Tous ceux qui s’intéressent à la vie culturelle et intellectuelle en Algérie, et ils sont nombreux au comme hors du pays, connaissent le rôle des éditions Frantz Fanon, que dirige Amar Ingrachen, à Boumerdès. Se plaçant résolument dans une perspective progressiste, son catalogue est riche d’études littéraires sur les œuvres de Rachid Mimouni, Mouloud Mammeri, ou encore de Mohammed Dib, ainsi que d’essais historiques et politiques. Cette activité a pu déplaire – et déplait – au pouvoir en place. Mais un producteur de culture, faut-il le rappeler, n’a pas à plaire ou à déplaire aux pouvoirs ou aux puissants. Ajoutons : surtout lorsqu’il porte haut le beau nom de Frantz Fanon.

L’édition disponible en France de L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu
Mais de l’hostilité des pouvoirs vis-à-vis de certains écrits aux mesures d’atteinte à la liberté d’expression, il y a un pas que le pouvoir algérien vient cyniquement de franchir. Une décision administrative a ordonné, le 14 janvier 2025, la fermeture de cette maison pour six mois, le blocage des stocks de livres déjà publiés et leur mise sous scellés de ses locaux. La cause de cette censure – qui a incontestablement pour objectif ultime de provoquer la mort économique de ces éditions – est inimaginable : la publication, en 2023, d’un livre sur l’histoire du judaïsme dans le pays, L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu, œuvre de l’écrivaine algérienne Hédia Bensahli. L’autrice et les éditions sont accusées de « colporter un discours de haine » et de « porter atteinte à la sécurité et à l’ordre public ainsi qu’à l’identité nationale ». Argutie d’autant plus insupportable qu’elle est totalement en contradiction avec l’histoire réelle. Nous insistons sur le nature de cet essai : l’histoire multiséculaire, que nul ne peut contester, de la communauté juive dans l’ensemble du Maghreb. Faut-il rappeler aux censeurs, pour la période de la guerre d’indépendance, la place de militants juifs dans la guerre d’indépendance, les écrits d’Henri Alleg, l’engagement de Daniel Timsit, de Gilberte et William Sportisse, et de bien d’autres ? Faudrait-il, comme le fit l’Église catholique dès le Moyen-Âge, puis tous les régimes totalitaires du XXème siècle, réécrire à chaque moment l’histoire en fonction des fantasmes des puissants ?
Le 26 octobre 2024, un débat sur cet ouvrage, annoncé à la librairie algéroise L’Arbre à dires, en présence de Hédia Bensahli, a été interdite et les exemplaires du livre ont été saisis. Deux jours plus tôt, une rencontre prévue à la librairie Cheikh à Tizi Ouzou l’avait été également, et quelques jours plus tard les éditions Frantz Fanon ont été bannies du Salon international du livre d’Alger (Sila), où elles étaient encore présentes l’année précédente. « L’Algérie, quoi que l’on en dise, est comme toutes les contrées du monde, écrit Hédia Bensahli. Elle ne peut être estampillée du sceau de l’uniformité. Elle est plurielle ! Nous concevons et ressentons parfaitement l’Algérie arabo-musulmane, nous admettons enfin l’Algérie berbère ; il me semble que nous devrions aussi nous pencher sur cette Algérie juive que nous connaissons si peu. »
Amie de l’Algérie, notre association a publié sur son site, depuis des années, de nombreux articles sur le combat émancipateur du peuple algérien, sur la responsabilité des hommes politiques français qui ont inspiré et couvert les exactions de l’armée et de la police contre son aspiration à l’indépendance, sur la dénonciation active aujourd’hui en France de la Nostalgérie et du retour des préjugés coloniaux. Cela ne nous donne évidemment pas le moindre droit de regard sur la politique de l’Algérie indépendante. Mais cela nous permet d’élever la voix et de protester lorsque la liberté d’expression d’une maison courageuse est en jeu. Des citoyens algériens, dont des universitaires, ont exprimé leur solidarité avec l’éditeur.
Association Histoire coloniale et postcoloniale