Vérité et justice : Les victimes élaborent leur contre-charte
Cinq ans après l’adoption par voie référendaire de la charte pour la paix et la réconciliation nationale le 29 septembre 2005, une coalition de cinq ONG algériennes commémore à leur manière, l’anniversaire : l’élaboration d’une contre-charte écrite par les victimes des violences, qui sera adoptée lors d’un vote symbolique demain 25 décembre devant l’ambassade d’Algérie à Paris à 15h.
Le document daté du 22 septembre, mis en ligne en intégralité sur elwatan.com, intitulé «Projet de charte pour la vérité, la paix et la justice», a été cosigné par le Comité des familles de disparus en Algérie (CFDA), SOS Disparus, Djazaïrouna et Somoud, ONG fédérées en «Coalition d’associations de victimes de terrorisme et de disparitions forcées».. «Ce projet n’existe que cinq années plus tard parce qu’on attendait que l’Etat clôture les dispositions de sa charte pourtant limitées dans le temps, indique Nassera Dutour, présidente du CFDA, nous voulions savoir jusqu’où l’Etat était capable d’aller en prolongeant sans cesse ces dispositions.»
Dans le préambule de ce document, les rédacteurs rappellent que «la charte dite pour la paix et la réconciliation nationale de 2005 ne peut être considérée comme le texte fondateur d’une paix solide et d’une réconciliation saine et durable. La persistance de la violence, ces dernières années, montre que la charte de 2005 n’a pas atteint le but affiché par ses promoteurs. Il n’en pouvait être autrement avec un texte qui prône l’oubli et consacre l’impunité, s’inscrivant ainsi dans la tradition du régime de déni de l’histoire et de la mémoire, et de mépris des attentes et des besoins du peuple algérien en général et des victimes en particulier».
Un bilan public de la charte
Les ONG réfutent la thèse de la «tragédie nationale» instituée par la charte de 2005 qui dilue les responsabilités des violences, préparant ainsi l’impunité. «Le peuple algérien rappelle que l’Etat a le devoir de protéger ses citoyennes et citoyens et toute personne présente sur son territoire. Il estime nécessaire d’établir la responsabilité pénale des commanditaires, des instigateurs et des auteurs des violations graves des droits de l’homme quel que soit leur statut. Par ailleurs, le peuple algérien reconnaît la responsabilité de l’Etat pour les agissements de ceux de ses agents qui ont gravement violé les droits de l’homme», lit-on encore dans le préambule. Pour défaire les mécanismes d’impunité et de déni de justice et de vérité, le texte propose une série de mesures, à commencer par l’établissement et la publication, par les autorités, d’un «bilan exhaustif de l’application de la charte dite pour la paix et la réconciliation nationale de 2005.
Ce bilan comprendra notamment des informations détaillées sur l’application de l’ordonnance n°06-01 portant sur la mise en œuvre de la charte en indiquant non seulement le nombre de personnes ayant bénéficié de la grâce, de la commutation, de la remise de peine et de l’extinction de l’action publique, mais également pour quelles infractions et dans quelles conditions l’ordonnance n°06-01 leur a été appliquée».
Définir les responsabilités
La justice doit définir la responsabilité pénale individuelle des repentis et «les autorités étatiques compétentes doivent procéder spontanément à des enquêtes immédiates, exhaustives et impartiales sur chaque cas allégué d’exécution extrajudiciaire, de torture, de viol ou de disparition, dont le commanditaire, l’instigateur, l’auteur ou le complice aurait la qualité d’agent de l’Etat ou assimilé». Toute plainte pénale contre X ou contre un membre des groupes armés islamistes ou l’un de leurs soutiens relative à un cas de massacre collectif, d’attentat à l’explosif ayant entraîné la mort ou une invalidité physique, de torture, de viol ou de disparition doit être déclarée recevable et faire l’objet d’une enquête immédiate.
«Une grâce ou une amnistie pourrait être accordée aux individus condamnés, quel que soit leur statut, à l’exclusion des personnes reconnues coupables d’avoir commandité ou participé, comme auteur ou complice, à un massacre collectif, une exécution extrajudiciaire, un attentat à l’explosif ayant entraîné la mort ou l’invalidité physique, un acte de torture, une disparition ou un viol», précise le document. Et dans le sens de la recherche de la vérité, «toute information recueillie dans un cadre judiciaire ou autre relative au sort de toute personne ayant fait l’objet d’une exécution imputable à un groupe armé islamiste ou d’une exécution extrajudiciaire imputable à un agent de l’Etat ou assimilé, et dont le corps n’a pas été retrouvé, doit immédiatement faire l’objet de la part des autorités d’une enquête en vue d’élucider le sort de la victime, de localiser sa dépouille et de la remettre à sa famille pour lui offrir une sépulture.
