LE BASCULEMENT DANS LA GUERRE
par Sylvie Thénault 1
À partir du 20 août 1955 et pendant trois jours, le soulèvement du nord-est du Constantinois voit maquisards et paysans agir de pair, l’ALN tentant d’encadrer les révoltés. Ils tendent des embuscades, barrent les routes, incendient les fermes, attaquent
des villages, ainsi que la ville de Philippeville, épicentre du soulèvement et de sa répression. La foule armée de haches, de serpes, de gourdins, répète les gestes du 8 mai 1945. La tuerie d’El Halia, où vivaient une centaine d’Européens, près de la mine de fer et de la carrière de marbre exploitées par les ouvriers algériens, en est devenue le symbole : plus de trente Européens y ont été massacrés, dont dix enfants. Au total, les insurgés ont fait cent vingt-trois victimes, parmi lesquelles des Algériens modérés, dont le neveu de Ferhat Abbas, désigné comme cible à l’avance.
Le bilan est donc proche de celui du 8 mai 1945 et la répression aussi disproportionnée, même si elle reste impossible à évaluer. Ses victimes se comptent par milliers, le FLN évoquant un total de douze mille morts. Des exécutions sommaires sont pratiquées en masse par les militaires, notamment au stade de Philippeville, où ont été rassemblés des centaines d’hommes. Le général Aussarresses, alors affecté dans le Constantinois et qui est intervenu, précisément, à El Halia, le jour même des tueries, relate comment quatre-vingts Algériens ont été exécutés sur place, et cent soixante autres faits prisonniers ensuite.
Cette fois, l’armée est seule aux commandes, avec une totale liberté d’action. Le 23 août, en effet, le général Lorillot, commandant la 10-ème Région militaire – c’est-à-dire l’ensemble de l’Algérie – « prescrit » au général commandant la division de Constantine « de donner ordre aux cadres et troupes de conduire avec rigueur les opérations ». Levée une semaine plus tard, cette « prescription » redeviendrait valable « dans le cas où un mouvement insurrectionnel analogue à celui du 20 août éclaterait »2. Les Européens, à qui, contrairement au 8 mai 1945 à Guelma, l’intervention des milices a été refusée, exorcisent leur frustration le jour des obsèques des victimes à Philippeville, en piétinant les gerbes officielles et en huant le préfet. Au cours d’une de ratonnades qui vont fréquemment accompagner, pendant la guerre, l’enterrement des victimes d’attentats ou d’assassinats,
sept Algériens sont tués.
Malgré ses points communs avec le 8 mai 1945, le 20 août 1955 s’en distingue radicalement par le fait que le soulèvement n’est pas spontané. Il a été décidé et préparé par Zighout Youssef, successeur de Mourad Didouche, tué en janvier 1955, à la tête du Nord-Constantinois. […] Il s’agit, globalement, de relancer la « révolution algérienne » dont la situation devient « fort délicate » à l’approche de l’été 3. […]
Du côté français, la radicalisation du gouverneur général Jacques Soustelle, brillant ethnologue et grand résistant gaulliste, suit le soulèvement du Nord-Constantinois. Nommé en janvier 1955 pour accompagner la politique de réforme du gouvernement de Pierre Mendès France, réputé à l’écoute des options libérales, il s’en est détaché pour suivre un cheminement qui a fait de lui l’un des plus fervents partisans de l’Algérie française. Il défend la répression d’août 1955, une « riposte », selon ses mots, « sévère mais non aveuglément brutale ni inutilement
sanglante 4
», sans considération pour le déséquilibre du bilan, qu’il minimise en retenant l’hypothèse officielle de 1 273 morts algériens. Les mutilations infligées aux victimes et les assassinats d’enfants, dont il publie deux photos hors texte dans son ouvrage Aimée et souffrante Algérie, l’impressionnent au point qu’ils légitiment, à ses yeux, toutes les pratiques répressives.
La haine
par Georges Penchenier5
À quelques kilomètres de distance on distingue parfaitement les villages qui ont subi l’attaque des fellaghas, et ceux qui sont restés paisibles. Dans les premiers il n’y a plus un Arabe. Pris de panique à l’idée d’être tenus pour responsables (et de fait, rares sont ceux qui n’ont pas suivi le mouvement dès qu’ils ont vu paraître les hors-la-loi), les Arabes ont pris le maquis, laissant le terrain à la troupe et aux colons. Ceux-ci, encore bouleversés par les massacres auxquels ils ont échappé et surexcités par les récits qui leur parviennent des villages voisins, ont désormais les réflexes rapides. La stupeur qui les a saisis devant l’ampleur de l’émeute et le fait que certains de leurs plus fidèles serviteurs y ont participé aux premiers rangs, n’hésitant pas à tuer à coups de hache femmes et enfants en bas âge, en ont fait subitement des hommes ivres de vengeance. Reprenant une vieille antienne que j’ai déjà souvent entendue
ailleurs, l’un d’eux m’a dit: « Je tire d’abord et puis après je regarde si c’est un bon ou un mauvais ».
La haine, comme une flambée soudaine, a embrasé tout le Constantinois. On a, sur place, l’impression que tout raisonnement devient inutile et que les palabres bien intentionnées du gouvernement ou de l’Assemblée, en France, sont un écho venu d’une autre planète. Ici, il n’y a de place que pour la haine, une haine sans limite et devant laquelle on ne peut réagir qu’en se durcissant soi-même à l’extrême pour ne plus être que blasé et fataliste.
