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Édition du 15 au 30 juin 2025

Antoine Aouegui dit Lamoraille (1944-2024), par Jean Moomou

Antoine Aouegui dit Lamoraille ou« L’Homme à la parole performative : Quand dire, c’est faire »

Jean Moomou est professeur des Universités en histoire, MINEA, Université de Guyane.

Descendant de marrons du Surinam, Antoine Lamoraille dit Aouégui (1944-2024) est une des figures majeures du XXe siècle guyanais. Son parcours se confond avec celui des sociétés bushinenge[1]. Charpentier, « journaliste révolutionnaire » pendant les années 1970 à Cayenne, tembeman (spécialiste dans l’artisanat d’art), tradipraticien, boulanger et autodidacte, son œuvre est plurielle. Face à l’injustice et à la discrimination, il rejetait l’inaction et la bienséance.

Homme de l’interculturalité, redoutable rhéteur marron

Antoine Lamoraille au pied de la statue de Joseph Apatou (Clichés, G. Pinaudier)

collection privée

Comme Joseph Apatou dit Paakiseli (vers 1833-1908), Antoine Lamoraille était un gaillard qui savait attirer le regard, notamment, par sa tenue vestimentaire. Sa « quête de sens » (Yves Barel) l’avait hissé au rang de sabiman[2]. Il avait construit un itinéraire qui faisait de lui une personnalité au carrefour de cultures : marronne, créole, européenne (française et hollandaise). Scolarisé au Surinam, à l’école catholique, il lisait beaucoup de livres en néerlandais, en particulier, ceux qui traitaient de la médecine traditionnelle. Cette éducation catholique s’était greffée sur celle transmise par ses parents.

Sa bibliothèque personnelle montre qu’il était sensible à l’idéologie communiste tout en rejetant le stalinisme. Il avait une rhétorique radicale adaptée à sa pensée de descendant d’Ancêtres résistants marrons : « résister, s’adapter, s’organiser, transmettre ». Lors des réunions coutumières ou autres, il laissait l’interlocuteur s’exprimer et ne prenait la parole qu’à la fin. Il utilisait une stratégie de communication bien rodée : provocation et affabulation comme méthode d’accès à la vérité. «Chaman des mots », il savait mobiliser le vocabulaire qui frappe, étonne, galvanise et qui persuade. Volubile par moment, il pouvait haranguer son auditoire avec des histoires qui oscillaient entre réalité et fiction. En découle la difficulté parfois à démêler le vrai du faux et à saisir réellement sa pensée.

Syndicaliste et « animal politique »

Antoine Lamoraille était très sensible à la pensée du syndicaliste communiste surinamais, Anton de Kom (1898-1945). En Guyane, il devint membre de l’Union des travailleurs guyanais (UTG). « Animal politique » redoutable, il usait de la « tactique du crocodile ». Être sur le devant de la scène ne lui paraissait pas être une priorité. Toutefois, il était celui qui impulsait et accompagnait jusqu’au bout quoiqu’il advienne. Ce qui faisait de lui un stratège syndical et politique. Néanmoins, sa défiance envers l’autorité du gaanman[3] et ses démêlés judiciaires ont sans doute contrarié ses ambitions. Avant-gardiste, il était souvent incompris par ses proches. Des Boni ne voyaient en lui que l’image de celui qui avait osé, avec ses amis militants, défier l’autorité politique du gaanman des Boni (1977). Ces malentendus expliquent en partie son installation à Cayenne.