La famille de la victime doit être informée des détails et du résultat final de l’enquête». «Les autorités doivent localiser les charniers et les tombes individuelles anonymes, identifier les personnes qui y sont enterrées, y compris par l’utilisation de tests ADN, et remettre leur dépouille à leurs familles en vue de leur offrir une sépulture ; les autorités étatiques compétentes doivent notamment identifier, par tous moyens légaux, les milliers de personnes enterrées sous X durant les années 1990, clarifier les circonstances dans lesquelles ces personnes ont été enterrées sous X et remettre leur dépouille à leur famille», propose ce projet de charte. Ce document s’attache au principe de «non-répétition», afin que les impunités ne favorisent pas la résurgence d’autres violences. Quatre principes sont énoncés : l’impartialité de la justice, la liberté d’expression, la protection des victimes du terrorisme et leurs familles ainsi que les familles de victimes des agents de l’Etat et enfin l’inéligibilité des «repentis» et l’interdiction pour eux d’être titulaires d’aucune fonction politique ou administrative.
Projet de charte pour la vérité, la paix et la justice
Coalition d’associations de victimes de terrorisme et de disparitions forcées : CFDA – SOS Disparus – Djazaïrouna – Somoud
Préambule
L’Algérie a connu durant les années 1990 un climat de terreur où la population civile était prise en étau entre les groupes armés islamistes et les forces de sécurité de l’Etat. Les victimes de cette violence se comptent par centaines de milliers. Les violations graves des droits de l’homme, parfois massives, sont le fait des groupes armés islamistes pour certaines, d’agents de l’Etat pour d’autres. Massacres collectifs, assassinats, exécutions extrajudiciaires, torture, viols, attentats à l’explosif et disparitions ont été le lot quotidien des Algériennes et des Algériens.
Le peuple algérien rappelle que l’Etat a le devoir de protéger ses citoyennes et ses citoyens et toute personne présente sur son territoire. Il estime nécessaire d’établir la responsabilité pénale des commanditaires, des instigateurs et des auteurs des violations graves des droits de l’homme quel que soit leur statut. Par ailleurs, le peuple algérien reconnaît la responsabilité de l’Etat pour les agissements de ceux de ses agents qui ont gravement violé les droits de l’homme.
Le peuple algérien estime que la charte dite pour la paix et la réconciliation nationale de 2005 ne peut être considérée comme le texte fondateur d’une paix solide et d’une réconciliation saine et durable. La persistance de la violence ces dernières années montre que la charte de 2005 n’a pas atteint le but affiché par ses promoteurs. Il n’en pouvait être autrement avec un texte qui prône l’oubli et consacre l’impunité, s’inscrivant ainsi dans la tradition du régime de déni de l’histoire et de la mémoire et de mépris des attentes et des besoins du peuple algérien en général et des victimes en particulier.
Le peuple algérien rappelle qu’aucun débat public pluraliste n’a précédé le référendum d’adoption de la charte de 2005 et que la campagne en faveur de son adoption a été menée unilatéralement par le régime. Les citoyens algériens n’oublient pas que ceux d’entre eux qui, individuellement ou collectivement, se sont prononcés contre ce texte en 2005 ont subi des pressions et des vexations de la part du régime.
Le peuple algérien, prenant acte de la particularité et de l’intensité du conflit qui l’a traversé, considère que la population est dans son ensemble victime de la violence de la décennie des années 1990. L’ensemble des Algériennes et des Algériens vit aujourd’hui les conséquences de cette violence. Ces conséquences sont d’ordre politique, juridique et social mais également moral et historique.
Le peuple algérien est conscient que la violence qui a failli emporter l’Etat-nation dans la première moitié de la décennie 1990 n’est pas sans causes. Les citoyennes et les citoyens algériens refusent l’affirmation selon laquelle ils ne seraient mûrs ni pour connaître leur histoire ni pour construire une société démocratique. Ils estiment que l’heure est venue pour le peuple algérien de se donner les moyens d’assumer son histoire dans toute sa complexité. Le peuple algérien affirme à cet égard le droit de tous les citoyens algériens de rechercher sans entraves et d’établir la vérité sur les causes de la violence depuis 1988 et la responsabilité politique des acteurs. Il s’agit notamment de déterminer si les violations graves des droits de l’homme ont été le fruit d’une politique délibérée et systématique ou non.
