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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

En souvenir d’Algérie, avec Derrida, par Edwy Plenel

L'éditorial du journal Le Monde, le 28 octobre 2004, suivi de En souvenir d'Algérie, avec Derrida, éditorial du Monde 2 par Edwy Plenel.

Il aura donc fallu un demi-siècle, après ce 1er novembre 1954 qui vit les « Fils de la Toussaint » déclencher ce qui allait devenir une guerre d’indépendance, il aura fallu plus de quatre décennies après les accords d’Evian qui y mirent un terme en 1962, pour que la France et l’Algérie préparent un traité d’amitié. C’est dire l’ampleur du traumatisme que cette guerre de huit ans a provoqué des deux côtés de la Méditerranée et dont le supplément que nous publions aujourd’hui donne la mesure.

Il est vrai qu’entre la France et son ancienne colonie, bien avant même ces « événements » de 1954, c’est une histoire de violence, de sang et de mort qui s’est écrite pendant cent trente ans. On oublie volontiers les longues années d’une conquête féroce qui coûta à l’Algérie, entre 1830 et 1860, le tiers de sa population. On oublie la brutalité de cette colonisation où le moindre soulèvement se soldait, comme en 1945 dans le Constantinois, par une implacable répression et des milliers de victimes.

Et si aucun de ceux qui l’ont vécue – et bien souvent leurs enfants – n’a oublié les drames de la « guerre d’Algérie », beaucoup jusque récemment n’avaient pas fait le deuil de cette sanglante séparation, murés dans d’indicibles souvenirs, enfermés dans des mythes rassurants, prisonniers enfin de fantasmes entretenus par les responsables des deux pays pour servir leur cause.

Pour la France, cette guerre aura été le troisième grand traumatisme, après l’affaire Dreyfus et l’effondrement de 1940. Pas seulement pour le million de rapatriés dont l’Algérie était la patrie, à défaut d’y avoir construit une nation. Mais aussi pour les deux millions d’appelés qui eurent vingt ans dans les Aurès et pour l’ensemble d’un pays qui vécut là, entre massacres et torture, le dernier épisode d’une histoire coloniale où la République avait trouvé l’un de ses fondements. Quant au vieux nationalisme français, il y trouva un inépuisable fonds de commerce.

Pour l’Algérie, le traumatisme fut tout aussi profond, même s’il était celui d’une émancipation et d’une libération. Le poids de la violence du nationalisme algérien – contre la France et les Français bien sûr, mais aussi contre une partie des Algériens, dissidents ou harkis -, le poids des mythes et des non-dits, la suprématie alors conquise, au sein du FLN, par ceux qui imposaient une conception policière de l’Histoire et de l’action, tout cela a façonné, pour longtemps, la culture politique de l’Algérie et les drames qu’elle a engendrés jusque récemment.

C’est cette histoire que la France et l’Algérie, les Français et les Algériens, entendent désormais assumer. C’est le deuil de cette rupture que les uns et les autres, prudemment encore mais réellement, commencent à faire. Tout doit les y encourager : le travail essentiel des historiens et de la mémoire, mais aussi la lucidité et le courage des responsables. Français et Algériens ont un trop long passé commun, fût-il dramatique, pour ne pas savoir inventer un avenir commun.

En souvenir d’Algérie, avec Derrida

éditorial du « Monde 2 » par Edwy Plenel – le 27 octobre 2004

C’est une image tirée d’un film, celle d’un simple sol de carreaux de ciment, prise dans une maison d’El Biar, près d’Alger. C’est l’image d’un défaut qui rompt l’harmonie, brise le motif et crée un décalage : l’un des carreaux est mal ajusté, posé à contre-emploi, déplacé en quelque sorte. C’est cette image, cette seule image, ce souvenir d’un carreau qui n’était pas à sa place, que Jacques Derrida avait précisément demandé à la réalisatrice Safaa Fathy d’aller chercher dans la maison de sa jeunesse algérienne, lors du tournage du documentaire qu’elle lui consacra en 1999 pour Arte, D’ailleurs, Derrida.

