L’Arche de Zoé n’a rien inventé
Les responsables de l’Arche de Zoé, qui voulaient transférer en France de prétendus orphelins du Darfour, ne sont pas des précurseurs. En 1994, le ministre de la Coopération et d’autres autorités françaises avaient déjà fait venir à Paris plusieurs dizaines d’enfants originaires du Rwanda. Certains furent placés dans des familles et adoptés sans l’accord des autorités de leur pays d’origine.
Une partie de ces gamins avaient pourtant toujours leurs parents rwandais. Mais quand pères et mères ont osé demander à la France le retour de leurs enfants, ils se sont heurtés à un mur. En témoigne une réunion qui s’est tenue, en 1998, au cabinet du ministre socialiste de la Coopération Charles Josselin. Un participant se souvient : « Il s’agissait de régler ce dossier qui traînait depuis quatre ans, les familles africaines réclamaient leurs gamins et des magistrats étaient présents pour nous expliquer la situation. » Mais pas question de rendre les gosses : « Le gouvernement a décidé qu’il était trop tard, nous avons dit aux familles que leurs petits étaient devenus français et qu’on ne pouvait plus les renvoyer. Mais on leur a donné de l’argent pour les calmer… »
En 1994, à l’époque des massacres entre Hutus et Tutsis, des associations humanitaires et plusieurs gouvernements occidentaux (France, Italie, Espagne…) avaient transféré en Europe de nombreux enfants. La démarche partait d’un bon sentiment : il s’agissait de soigner correctement ces très jeunes blessés ou traumatisés. Mais personne ne s’est alors demandé s’il s’agissait réellement d’orphelins, et les procédures d’adoption ont été parfois bâclées.
«La guerre du Rwanda a engendré une sorte de filière d’adoption à grande échelle, se souvient un haut fonctionnaire. Les associations humanitaires, les ministres ramenaient des mômes dans leurs avions, quelques membres de cabinets ministériels en ont même adopté en croyant bien faire. »
Plus récemment, le tsunami a été suivi, sur les plages du Sud-Est asiatique, d’un déferlement de chrétiens fondamentalistes soucieux d’adopter des enfants, orphelins ou non, pour pouvoir mieux les convertir. Ces tentatives ont suscité la colère des musulmans et des bouddhistes, et elles ont amené les gouvernements de plusieurs pays à décréter de toute urgence des moratoires sur les adoptions. Mais ces fâcheux précédents n’ont pas suffi pour désarmer les zozos de l’Arche de Zoé…
L’Afrique dans le miroir de Zoé
Jusqu’à la caricature, le scandale de L’Arche de Zoé illustre la vision de l’Afrique qui imprègne la société française. Tel un miroir déformant, l’équipée d’Eric Breteau et l’empressement de Nicolas Sarkozy à vouloir arracher les inculpés à la justice tchadienne renvoient à l’hypocrisie de nos rapports avec le continent noir. En arrière-plan, l’affaire traduit aussi la bataille idéologique dont le Darfour fait l’objet. Comme du temps des colonies, l’Afrique reflétée par Zoé est un continent dont l’opinion n’a cure en temps ordinaire – trop compliqué, trop désespérant -, mais qui suscite régulièrement des bouffées d’émotion, nationalistes sous la IIIe République, compassionnelles aujourd’hui.
D’où la tentation de monter un « coup » : aller chercher des enfants présentés comme des victimes de guerre afin de dénoncer la prétendue indifférence de la communauté internationale à l’égard du conflit du Darfour. Cela suppose de considérer l’Afrique comme une sorte de friche où les Occidentaux peuvent agir à leur guise, y compris en s’affranchissant des règles qu’ils prétendent eux-mêmes promouvoir.
Il est alors possible de prendre des enfants tchadiens pour des Soudanais du Darfour, des membres de familles nombreuses pour des orphelins, un pays indépendant pour une zone de non-droit. Un certain mépris non seulement pour les lois tchadiennes mais pour les Africains se lit dans le reportage de Marc Garmirian, sur M6, où les responsables de l’ONG limogent leurs employés tchadiens à la veille de leur départ prévu.
Comme dans l’imagerie coloniale, les Noirs seraient de grands enfants un peu irresponsables dont on pourrait faire le bien malgré eux, au besoin en leur faisant la leçon. Ce cliché ne traduit-il pas, de façon triviale, le discours de Dakar dans lequel M. Sarkozy déplorait que l’« homme africain » ne soit « pas assez entré dans l’Histoire » et vive « trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance » ?