Son engagement en politique avait commencé au début des années 1970, il avait milité auprès des mouvements anticolonialistes de Guyane : Front National de Libération de la Guyane (FNLG), Parti Nationaliste Progressiste Guyanais (PNG), Mouvement Guyanais de Décolonisation (Mo.Guy.De), Unité guyanaise (UG). Il créa aussi son propre mouvement au début des années 1970 : le Mouvement de Libération Boni (MLB) qui a donné une nouvelle impulsion à la vie politique en pays boni et le long de l’axe fluvial Maroni-Lawa dominé jusqu’alors par la droite. Toutefois, le MLB s’est essoufflé à cause des problèmes avec la justice rencontrés par son fondateur : en juillet 1980, avec ses amis anticolonialistes du littoral guyanais il a été inculpé pour « (…) tentatives d’attentats par explosifs, détention d’explosifs et participation à une association de malfaiteurs. »  (Le Monde, 1980). Il fut emprisonné pendant une année avant d’être amnistié par le Président Mitterrand. Il prit alors ses distances avec les mouvements nationalistes, mais il revint sur la scène politique dès 1983 en soutenant la candidature aux élections municipales d’Apatou de son cousin, Étienne Sida, membre du PSG. Il joua également un rôle dans l’accompagnement des réfugiés de la guerre civile du Surinam (1986-1992) avec notamment l’association SOS-Noirs-Marrons. En 1990, il créa l’association Mama Bobi (« Le sein maternel »), pour l’amélioration et le devenir des cultures marronnes.

Tembeman hors pair au coeur des savoirs coutumiers

Tableau d’Antoine Lamoraille sur un mur à l’entrée du cabinet du Recteur de l’Académie de Guyane (cliché, J. Moomou)

Antoine Lamoraille en représentation devant un lieu de culte à Apatou (clichés, G. Pinaudier)

Après sa libération de prison, il pensa qu’il avait des compétences qui lui permettaient d’exprimer ses idées autrement que par l’action politique. Il décida de quitter Cayenne et de s’installer à Apatou auprès des siens en effectuant une « révolution esthétique ». Selon lui, un Bushinenge digne de ce nom devait « maîtriser l’art du bois et la vannerie». Lors de son séjour au Surinam, il avait travaillé le bois pour vivre. Il ne suffisait pas « de couper le bois », il fallait pouvoir « faire une belle réalisation ». Son tembe[4] ne se limitait pas à la confection de pagaie, de spatule, de battoir à linge, de plat à vanner, de banc, de peigne …, il faisait de la sculpture (pikin nefi tembe) et surtout de la peinture sur bois (felifi tembe). Il travaillait la vannerie également.

Avec cet art, il chercha à montrer qu’il fallait être soi-même pour pouvoir lutter pour une « indépendance globale » : « Quand tu sais qui tu es, d’où tu viens, tu as le respect pour ce que tu es devenu » (Antoine Lamoraille). Il a su allier l’art et la politique pour parler de la culture des Boni. Il a contribué à la connaissance de cet art par un public plus large que celui des Bushinenge en le diffusant au-delà des frontières du Maroni et du Surinam : à Paris, à Amsterdam, à Berlin, au Québec, à New-York. Ses fresques étaient présentes à l’exposition « Marronnage, l’art de briser ses chaînes » (Maison de l’Amérique latine, mai 2022-septembre 2022).

Passeur de mémoires, de savoirs et de savoir-faire

Antoine Lamoraille était un passeur de savoirs et de savoir-faire. Cette soif de transmettre l’a conduit à fonder l’association Mama Bobi, en 1990 qui œuvre à la conservation et à la transmission des cultures des sociétés issues du marronnage. Elle élabore des passerelles dans des domaines très variés : arts et traditions populaires, pharmacopées et thérapies, coutumes et développement durable. Elle a développé depuis près de 30 ans des compétences interculturelles et linguistiques au service du développement des populations de la vallée du Maroni-Lawa.  

Cette structure est encore aujourd’hui un laboratoire d’expériences et d’apprentissage des savoirs et des savoir-faire des cultures marronnes. Elle a été, par exemple, à l’origine d’un certain nombre d’initiatives :

– Travail d’écriture et de valorisation de la langue nenge[5];

–  Interventions dans le domaine de la santé des populations du Maroni-Lawa ;

– Acquisition d’ouvrages : Mama Bobi dispose de près de 4000 références sur les Marrons du Surinam et ceux réfugiés en Guyane française. Elle est le lieu de passage de pratiquement tous les chercheurs qui ont travaillé sur les sociétés bushinenge.

Ses intuitions fécondes se traduisaient en actes. Ainsi, fit-il partie des ouvriers qui participèrent à la construction de l’école à Apatou qui ouvrit ses portes en 1972. Avec l’association Mama Bobi, il fut à l’initiative de la politique mémorielle de la commune d’Apatou :

  • buste de Joseph Apatou devant l’hôtel de ville (1998),
  • bibliothèque-musée Jules Crevaux.

