Ça peut être dangereux, le métier d’archiviste. On a sous sa garde des vieux documents. Certains sont sensibles. On ne peut pas les montrer. Ni en par1er. Si d’aventure on le fait ; si, interrogé par un juge, on ose dire ce que l’on sait, et qu’on sort de son devoir de réserve, alors on risque les pires ennuis. On se retrouve au placard. Ça dure des années. Il faut batailler pour obtenir réparation. C’est épuisant. Et, en plus, c’est la faute à Papon !
Le 17 octobre 1961, Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, fait réprimer sauvagement une manifestation pacifique d’Algériens. Une vraie chasse à l’homme, disent tous les témoins, et nombre d’historiens. Pas du tout : seulement six morts, rétorque Papon ! Dans un livre publié en 1998, l’historien Jean-Luc Einaudi, qui depuis des années s’acharne à faire la vérité sur cette journée sanglante, affirme que le nombre de victimes s’élève au moins à 200. Il n’a pas eu accès aux archives de la Justice, ni à celles de l’Intérieur et de la Défense, mais il a recoupé des témoignages et procédé ensuite par estimation.
Papon, toujours d’attaque, le poursuit pour diffamation. Le procès a lieu le 19 février 1999. Et là, coup de théâtre, deux archivistes témoignent : Brigitte Lainé, à la barre, et Philippe Grand, par écrit. Ce qu’ils disent est décisif. Fonctionnaires au ministère de la Culture, mais détachés auprès de la Mairie de Paris, ils ont la garde des dossiers du parquet tenus par les Archives de Paris. Et ils disent ce qu’ils savent. Ils donnent les cotes des archives, égrènent les noms des cadavres retrouvés noyés dans la Seine, précisent notamment que 103 dossiers d’instruction avaient été ouverts à la suite de la tuerie. Leur témoignage, aussi implacable que courageux, accrédite singulièrement la thèse d’Einaudi. Du coup, celui-ci gagne son procès.
A la barre ils ont dit la vérité : hop, procédure disciplinaire !
Mais, dès le lendemain, leurs supérieurs hiérarchiques de l’Hôtel de Ville engagent contre les deux archivistes une procédure disciplinaire. On est alors sous le règne du joyeux Tiberi. Ils se retrouvent illico au placard, sont démis de leurs responsabilités, éloignés des dossiers dont ils s’occupaient, tenus à l’écart du public et des réunions de service. De nombreux historiens ont beau les soutenir, rien n’y fait. Et Catherine Trautmann, leur ministre de tutelle, qui s’était auparavant engagée à ouvrir les archives concernant Maurice Papon, ne lève pas le petit doigt pour eux.
C’est seulement aujourd’hui, quatre ans après, que le tribunal administratif de Paris vient de leur donner raison, et d’indiquer que les notes de service qui cantonnaient notamment Brigitte Lainé dans des » fonctions subalternes de dépouillement et de classement » constituaient une » sanction disciplinaire déguisée « . Il reste encore au maire de Paris (qui n’est plus Tiberi … ) à entériner cette décision et à la réintégrer pleinement dans ses attributions. Ce qui n’est pas encore le cas : si les deux archivistes ont retrouvé, il y a quelques semaines à peine, des postes dignes de ce nom, Brigitte Lainé affirme ( » Le Monde « , 20/4) : » Je ne suis pas responsable d’un département comme c’était le cas avant cette affaire (…). C’est se moquer du monde de prétendre qu’il s’agit d’attributions comparables à celles que j’occupais autrefois. » Elle envisage même de retourner, s’il le faut, devant les juges … Les affaires d’archivistes sont moins faciles à classer que les archives !