4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

« Après Vertières. Haïti, épopée d’une nation », par Jean-Claude Bruffaerts et Jean-Marie Théodat


Vertières, Haïti, 18 novembre 1803 : le basculement du monde

Par Frédéric Thomas. Publié par le CETRI le 28 décembre 2023. Source

Dans Après Vertières. Haïti, épopée d’une nation, Jean-Claude Bruffaerts et Jean-Marie Théodat analysent la bataille qui marque le dernier acte de la guerre d’indépendance haïtienne, ainsi que les récits historiques divergents qui en rendent compte.

Après Vertières. Haïti, épopée d’une nation revient sur la bataille de Vertières, le 18 novembre 1803, qui consacre l’indépendance d’Haïti. À partir de l’existence de quatre documents – le document originel ayant été perdu –, relatant, avec des différences notables, l’acte de reddition des troupes napoléoniennes, les auteurs mènent une double enquête sur les événements et les récits historiques dans lesquels ils sont pris. La victoire sur les troupes françaises constitue le « dernier acte de la guerre d’indépendance commencée en 1791 » et le « symbole de la rupture » par laquelle Haïti allait représenter un défi tout à la fois pour les États colonisateurs, la pensée moderne et la soif d’émancipation.

Jean-Claude Bruffaerts, membre de l’Association Haïti Patrimoine, et Jean-Marie Théodat, géographe et maître de conférences, qui avaient déjà collaboré dans la publication d’Haïti-France – Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825), entendent ici rendre compte de la signification de Vertières – principal verrou sur la route du Cap et lieu de toutes les contradictions et antagonismes à l’origine de la révolution haïtienne. Ils reviennent également sur la dynamique révolutionnaire, en mettant en avant une dialectique plus fine à même de rendre compte des tensions internes, du jeu des alliances, du fait que certains marrons combattaient du côté français, etc. Nul doute que la reprise du système des plantations par les chefs révolutionnaires haïtiens et l’opposition farouche à celui-ci de la part du plus grand nombre des anciens esclaves sont au cœur de cette dialectique.

Cet essai rappelle, en outre, à quel point le rétablissement par l’État français de l’esclavage en Guadeloupe, à partir de juin 1802, constitue un catalyseur de la résistance et de la convergence des différents acteurs de la révolution haïtienne qui triomphent un peu plus d’un an plus tard à Vertières. La supériorité technique et militaire des Français ne les prémunit pas des ravages de la fièvre jaune. Surtout, elle se double d’un sentiment de supériorité, d’une méconnaissance du terrain et d’un mépris pour les « indigènes » qui leur seront fatals. Mais, plus généralement, la « médiocrité triomphante » de Rochambeau, commandant en chef de l’armée française, n’est-elle pas le corollaire et le prolongement du triomphalisme crétinisant de Napoléon au sommet de l’État français ? Et la politique de terreur, mise en œuvre en Haïti, la conséquence logique de la stratégie napoléonienne ?

Dans ce livre éclairant, les auteurs avancent (pages 90-91) deux thèses stimulantes : « l’éthique révolutionnaire des anciens esclaves dépasse en modernité celle des révolutionnaires français ». De plus, l’influence de la Révolution française sur les événements haïtiens n’est pas à sens unique et doit être appréhendée en amont : l’agitation continue des esclaves dans les colonies a pu donner aux paysans français et aux ouvriers des faubourgs parisiens des idées qui, mêlées à d’autres, allaient fermenter, exploser et se radicaliser au cours de la révolution de 1789.

Mais, la victoire de Vertières « ne signifie pas pour autant la fin de la guerre » et c’est dans la perspective d’un « conflit inachevé » que, selon les auteurs, doit être considéré le massacre des centaines de blessés et de malades français, abandonnés par leurs chefs sur place ; événement terrible sur lequel le livre revient longuement, intelligemment et sans complaisance.

« L’écriture de l’histoire est une autre manière de continuer la lutte » écrivent Bruffaerts et Théodat. Les divers documents historiques « après Vertières » parlent de reddition ou de capitulation. Jeu de mots, enjeu des mots. Certains d’entre eux évoquent « l’Armée indigène ». Ces divergences s’inscrivent dans des trames narratives opposées : le refoulement et, comme l’écrit si bien l’écrivaine haïtienne, Yanick Lahens, dans la préface, l’« amnésie entretenue », du côté français ; le caractère héroïque et épique, du côté haïtien. Au risque, à chaque fois, de laisser en suspens les expériences du passé, d’en occulter les parts d’ombre et les dynamiques antagonistes qui se reproduisent aujourd’hui dans la crise en Haïti, les pratiques néocoloniales de la France et les échos contemporains de ce « processus tourmenté » dans le « Sud global » auxquels fait référence Bertrand Badie dans sa préface. Au risque, surtout, de trahir, encore et toujours, les promesses de la révolution haïtienne.


Lire aussi sur notre site

France et Haïti : la « double dette de l’indépendance »

Marcel Dorigny : “dans l’amnésie collective touchant à la mémoire coloniale, le point de départ c’est Haïti

Facebook
Twitter
Email