, ou presque, tout au long du spectacle. Souveraine comme une idole.
Rébecca Chaillon
D’origine martiniquaise, Rébecca Chaillon passe son enfance et son adolescence en Picardie. Elle rejoint Paris pour des études d’arts du spectacle et le conservatoire du XXe. De 2005 à 2017, elle travaille au sein de la compagnie de débat théâtral Entrées de Jeu dirigé par Bernard Grosjean et dans sa propre structure : La compagnie Dans Le Ventre qu’elle fonde en 2006.
Sa rencontre avec Rodrigo Garcia la confirme dans son envie d’écrire pour la scène performative, d’y mettre en jeu sa pratique de l’auto-maquillage artistique enseignée par Florence Chantriaux et sa fascination pour la nourriture notamment avec son seule-en-scène L’Estomac dans la peau (lauréat CNT/ARCENA dramaturgies plurielles 2012) et ses autres créations au format court qu’elle écrit et performe.
Rébecca donne son solo pour de nombreux festivals de performances et d’évènements queer et pour des lieux plus institutionnels comme la Ferme du Buisson et la Scène Nationale d’Orléans. Sa création suivante Monstres d’Amour / Je vais te donner une bonne raison de crier est un duo avec sa collaboratrice principale Élisa Monteil, autour du cannibalisme amoureux et d’Issei Sagawa. En 2016, Rébecca participe aux films documentaires sur les performers pro-sex d’Émilie Jouvet My Body my rules, et Ouvrir la Voix d’Amandine Gay sur les femmes afro-descendantes. Elle débute aussi sur les écrans avec un rôle récurrent pour une série produite par OCS, Les Grands, réalisé par Vianney Lebasque.
Rébecca Chaillon est représentée chez L’Arche par Amandine Bergé et écrit les textes, danse et performe dans la création de Delavallet Bidiefono : Monstres/On ne danse pas pour rien, tout en continuant à travailler avec Yann Da Costa dans Loveless et Les Détaché.e.s, avec Gianni-Grégory Fornet dans Oratorio Vigilant Animal, Anne Contensou pour Elle/Ulysse, Arnaud Troalic dans Polis. Son dernier spectacle autour du football féminin et des discriminitations Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute a été créé en novembre 2018 à la Ferme du Buisson, puis à au CDN de Rouen, à Théâtre en mai, et au Nouveau Théâtre de Montreuil.
Elle est actuellement artiste associée au CDN de Rouen et en création de son projet spectacle Carte Noire nommée Désir et d’une petite forme avec Pierre Guillois dans le cadre de Vive le Sujet ! pour le Festival In d’Avignon 2019 intitulée Sa bouche ne connaît pas de dimanche.
Avignon 2023 : non, l’image d’une nounou noire
avec des bébés blancs embrochés n’est pas scandaleuse
par Fabienne Pascaud, publié par Télérama le 27 juillet 2023.
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Cette photo issue du spectacle « Carte noire nommée désir », de Rébecca Chaillon, présenté au Festival d’Avignon, fait l’objet d’attaques racistes en ligne. Si l’image choque, volontairement, son sens est largement détourné.
L‘image est surréaliste, sulfureuse, qui allie douceur du sourire de la plantureuse et sereine femme noire aux supplices de si tendres poupons blancs aux chairs si roses, embrochés l’un sur l’autre. Comme un défi. Va-t-elle bientôt les mettre sur le gril et les manger, comme tant d’autres virils héros, après tout, de nos vénérables tragédies antiques ? Qui donc a pu avoir idée de si cruel, si sidérant sujet ? Un Jérôme Bosch (1450-1516) contemporain ? Un Hans Bellmer (1902-1975) défoncé ? Un Roland Topor (1938-1997) ricanant de méchanceté ? Sauf que cette image puissante et provocante, qui enflamme aujourd’hui d’indignation nos réseaux sociaux, n’est pas isolée. Elle appartient à un spectacle que n’ont pas vu, sûrement, tous ceux qui s’indignent si férocement sur la Toile, accusant les artistes noires de « racisme anti-Blancs ». Car oui, c’est bien une artiste noire née à Montreuil et d’origine martiniquaise, Rébecca Chaillon, qui a conçu Carte noire nommée désir, dont est tiré le scandaleux cliché.
Cette autrice, comédienne, metteuse en scène et performeuse de 37 ans y donne à voir dans un bouillonnement confus, délibérément grotesque, boursouflé et souvent de mauvais goût, tous les fantasmes qui entourent aujourd’hui en France, son pays, la femme noire, ou afro-descendante comme il est désormais plus correct de dire… Et tous ceux qui ont vu son long spectacle le soir de sa première représentation publique n’ont pas eu visiblement la même interprétation, la même émotion, que les internautes hystériques au service de la race blanche. Dans cette séquence, le sujet n’est pas en effet de sacrifier des bébés mais plutôt de fustiger ces parents bobos indifférents (et… blancs) qui ont les moyens de s’en décharger auprès de nounous noires sous-payées dont ils exploitent la précarité.
Des réactions dans la salle
Dans la salle ce soir-là, côté Blancs et hommes noirs – les femmes noires étaient en effet volontairement placées dans un espace plus confortable –, personne n’a pipé. Tous se sentaient vaguement responsables de ne pas assez s’occuper eux-mêmes de leur progéniture en bas âge, de trop les confier, les délaisser… C’étaient donc les parents avec leurs fantasmes, leurs clichés « arrangeants » de maternelle et tendre nounou noire – en Afrique, la famille, c’est si important – qui étaient moqués. Pas question pour Rébecca Chaillon de vouloir tuer des petits Blancs. Regardez bien la photo, la nounou les serre même comme elle peut dans ses bras…
Des réactions dans la salle, il y en a eu en effet. Mais pas pour ça. De vieilles féministes et même quelques femmes noires sont parties en grommelant leur indignation, quand on a proposé dès l’arrivée en salle aux spectatrices noires d’aller s’asseoir ailleurs ensemble. Pourquoi dénoncer la ségrégation au théâtre, si c’est pour la reproduire pendant la représentation ? Voir Rébecca Chaillon, elle-même, en train de nettoyer à quatre pattes, méticuleusement, l’immense plateau blanc une heure durant, a encore déplu aux féministes âgées restantes : pourquoi propager cette image dégradante des femmes, même si c’est pour l’exorciser ?
Non, la réaction la plus farouche eut lieu quand la troupe des huit artistes voulut singer, façon féministe et décoloniale, le jeu « Questions pour un champion ». Il s’agissait de faire trouver au public des noms de femmes noires connues, ou des mots de notre Histoire de Blancs. Ainsi, quand les artistes montent en courant sans prévenir dans les gradins pour faire une razzia de sacs, sacs à dos, chapeaux, lunettes de soleil à des spectateurs souvent récalcitrants, elles appellent ça « colonisation », et assurent aux « pillés » inquiets qu’ils en verront bientôt les bénéfices… Certains, furieux qu’on leur dérobe leurs affaires, ont eu des mots, des gestes violents. Bien plus violents que lorsqu’on fustigeait leur rejet de l’autre, leur conduite raciste. Comme quoi le porte-monnaie compte davantage que la morale, nous raconte aussi avec tumultes langagiers, facilités potaches, vulgarités faciles, cette Carte noire nommée désir, pied de nez à la célèbre publicité. « What else ? » comme y dirait le mâle blanc. Rien qui vaille qu’on s’en offusque vraiment dans un pays où règne encore la liberté de créer, de penser. Surtout, surtout, quand on n’a pas vu ce dont on parle…