Le peuple algérien affirme que la dictature, la manipulation de la mémoire et le travestissement de l’histoire, principalement par le régime en place depuis 1962, ont fortement contribué à fragiliser la société algérienne et à rendre certains de ses segments plus réceptifs aux idéologies radicales. Il est également conscient qu’il n’existe pas de vérité absolue en matière historique. Le peuple algérien est cependant convaincu qu’un débat ouvert et pluraliste et une large réflexion aussi bien individuelle que collective s’imposent aux citoyennes et aux citoyens pour la construction et la préservation d’une mémoire commune et une écriture sereine de l’histoire. C’est là une condition indispensable à une paix juste et durable et à la construction d’une société forte de ses valeurs, tournée vers l’universel, ouverte et tolérante et à la fois pluraliste et profondément unie.Le peuple algérien réaffirme son refus des régimes militaires ou théocratiques. Il condamne la persistance de l’autoritarisme et de violations des droits de l’homme.
Conscient que la garantie effective des droits de l’homme et des libertés individuelles et collectives universellement reconnus représente un élément essentiel de la construction d’une véritable République démocratique et sociale et d’une société juste et égalitaire, le peuple algérien se déclare profondément attaché à la philosophie des droits de l’homme et à leur défense.
Le peuple algérien énonce les dispositions suivantes destinées à favoriser une solution juste et équitable :
1) l’Etat s’engage à respecter et à garantir le droit à la vérité, à la justice et à la réparation des victimes du terrorisme et des victimes des violations graves des droits de l’homme commises par les agents de l’Etat ;
2) les autorités étatiques compétentes doivent établir, rendre public et diffuser le plus largement possible, un bilan exhaustif de l’application de la charte dite pour la paix et la réconciliation nationale de 2005. Ce bilan comprendra notamment des informations détaillées sur l’application de l’ordonnance n°06-01 portant mise en œuvre de la charte pour la paix et la réconciliation nationale en indiquant non seulement le nombre de personnes ayant bénéficié de la grâce, de la commutation de la remise de peine et de l’extinction de l’action publique, mais également pour quelles infractions et dans quelles conditions l’ordonnance n°06-01 leur a été appliquée ;
Refus de l’impunité
3) des juridictions nationales, disposant de toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité pour mener à bien leur mission, doivent statuer sur la responsabilité pénale individuelle de toute personne qui a mis fin à son activité armée en remettant les armes en sa possession, de toute personne impliquée dans un réseau de soutien au terrorisme qui a décidé de déclarer ses activités dans ce cadre ou de toute personne poursuivie parce qu’elle est soupçonnée d’être le commanditaire, l’instigateur, l’auteur ou le complice d’actes qualifiés de terroristes par le code pénal ou d’actes quelconques de violence dans le cadre de son activité armée ou de soutien aux groupes armés islamistes ;
4) les autorités étatiques compétentes doivent procéder spontanément à des enquêtes immédiates, exhaustives et impartiales sur chaque cas allégué d’exécution extrajudiciaire, de torture, de viol ou de disparition dont le commanditaire, l’instigateur, l’auteur ou le complice aurait la qualité d’agent de l’Etat ou assimilé ;
5) toute plainte pénale contre X ou contre un membre des groupes armés islamistes ou l’un de leurs soutiens relative à un cas de massacre collectif, d’attentat à l’explosif ayant entraîné la mort ou une invalidité physique, de torture, de viol ou de disparition doit être déclarée recevable et faire l’objet d’une enquête immédiate, exhaustive et impartiale en vue d’en identifier le ou les auteurs et les éventuels commanditaires, instigateurs et complices et en vue et de permettre aux juridictions compétentes de statuer sur leur responsabilité pénale individuelle ;
6) toute plainte pénale contre X ou contre un agent de l’Etat ou assimilé relative à un cas d’exécution extrajudiciaire, de torture, de viol ou de disparition forcée doit être déclarée recevable et faire l’objet d’une enquête immédiate, exhaustive et impartiale en vue d’en identifier le ou les auteurs et les éventuels commanditaires, instigateurs et complices et en vue et de permettre aux juridictions compétentes de statuer sur leur responsabilité pénale individuelle ;
7) une grâce ou une amnistie pourrait être accordée aux individus condamnés, quel que soit leur statut, à l’exclusion des personnes reconnues coupables d’avoir commandité ou participé, comme auteur ou complice, à un massacre collectif, une exécution extrajudiciaire, un attentat à l’explosif ayant entraîné la mort ou l’invalidité physique, un acte de torture, une disparition ou un viol ;