« La mémoire se bâtit sur la blessure, le disjoint, l’hétérogène. » Tel fut le commentaire du philosophe au souvenir de cette « petite chose », « un carrelage déformé, asymétrique et désynchronisé » qui, jusqu’à nos jours, indifférent aux drames et tumultes historiques, a laissé sa marque dans la mémoire de sa maison d’enfance : « Ah, le carrelage à l’envers, c’est par là », avait dit la mère de la nouvelle famille occupante, avant de soulever le tapis qui cachait le fameux carreau. Un carreau décalé et déplacé, connu et caché, su et tu. Carreau d’entre-deux, faisant lien et rupture, d’entre France-Algérie.

MÉMOIRES LIÉES ET DÉLIÉES

C’est cette image, en effet, qui nous revient quand, si peu de temps après sa disparition, le 9 octobre, alors que vient à peine de se taire la voix de cet immense auteur donné par l’Algérie à la langue française, la commémoration du cinquantenaire de l’insurrection indépendantiste du 1er novembre 1954 nous confronte à nos mémoires d’Algérie et de France, mémoires liées et déliées, nouées et éloignées, inséparables et séparées, ce long passé algéro-français si plein d’à-présent et pour lequel Derrida avait inventé ce mot qu’il portait au cœur, la « nostalgérie ». Dans le même film, qui fut aussi un livre (Tourner les mots, Au bord d’un film, Galilée-Arte, 2000, 26,70 €), juste avant que Safaa Fathy nous entraîne sur les pas de Jacques Derrida dans les ruines berbéro-romaines de Tipaza, en bord de mer et au pied du mont Chenoua, le philosophe nous lance cette phrase, comme un défi : « La mémoire, autre nom de l’avenir. »

Ce carreau derridien, qui unit et qui rompt, qui fait lien et désordre, est l’image de cet avenir qu’il faudrait, maintenant, construire entre nos deux peuples, d’Algérie et de France. Les castes et clans qui, ayant fait main basse sur l’indépendance algérienne, ont toujours su brandir la face noire de la colonisation pour se relégitimer ne pourront jamais effacer la prégnance, sans cesse renaissante, du lien noué dans la colonisation et la décolonisation, de la conquête d’hier à l’immigration d’aujourd’hui. Les nostalgiques d’une République illusoirement libératrice, qui pourtant refusait la citoyenneté véritable à ceux qu’elle francisait de force, ne pourront guère plus effacer la persistance, ici même, de la question algérienne, ce drame qui fut à la fois l’acte de naissance de nos institutions monarchiques et l’acte de décès de la grandeur française.

LE MEMBRE FANTÔME DU JUDAÏSME

A l’image du carreau déplacé, l’Algérie déplace la France, tout comme la France déplace l’Algérie : les deux mémoires s’entremêlent dans un décalage qui bouscule et interpelle les identités nationales, traditions et héritages de l’une et de l’autre.  » Etre franco-maghrébin, l’être « comme moi », confiait Derrida, ce n’est pas, surtout pas, un surcroît ou une richesse d’identités… Cela trahirait plutôt, d’abord, un trouble de l’identité. » Un trouble, c’est-à-dire un déplacement, une contradiction, un désordre. Car ce dont porte témoignage Jacques Derrida, c’est le judaïsme algérien, en ce qu’il trouble doublement les héritages franco-algériens : rappel des blessures de la colonisation et rappel des déchirures de l’indépendance.

Derrida fut, disait-il, ce « petit Juif noir et très arabe » qui, en 1942, n’y comprenant rien, fut chassé du lycée de Ben Aknoun parce que, juif, il n’était plus l’un de ces citoyens français qu’avait fait des siens le décret Crémieux de 1870 et que, désormais, il était renvoyé au rang de cette population indigène, arabe, berbère, musulmane, dont les juifs d’Algérie, élus par la République, avaient été dissociés. « Ce fut une opération franco-française, on devrait même dire un acte de l’Algérie française en l’absence de toute occupation allemande », insistait Derrida au souvenir toujours brûlant de 1942.

La fin dramatique de l’Algérie française fut aussi, hélas, la fin du judaïsme algérien. Tel un membre fantôme, cette absence travaille le corps de l’identité algérienne, rappel de sa pluralité perdue et nécessaire. « Le Juif, l’Arabe » : Derrida a consacré un texte à la déconstruction de ces deux mots où l’écart fait lien. Grande amie du philosophe, juive d’Algérie elle aussi, l’écrivain Hélène Cixous a, un jour, proposé cette heureuse réponse : « Moi, je suis inséparabe. »

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