Homme de transmission, Antoine Lamoraille n’a cessé d’intervenir dans les écoles. À Apatou, il initia des écoliers au tembe. Entre 2010 et 2015, il participait avec Mama Bobi, aux ateliers du collège Ma Aiye , « À la découverte du patrimoine guyanais ». Les élèves purent ainsi étudier l’histoire du bagne des Annamites de La Forestière[6]. Il fut également à l’initiative de la mise en place d’un arboretum présentant des plantes traditionnelles de la culture bushinenge. Il permit ainsi l’ouverture du collège sur « la culture locale et de la culture locale sur le collège ». « Il était sans conteste, avec l’ensemble des chefs coutumiers guyanais, le pilier d’une transmission des savoirs, de la mémoire de peuples longtemps marginalisés, oubliés et de la compréhension de leur présent à l’aune de leur passé et bien sûr à la protection de leur digne intégrité culturelle et à sa préservation dans les esprits, les cœurs et les espaces vécus » (Grégory Pinaudier. et al[7].).

À la fin de sa vie, il s’inquiétait de l’influence des Églises évangéliques sur les Bushinenge. Il était, au fond, un peu voltairien. Il était très sensible à la question du souvenir et de l’héritage : « (…) Il faut se souvenir, disait-il, de ce qu’on fait (membe sa yu du), des propos (faantiwowtu) qu’on tient(…) ». L’idée sous-jacente est qu’il ne fallait pas se perdre. Il était attaché au maintien des savoirs et des savoir-faire marrons ainsi qu’à leur transmission. Pour lui, la « perte des savoirs produit de l’errance, de l’oisiveté  (…) Les jeunes bushinenge de la ville n’ont plus d’ancrage ; ne savent plus ce qu’ils sont. Ils sont perdus, car c’est compliqué pour eux (…) » (Antoine Lamoraille). C’est comme si, pour lui, la ville fabriquait des individus déterritorialisés.

Il fut une des figures majeures du XXe siècle guyanais. Il avait, grâce à ses lectures et aux témoignages qu’il avait reçus des Anciens, une solide connaissance du marronnage des Boni et des autres groupes, de leur mobilité ainsi que des problèmes auxquels ces populations sont aujourd’hui confrontées.


Sources orales :  Antoine Lamoraille, Gérard Guillmot dit pap Gé, Lobi Balla, Marie-Claude Achille, Paul Dolianki, Thomas Toukouyou, Yves Toukouyou, Ronald Amete, Gérard Amayota, Homère Yoma, Antoine Abienso, Grégory Pinaudier, Aténi Joseph, Pierre Aouegui, Bruno Apouyou, Benoît Sida, Roland Delannon, Antoine Bayonne, Omissi Fossé, Nivor Bertin, Antoine et Tom Dinguiyou, Oscar Bakaman, Lucienne Sida, Marc Perroud, Thomas Ayaw, Auguste Richenel, Claude Sida.

Sources écrites : Journaux militants (La Jeune Garde, Kawka, Kromanti, Mawina), France-Guyane, Le Monde, archives de Mama Bobi


[1] Les Bushinenge sont les descendants des Marrons du Surinam (Guyane hollandaise) dont une partie habite en Guyane française. Les différentes cultures marrones des Guyanes (Surinam et Guyane française) ont des caractéristiques communes, mais ont chacune leurs parlers et traits singuliers. Il existe 6 groupes bushinenge (Saamaka, Matawai, Kwinti, Dyuka, Boni-Aluku et Pamaka).

[2]  Les « sabiman » sont des personnes considérées comme des gardiennes de de l’histoire, de la mémoire et des traditions des Bushinenge.

[3] Le gaanman (ou grand man) est l’autorité temporelle et spirituelle qui existe dans chaque groupe bushinenge.

[4] Le tembe (ou tembé) , art  originaire de Guyane et du Suriname s’exprime à travers la peinture, la sculpture et la couture.

[5] Langue des Bushinenge.

[6]https://www.montsinery-tonnegrande.fr/culture-sport-et-loisirs/activites-culturelles-et-patrimoine/bagne-des-annamites/

[7] Enseignants du collègue Ma Aiye (Apatou).


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