Quand Paul Aussaresses jouait du couteau
Nous sommes en fait au cœur de l’idéologie des dominants de l’époque et de leurs fantasmes morbides. Toute une production pseudo-académique avait, en effet, été concoctée après le débarquement de 1830 et notamment dans le cadre de l’Université algéroise de l’époque, avec l’Ecole d’Alger, comme on disait, pour légitimer « l’œuvre civilisatrice » en stigmatisant les Nord-africains considérés comme des criminels « ataviques ». En usant des stéréotypes racistes en vogue à l’époque, la littérature pseudo-savante pérorait avec zèle sur la manie des Arabes « à user du couteau » pour n’importe quel prétexte. Dans une tentative de déconstruction de l’idéologie coloniale, Frantz Fanon s’y était intéressé dans Les Damnés de la terre, en notant : « l’Algérien vous dira-t-on a besoin de sentir le chaud du sang, de baigner dans le sang de la victime »1.
L’administration française et les services de répression étaient formatés en conséquence pour gérer la société algérienne. En 1958 encore, le 5ème bureau de l’état-major français créé au cours de la guerre de libération sentant venir le dernier quart d’heure, devait réajuster une approche désormais improductive dans un Manuel de formation critique et morale du contingent 2, qui exprimait cependant une sorte de chant du cygne de la psychologie et de l’ethnologie coloniales. On pouvait y lire encore que « le Français musulman est sentimental… [est un] impulsif… [au] caractère rancunier…[ayant un] amour du gain…orgueilleux, parfois arrogant… [il a une] croyance dans les puissances surnaturelles et occultes… [une] mémoire extraordinaire qui entraîne chez lui un amoindrissement de la faculté de raisonner et un manque d’imagination… [un] manque d’esprit critique, crédule il n’invente pas et se contente d’imiter ».
Les atrocités de la décennie noire chez nous auront sans doute contribué à faire renaître des stéréotypes qui peuvent donner l’illusion que tout a été toujours nickel dans l’histoire des autres sociétés et que dans ce domaine aussi nous serions « exceptionnels ». La récente plaisanterie parisienne du président Hollande à propos de son ministre de l’intérieur revenu « sain et sauf » d’Alger peut participer à ce jeu, même si des données plus ou moins fortuites3 pourraient expliquer aussi cette indélicatesse vis-à-vis des Algériens exprimée devant une association à vocation communautaire. Toujours est-il, et malheureusement pour tous, que, contrairement à Manuel Valls, Maurice Audin et les autres militants de la cause algérienne n’auront pas eu cette chance face aux couteaux des défunts Massu, Aussaresses et autres émanations de la « colonisation positive ».
Oran, le 15 janvier 2014
- Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Ed. Maspéro, réed 1972, p. 128.
- Cité dans El-Moudjahid, n°35 (15 janvier 1959). Voir aussi Philippe Lucas et Jean-Claude Vatin, L’Algérie des anthropologues, Paris, Maspéro, 1979, p. 250-252.
- Si l’on en croit l’hebdomadaire satirique français Le Canard enchainé (dans sa livraison du 31 décembre 2013 sous le titre « Bides en folies »), des membres de la délégation française dirigée par le premier ministre Ayrault, auraient le 15 décembre été victimes d’une « intoxication alimentaire carabinée », lors d’une sortie dans un restaurant de la pêcherie d’Alger. L’information est bien sûr à vérifier, même si l’équipe du Canard est réputée pour son professionnalisme.