Recherche de la vérité
8) toute information recueillie dans un cadre judiciaire ou autre relative au sort de toute personne ayant fait l’objet d’une exécution imputable à un groupe armé islamiste ou d’une exécution extrajudiciaire imputable à un agent de l’Etat ou assimilé, et dont le corps n’a pas été retrouvé, doit immédiatement faire l’objet de la part des autorités étatiques compétentes d’une enquête exhaustive et impartiale en vue d’élucider le sort de la victime, de localiser sa dépouille et de la remettre à sa famille pour lui offrir une sépulture. La famille de la victime doit être informée des détails et du résultat final de l’enquête ;
9) toute information recueillie dans un cadre judiciaire ou autre relative au sort d’une personne disparue du fait d’un groupe armé ou relative au sort d’une personne disparue du fait d’un agent de l’Etat ou assimilé doit immédiatement faire l’objet d’une enquête exhaustive et impartiale en vue d’élucider le sort de la victime, et de la remettre sous la protection de la loi si elle est vivante ou de localiser sa dépouille et la restituer à sa famille pour lui offrir une sépulture en cas de décès. La famille de la victime, et éventuellement la victime elle-même lorsqu’elle est retrouvée vivante, doit être informée des détails et du résultat final de l’enquête ;
10) les autorités étatiques compétentes doivent localiser les charniers et les tombes individuelles anonymes, identifier les personnes qui y sont enterrées, y compris par l’utilisation de tests ADN, et remettre leur dépouille à leurs familles en vue de leur offrir une sépulture ; les autorités étatiques compétentes doivent notamment identifier, par tous moyens légaux, les milliers de personnes enterrées sous X durant les années 1990, clarifier les circonstances dans lesquelles ces personnes ont été enterrées sous X et remettre leur dépouille à leur famille ;
11) l’identification des personnes enterrées sous X devra se faire notamment par une recherche d’archives et en recueillant des témoignages parmi les services de sécurité, les membres des groupes armés islamistes qui ont déposé les armes, les personnels de santé, les juridictions et les personnels des cimetières en activité durant ces années ;
12) les autorités étatiques compétentes devront également constituer une banque de données recueillant, sur une base volontaire, les identifiants ADN de membres de familles de disparus que ce soit du fait d’un groupe armé ou du fait d’agents de l’Etat ou assimilés. Cette base de données pourra également recueillir, sur une base volontaire, les identifiants ADN de membres de familles de personnes dont leurs proches ont des raisons de penser qu’elles sont décédées mais qui n’ont pas été enterrées dans un cadre familial ; ces données seront systématiquement croisées avec les identifiants ADN des personnes non identifiées dont le corps aura été retrouvé ;
Réparation
13) la Vérité et la Justice sont considérées comme des éléments essentiels de la réparation ;
14) l’Etat garantit une réparation du préjudice subi la plus complète possible, incluant notamment une indemnisation financière et une réhabilitation psychologique aux victimes du terrorisme et, éventuellement, à leurs ayants droit ainsi qu’aux victimes de violations graves des droits de l’homme commises par des agents de l’Etat ou assimilés et, éventuellement, à leurs ayants droit ;
15) la qualité de victime du terrorisme est explicitement reconnue aux personnes violées par des membres des groupes armés islamistes ou de leurs réseaux de soutien ;
Non-répétition
16) l’Etat proclame son attachement au principe de la séparation des pouvoirs et met tout en œuvre pour assurer à ses citoyens l’accès à une justice impartiale en instaurant des mécanismes de justice et des institutions indépendantes ;
17) l’Etat réitère son engagement de respecter et de garantir les libertés d’opinion, d’expression, d’association et de réunion pacifique. L’Etat respecte et garantit les libertés d’opinion, d’expression, d’association et de réunion pacifique de ceux qui réclament la vérité et la justice, en particulier les victimes du terrorisme et leurs familles et les familles de victimes de violations graves des droits de l’homme commises par des agents de l’Etat ;
18) l’Etat protège les victimes du terrorisme et leurs familles ainsi que les familles de victimes de violations graves des droits de l’homme commises par des agents de l’Etat contre toute atteinte à leur intégrité physique et morale qu’ils pourraient subir en raison de leurs revendications liées à leur sort ou au sort de leurs proches ;
19) les membres des groupes armés islamistes ayant cessé leur activité et les auteurs de violations graves des droits de l’homme sont inéligibles et ne peuvent être titulaire d’aucune fonction politique ou administrative.
Alger, le 22 septembre 2010