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Édition du 15 décembre 2024 au 1er janvier 2025

Anténor Firmin, intellectuel haïtien antiraciste

Par Eric Mesnard

Portrait d’Anténor Firmin (1850-1911) avec sa signature. Photographe inconnu.

« Haïti n’a pas, à ma connaissance, depuis Toussaint Louverture, produit un esprit plus vaste. En quelque sorte, on peut qualifier Firmin de Toussaint Louverture de l’esprit… » Jean Métellus

Un intellectuel engagé dans la vie politique haïtienne

Joseph Auguste Anténor Firmin, dit Anténor Firmin naît le 18 octobre 1850 au Cap-Haïtien, dans une famille modeste. Professeur, puis inspecteur des écoles, il lance le journal libéral Le Messager du Nord pour contrer le préjugé de couleur qui persiste dans la société haïtienne. En 1879, sa candidature à la députation échoue. Les aléas de la vie politique haïtienne le conduisirent à alterner exils, notamment en France, et responsabilités politiques (ministre, ambassadeur, candidat à la présidence …). En 1905,  dans son essai, M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d’Haïti, il dénonce le fonctionnement despotique des institutions et la corruption, prédit une intervention de l’armée américaine qui eut lieu en 1915, quatre années après sa mort. Pour contrer le colonialisme européen et les visées impérialistes des Etats-Unis, il adhéra au projet « antillaniste » qui prônait la création d’une Confédération antillaise fédérant les îles des Grandes Antilles hispanophones (Cuba, Porto Rico, la République dominicaine) auxquelles, il souhaitait adjoindre Haïti. Il échangea à ce propos avec le leader cubain José Martí. En 1911, année de sa mort, il publie une réflexion testamentaire, L’Effort dans le mal : « (…) il faudra de deux choses l’une : ou Haïti passe sous une domination étrangère, ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j’ai toujours lutté et combattu. Car, au XXème siècle, et dans l’hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l’injustice, l’ignorance et la misère[1]

    « La doctrine anti-philosophique et pseudo-scientifique de l’inégalité des races ne repose que sur l’idée de l’exploitation de l’homme par l’homme[2]. »

    En juillet 1884, alors qu’il est en exil, Anténor Firmin devient membre de la Société d’Anthropologie de Paris dont l’Article Premier stipule qu’elle « a pour but l’étude scientifique des races humaines[3].» Il n’avait reçu au préalable aucun enseignement le préparant à se confronter à des naturalistes, à des médecins, à des anatomistes dont le projet était de classer et de hiérarchiser les populations à partir de caractéristiques physiques et intellectuelles jugées innées et immuables[4]. C’est, notamment, la « craniométrie » qui prétendait prouver la supériorité de la « race blanche ». De plus, il assistait aux réunions d’une société savante qui considérait plus les Noirs comme objets d’étude que comme membres à part entière : « Mon esprit a toujours été choqué, en lisant divers ouvrages, de voir affirmer dogmatiquement l’inégalité des races humaines et l’infériorité native de la noire. Devenu membre de la Société d’anthropologie de Paris, la chose ne devait-elle pas me paraître encore plus incompréhensible et illogique ? Est-il naturel de voir siéger dans une même société et au même titre des hommes que la science même qu’on est censé représenter semble déclarer inégaux[5]?»  

    En 1885, lorsque Firmin publie De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive, le livre d’Arthur de GobineauEssai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1855, vient d’être réédité. La même année, Jules Ferry déclare à la Chambre des Députés : « Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures … Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.»

    Avec son livre, Anténor Firmin entendait s’attaquer aux fondements et aux pratiques du prétendu « racisme scientifique » dont il réfute un à un les arguments, en montrant, notamment,  comment Paul Broca, figure emblématique de l’anthropologie et de la craniométrie, a falsifié ses résultats pour appuyer les théories de la hiérarchie raciale[6]. En se référant à Auguste Comte, l’anthropologie « positive », telle qu’il la conçoit, devrait inclure toutes les activités humaines : « Affirmant, pour ma part, que l’anthropologiste doit étudier l’homme, non-seulement au point de vue physique mais aussi sous le rapport intellectuel et moral, j’ai mis l’ethnographie à sa vraie place[7]. »

    Ayant compris que la notion de « race » relève moins de la biologie que de l’histoire et de la mythologie, Firmin ouvrit la discipline à d’autres horizons : à la littérature, à l’économie politique, à l’histoire, et, notamment à celle d’Haïti à laquelle il attribua une place centrale pour réfuter les théories de cette anthropologie colonialiste et raciste : « C’est surtout d’Haïti que doit partir l’exemple. Les Noirs haïtiens n’ont-ils pas déjà fait preuve de la plus belle intelligence et de la plus brillante énergie ? Ils se pénétreront bientôt, hommes d’État ou écrivains, jeunes ou vieux, que la régénération du sang africain ne sera complétée que lorsqu’on sera aussi respectueux de la liberté et des droits d’autrui que jaloux de sa propre liberté et de ses propres droits[8]. »


    [1] Cité par Yves Chemla :  Anténor Firmin – Île en île, mis à jour : 25 avril 2021

    [2]A. Firmin,  De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive, Paris, 1885(pages 181-182).  Les citations de cet article renvoient à la pagination de l’édition en ligne de l’Université du Québec :

    https://classiques.uqam.ca/classiques/firmin_antenor/de_egalite_races_humaines/de_egalite_races_humaines.html

    Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie, propose

    9,201 œuvres originales avec une collection consacrée aux « « Études haïtiennes » avec les « auteurs classiques » mais aussi des textes de « jeunes chercheurs » : https://classiques.uqam.ca/contemporains/etudes_haitiennes/etudes_haitiennes_index.html

    [3] « Article Premier L’Association dite d’Anthropologie de Paris, fondée en 1859, et reconnue d’utilité publique par décret du 21 juin 1861, a pour but l’étude scientifique des races humaines. » Statuts – Persée

    [4]Bastien Craipain, « Anténor Firmin et l’anthropologie fin de siècle. Itinéraire d’un intellectuel antiraciste », Revue Alarmer, mis en ligne le 18 février 2022, https://revue.alarmer.org/antenor-firmin-et-lanthropologie-fin-de-siecle-itineraire-dun-intellectuel-antiraciste/

    [5] De l’égalité des races humaines … page 11.

    [6] Anténor Firmin | Biographie | Fondation pour la memoire de l’esclavage

    [7] De l’égalité des races humaines … pages 32-33.

    [8] De l’égalité des races humaines … pages 16-17.

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