Ils sont loin, maintenant, les propos tenus par […] tels représentants des colons qui affirmaient encore la semaine dernière n’avoir que de l’estime pour leurs travailleurs musulmans ! Aujourd’hui, par la force des choses, les masques sont tombés. Je ne compte plus le nombre d’Européens qui m’ont dit: « Maintenant c’est la guerre. Le seul vrai problème de l’Algérie c’est l’inquiétant accroissement de la population. Il y a ici deux races qui ne peuvent pas se souffrir. Les Arabes sont neuf millions, c’est-à-dire neuf fois plus nombreux que nous. Ce n’est plus qu’une question de
force. »
À 22 kilomètres à l’est de Philippeville …6
À 22 kilomètres à l’est de Philippeville se trouvait une mine isolée où l’on exploitait du sulfure de fer. Elle avait été choisie comme une des cibles du FLN. A El-Halia, deux mille musulmans cohabitaient avec cent trente Européens. (…) Pourtant, Zighoud Youssef, chef local du FLN, avait donné comme consigne de tuer tous les civils européens, et de les tuer avec toute la cruauté possible. De ces exactions, il escomptait que les Français, frappés de stupeur et terrorisés, déclenchent une répression sans précédent qui souderait définitivement la population musulmane contre les pieds-noirs et sensibiliserait l’opinion internationale. (…) Deux ouvriers pieds-noirs de la mine parvinrent à s’échapper et arrivèrent hors d’haleine, au camp de Péhau. Ils criaient et disaient en pleurant que des hommes tuaient avec une férocité inouie, qu’ils s’étaient emparés des bébés pour les écraser contre les murs, qu’ils étripaient les femmes de tous âges après les avoir violées. (…)
Vers 16 heures, Nectoux appela Mayer [surnommé Prosper] au téléphone : « Mon colonel, je suis là-haut, à la mine. Ah, mon Dieu ! C’est pas beau à voir ! – Combien à peu près ? – Trente. Quarante, peut-être, mon colonel. Mais dans quel état ! – Vous avez des prisonniers ? – Oui, à peu près soixante. Qu’est-ce que j’en fais, mon colonel ? – Quelle question ! Vous les descendez, bien sûr ! » Un quart d’heure plus tard, nous avons entendu des bruits de moteur. Des camions GMC arrivaient. C’était Nectoux. « C’est quoi, tous ces camions, Nectoux ? – Ben, je suis venu avec les prisonniers, mon colonel, puisque vous m’avez dit de les descendre. » Prosper et moi avons réprimé un rire nerveux qui n’était peut-être que de la rage. Je me suis tourné vers Nectoux : « C’est parce que vous êtes bourguignon, Nectoux, que vous ne comprenez pas le français ? Allez, débarquez votre cargaison et foutez-moi le camp, Nectoux ! » J’ai dit au colonel que j’allais m’en occuper. Dans le groupe de prisonniers, j’ai pris un homme pour l’interroger moi-même. C’était un contremaître musulman qui avait assassiné la famille d’un de ses ouvriers français. « Mais pourquoi tu les as tués, bordel de Dieu, ils ne t’avaient rien fait ! Comment tu as pu tuer des bébés ? – On m’avait dit que je ne risquais rien. – Tu ne risquais rien ? Comment ça ? – Hier, il y a un représentant du FLN qui est venu nous trouver. Il nous a dit que les Egyptiens et les Américains débarquaient aujourd’hui pour nous aider. Il a dit qu’il fallait tuer tous les Français, qu’on ne risquait rien. Alors j’ai tué ceux que j’ai trouvés. » Je lui ai répondu en arabe : « Je ne sais pas ce qu’Allah pense de ce que tu as fait, mais maintenant tu vas aller t’expliquer avec lui. Puisque tu as tué des innocents, toi aussi tu dois mourir. C’est la règle des parachutistes. » J’ai appelé Issolah : « Emmène-le, il faut l’exécuter immédiatement ! »
J’ai fait aligner les prisonniers, aussi bien les fels [les combattants du FLN] que les ouvriers musulmans qui les avaient aidés. J’ai été obligé de passer les ordres moi-même. J’étais indifférent : il fallait les tuer, c’est tout, et je l’ai fait. Nous avons feint d’abandonner la mine. Des pieds-noirs rescapés ont été chargés de faire le guet. Quelques jours plus tard, comme on pouvait s’y attendre, les fellaghas sont revenus. Une fois prévenus par nos guetteurs, nous y sommes montés avec le premier bataillon. Nous avons fait une centaine de prisonniers qui ont été abattus sur-le-champ. (…)
Paul Aussaresses
- Extrait de Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, éd. Flammarion, avril 2005, pages 47-52. Historienne, chercheuse au CNRS, Sylvie Thénault a également publié Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, Paris, 2001.
- Notes de service conservées au Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1H 1240/1.
- Mahfoud Kaddache, «Les tournants de la guerre de libération au niveau des masses populaires», in Charles-Robert Ageron (dir.), La guerre d’Algérie et les Algériens, Armand Colin/IHTP, 1997, p.52.
- Jacques Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Plon, 1956, p. 125.
- Extrait de L’heure de la réprression dans le Constantinois, article paru dans Le Monde le 24 août 1955.
- Ces extraits de « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » de Paul Aussaresses, éd. Perrin 2001, ont été publiés par Le Monde daté du 3 mai 2001.