Cela devait arriver ! Fatalement.
Il est trop tôt pour savoir ce qui s’est réellement passé à Clichy-sous-Bois où deux êtres humains, Bouna et Zyed, sont morts électrocutés. Mais ce qui est sûr, c’est que le climat détestable de stigmatisation permanente des « quartiers difficiles » ne pouvait que générer les violences urbaines auxquelles la France ébahie assiste depuis plusieurs jours. Mais pourquoi deux jeunes qui s’en revenaient d’un match de football, et, donc, qui n’avaient rien à se reprocher, ont-ils pris la fuite, paniqués à la vue de policiers ? « Ils se sont crus poursuivis, alors qu’ils ne l’étaient pas », a affirmé le procureur de Bobigny. Il a peut-être raison. En tous les cas, lui au moins ne s’est pas laissé aller à accuser les jeunes d’avoir commis un cambriolage comme l’a – très (trop) vite – fait Nicolas Sarkozy dont l’obsession élyséenne vire à l’irresponsabilité.
Quand on veut devenir le premier magistrat de France, on réfléchit à dix fois avant d’user d’un terme comme celui de « racaille » ou de promettre – quelle piètre fanfaronnade – de nettoyer les cités « au Kärcher ». En tous les cas, avec le drame de Clichy-sous-Bois, c’est bien la campagne électorale pour la présidentielle de 2007 qui vient de débuter et il s’en dégage déjà un fumet nauséabond. Mais revenons à Bouna et Zyed et admettons qu’ils se soient enfuis alors qu’ils n’étaient pas poursuivis. Le procureur de Bobigny feint d’ignorer que les jeunes des cités savent ce que signifie pour eux une rencontre avec des uniformes. La règle que tout le monde connaît, c’est que cela risque souvent de mal se terminer. En un mot, aucun jeune des cités n’a confiance dans la police française, et c’est cela dont la classe politique devrait se préoccuper.
Avez-vous vu « L’Esquive » d’Abdellatif Kechiche ? Il y a dans ce film une scène qui résume parfaitement la réalité des rapports entre les jeunes des banlieues et la police, notamment cette fameuse Brigade anti-criminalité (BAC) dont il faudra bien un jour qu’une enquête parlementaire se penche sur son comportement. Cette scène, c’est celle du contrôle policier d’un groupe d’adolescents. La tension, la violence verbale mais aussi physique (des gifles) y sont insoutenables et provoquent la révolte du spectateur. Voilà une réalité très bien décrite. A une époque, j’ai habité à Sarcelles, au nord de Paris. Un jour, on m’a demandé mes papiers à trois reprises, en moins de deux heures et, à chaque fois, c’était la même patrouille qui le faisait. Comment réagir dans un cas pareil ? Dire : « excusez-moi, mais vous venez juste de me contrôler et je n’ai pas envie de rater mon train » ? C’est le meilleur moyen de se voir poursuivre pour rébellion. Non, dans ce genre de situation, on se tait car on sait que tout peut dégénérer très vite et qu’il est préférable de ravaler sa fierté.
Mais j’ai tort de limiter mon propos aux seules banlieues. Il y a quelques années, j’ai été le témoin d’un étrange incident qui en dit long sur la manière dont les Français d’origine maghrébine appréhendent leurs relations avec la police. J’étais logé chez un ami pied-noir et nous dînions tranquillement avec sa femme et ses deux enfants lorsque le téléphone a sonné. A l’autre bout du fil, il y avait Malek, un jeune juriste né en France de parents franco-algériens. Il venait de constater la disparition de son scooter au pied de son immeuble du septième arrondissement et voulait que mon ami l’accompagne au commissariat pour porter plainte. « Il veut qu’un ‘blanc’ soit avec lui. Il a peur d’entrer seul dans un commissariat », m’a expliqué l’ami d’un air désolé.
J’ai repensé à cet épisode quelques jours avant les événements de Clichy-sous-Bois. Je venais de visionner « Nuit noire », le film de Alain Tasma et Patrick Rotman sur le massacre du 17 octobre 1961
1. Ce film – qui a fait pleurer nombre de mes amis parisiens – est une extraordinaire piqûre de rappel pour une société qui a tendance à oublier ce qu’une police, couverte – explicitement ou non – contre les bavures, peut commettre. Et là aussi, il y a une scène qui dit tout : c’est celle du commissariat où une enseignante (Vahina Giocante) accompagne Abde (Ouassini Embarek), un jeune Algérien qui veut signaler la disparition de son oncle. C’est la nuit, et à l’intérieur du poste règnent le racisme et la violence dont, peut-être, notre mémoire collective garde les profondes blessures. Les Français d’origine maghrébine, africaine ou antillaise, qu’ils soient cadres, ouvriers ou chômeurs, se méfient de la police nationale. Ils s’en méfient même si on la dit républicaine et il leur suffit de lire l’ouvrage de l’avocat martiniquais Alex Ursulet pour se rendre compte qu’ils n’ont pas tort
2. Ils s’en méfient, ils en ont peur, parce qu’elle continue aussi à ne pas leur ressembler, parce qu’elle ne comprend pas en son sein de gens capables de saisir ce qui peut se passer dans la tête d’un jeune vivant dans ces nombreuses « zones de pauvreté et de susceptibilité » qu’a évoquées à juste titre Azouz Begag en critiquant les dérapages sémantiques de Sarkozy.
Il a d’ailleurs fallu le drame de Clichy-sous-Bois pour que nous apprenions que celui qui est en charge de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité des chances, « un ministère gadget » selon le député sarkozyste Alain Marleix, est ignoré par le ministre de l’Intérieur. Etrange, n’est-ce pas ? Nicolas Sarkozy veut séduire les minorités en leur parlant de discrimination positive, de constructions de mosquées et de vote pour les étrangers aux élections locales, mais il « oublie » de faire appel à Begag lorsqu’il se déplace dans les banlieues. Peut-être que son plan média lui interdit de s’afficher avec un beur dont les groupuscules d’extrême droite ne cessent de réclamer la démission… La présidentielle de 2007 m’inquiète et je le suis encore plus lorsque j’entends le ministre de l’Intérieur promettre « l’occupation du terrain de façon permanente dans tous les quartiers difficiles ». Une occupation qui autorise que l’on tire des gaz lacrymogènes dans une mosquée ? Il est peut-être temps que l’on réalise, qu’avec ce genre de discours et de calcul politiciens, d’autres Clichy-sous-Bois sont possibles, avec cette fois un bilan en pertes humaines encore plus lourd.
Akram Belkaïd