A propos des enfants et de leurs migrations, l’affaire met en exergue nos propres contradictions. Cette France qui applaudit le président de la République lorsqu’il multiplie les entraves au regroupement familial des Africains fond littéralement devant les petits Kirikou, précisément convoités pour fonder une famille européenne. La société française peut exiger des tests ADN pour prouver la filiation d’enfants noirs immigrés, au moment où certains de ses membres se procurent auprès de chefs de village d’autres enfants noirs, sans se soucier de l’existence de leurs parents. Comment s’étonner qu’un tel scénario évoque pour les Africains, même si c’est abusivement, la traite des Noirs, et soit exploité au détriment de la France ? Enfin, notre société peut satisfaire un prétendu « droit à l’enfant », au prix du renoncement au droit dudit enfant à ses parents biologiques. Après tout, les Africains sont si prolifiques…
L' »Afrique de Zoé » symbolise aussi notre difficulté, en dépit de la multitude des liens – médias, immigration, coopération – à saisir réellement ce qui se passe au sud du Sahara. A admettre concrètement que l’est du Tchad vit en partie à un autre siècle. Que, comme dans Hugo ou Dickens, certains parents sont si pauvres qu’ils peuvent rêver de confier un enfant contre rémunération à des étrangers qui leur promettent un avenir meilleur.
A cet aveuglement répondent les fantasmes africains et l’exploitation politique qui transforment les Pieds Nickelés de Zoé en pédophiles ou en trafiquants d’organes à la solde des grands laboratoires pharmaceutiques. Et font mine d’oublier le recours passé aux enfants soldats dans l’armée dévouée au président. L’incompréhension est renforcée par l’hypocrisie de notre dialogue avec les Africains. La culpabilité postcoloniale dont ces derniers savent abuser, les intérêts économiques et stratégiques, empêchent la franchise, tant à propos de la démographie que du caractère démocratique des régimes. Là encore l’odyssée ratée de L’Arche de Zoé apparaît comme un cruel révélateur.
SCANDALE CHEZ LES TCHADIENS
La France a aidé Idriss Déby à venir au pouvoir en 1990. Elle entretient une base militaire de 1 100 hommes à Ndjamena qui défend contre les rébellions son régime, où la démocratie a peu de place. Ce dispositif « Epervier » est tenu pour un maillon déterminant des positions africaines de la France.
En théorie, la France soutient un Etat souverain mais fragile. Mais le peu de confiance de la France en la justice tchadienne se manifeste lorsque des Français risquent une lourde peine devant elle. « J’irai chercher ceux qui restent, quoi qu’ils aient fait », promet alors M. Sarkozy. Ses propos, qu’aucun chef d’Etat étranger ne pourrait se permettre à l’égard de la France, provoquent le scandale chez les Tchadiens. Ils confortent ce que l’homme de la rue répète avec colère à Ndjamena : « C’est à Paris que se décide réellement le sort de notre pays. » Un scandale d’autant plus marqué que l’intrusion de M. Sarkozy contredit ses promesses de rénovation des relations franco-africaines.
La fiction de rapports entre Etats indépendants ne résiste pas à la réalité du rapport de force. Idriss Déby n’a rien à refuser à Nicolas Sarkozy : ni quelques libérations d’inculpés ni, surtout, son accord pour la force de paix européenne à l’est du Tchad. M. Déby, à la différence du colonel Kadhafi dans l’affaire des infirmières bulgares, ne semble pas en situation de transformer le scandale de L’Arche de Zoé en chantage financier d’Etat.
L’ultime éclairage jeté par l’affaire porte sur l’analyse du conflit au Darfour. Eric Breteau a été inspiré par le discours du collectif Urgence Darfour, qui appelle à « passer à l’action ». Avant son entrée au gouvernement, Bernard Kouchner était l’une des personnalités qui, avec Bernard-Henri Lévy, ont porté ce message.
Cette mouvance milite pour imposer au Soudan une intervention internationale et faire cesser les massacres, quitte à forcer le trait. Face à elle, les associations humanitaires comme Médecins sans frontières, dont Ronny Brauman est un ancien président, ou Médecins du monde, dont les équipes travaillent sur le terrain avec de lourdes difficultés, refusent ce qu’elles considèrent comme une dangereuse stratégie militaire « à l’irakienne ». En écho, les tenants d’Urgence Darfour soutiennent que ces humanitaires peinent à reconnaître la gravité d’un conflit où les Américains n’ont pas le mauvais rôle. « Pro-américains » contre « anti-impérialistes », tenants de la stricte action humanitaire contre partisans d’une intervention politique, voire militaire, épaulée par les humanitaires. L’Arche de Zoé réactive aussi cette vieille querelle entre French doctors.