Le 27 février, le cabinet algérien au complet réuni sous la Présidence d’Abdelaziz Bouteflika, a approuvé le « Décret de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale », évitant ainsi un débat et un vote au Parlement, qui n’est pas actuellement en session. Le contenu de la loi n’a pas été divulgué avant son adoption.
D’après les organisations signataires, les mesures favorisant l’impunité contenues dans cette loi constituent un revers majeur pour les droits humains en Algérie. Ces mesures incluent notamment une amnistie généralisée étendue aux membres des forces de sécurité et, vraisemblablement, des milices armées par l’Etat. De même, elle élargit les précédentes mesures d’amnisties partielles aux membres des groupes armés. Tous sont responsables de crimes au regard du droit international et d’autres graves atteintes aux droits humains, et n’ont pas, à ce jour, fait l’objet d’enquêtes. Le gouvernement a présenté cette loi comme « mettant en œuvre » la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » du Président Bouteflika, charte que les électeurs algériens ont approuvé lors d’un référendum le 29 septembre 2005. Cependant, le texte de la charte ne mentionnait pas expressément d’amnistie pour les membres des forces de sécurité.
Confirmant les craintes exprimées par les organisations signataires dans un communiqué conjoint datant du 14 avril 2005, les nouvelles mesures proposées ne sont rien d’autre qu’un déni de vérité et de justice pour les victimes des abus et leurs familles. Elles visent à interdire aux victimes et à leurs familles de demander justice en Algérie et à empêcher que la vérité sur ces abus n’éclate devant les tribunaux algériens. Ces mesures, qui s’étendent aux crimes contre l’humanité et autres graves atteintes aux droits humains, sont contraires aux obligations internationales de l’Algérie d’enquêter sur ces abus et de déterminer la responsabilité de leurs auteurs, et de fournir aux victimes des voies de recours judiciaires.
L’Algérie sort d’une décennie marquée par ce conflit intérieur au cours duquel près de 200 000 personnes ont été tuées et plusieurs milliers d’autres ont « disparu ». Jusqu’à présent, les autorités algériennes ont largement failli à leur obligation d’enquêter sur les atteintes aux droits humains commises par des groupes armés et par les forces de sécurité de l’Etat depuis le début du conflit en 1992.
Plutôt que d’aller dans la direction d’une prévention des futurs abus en mettant fin à cette impunité de fait, les autorités algériennes viennent de décréter une large amnistie pour les atteintes aux droits humains passées. Dans le chapitre intitulé « Mesures de mise en œuvre de la reconnaissance du peuple algérien envers les artisans de la sauvegarde de la République algérienne démocratique et populaire », et d’après la version publiée par les journaux algériens, la loi énonce que:
Article 44 : Les citoyens qui ont, par leur engagement et détermination, contribué à sauver l’Algérie et à préserver les acquis de la Nation ont fait acte de patriotisme.
Article 45 : Aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire.
Le texte ne mentionne pas explicitement les membres des milices civiles armées par l’Etat, appelés « Groupes de légitime défense ». Néanmoins, les phrases « artisans de la sauvegarde de la République algérienne démocratique et populaire » et « toutes composantes confondues » suggèrent que l’amnistie couvrirait en fait les abus commis par les membres de ces groupes.
La proposition de loi prévoit également d’amnistier les membres des groupes armés qui se sont livrés ou qui sont en prison, tant qu’ils n’ont pas « commis ou […] été les complices ou les instigatrices des faits de massacres collectifs, de viols ou d’utilisation d’explosifs dans des lieux publics ». Mais ces exceptions, aussi appropriées soient-elles, ne s’étendent pas à d’autres graves crimes, suggérant ainsi que les membres de groupes armés qui ont tué une ou plusieurs personnes seront libérés tant que le caractère collectif de ces meurtres n’aura pas été avéré. L’amnistie couvrirait également d’autres crimes commis par des groupes armés, y compris la torture et l’enlèvement de personnes dont le sort demeure inconnu.
De plus, la proposition de loi ne contient pas de détails concernant le mécanisme ou la procédure prévue afin de déterminer si les membres de groupes armés sollicitant une amnistie seront éligibles compte tenu de leur implication dans « des faits de massacres collectifs, de viols ou d’utilisation d’explosifs dans des lieux publics ». Etant donné le caractère insatisfaisant des investigations sur les crimes qui ont été perpétrés, la mise en place aujourd’hui d’une procédure minutieuse visant à exclure leurs auteurs du champ de l’amnistie exigerait une forte volonté politique et des ressources importantes de la part de l’Etat. Pour rappel, la Loi sur la concorde civile adoptée en 1999 a créé un mécanisme qui a opéré de manière arbitraire et non transparente, et a abouti à une impunité de fait de grande échelle pour les abus commis par les groupes armés.
La loi prévoit l’octroi de compensations financières aux familles de « disparus », beaucoup se trouvant dans une situation économique difficile. Mais il n’y a aucune garantie que de telles compensations seront proportionnelles à la gravité des abus et des blessures endurées, en cohérence avec les standards internationaux. Le paiement des compensations est conditionné à l’obtention par les familles de certificats de décès pour leurs « disparus », une mesure rejetée par nombres d’entre elles tant que l’Etat n’aura pas dit la vérité sur le sort des leurs. Le texte ne fait aucune mention du droit des familles à ces informations. Après des années de promesses non tenues par des officiels de l’Etat algérien de faire la lumière et la vérité sur cette question, cette nouvelle mesure vise à tirer définitivement un trait sur la recherche de la vérité, les dispositions citées plus haut interdisant aux familles d’intenter tout recours en justice afin d’obtenir des informations, et ce, que ce soit en matière civile ou en matière pénale.
Plus inquiétant encore, la proposition de loi ne chercherait pas seulement à mettre un terme aux poursuites judiciaires mais également à tout débat public portant sur les crimes du passé. L’article 46 énonce que :
Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 dinars quiconque qui, par ses déclarations, ses écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.
Cette disposition prive les victimes et leurs familles, les défenseurs et défenseures des droits humains, les journalistes, ainsi que tout algérien et toute algérienne du droit de rapporter, de protester, ou de faire des commentaires critiques sur la conduite des forces étatiques de sécurité pendant le conflit intérieur. Elle menace même de pénaliser les familles de « disparus » qui continueraient de faire campagne pour la recherche de la vérité sur le sort des leurs. A un moment où les autorités algériennes n’ont de cesse de poursuive de manière agressive les journalistes travaillant pour des media privés qui critiquent l’Etat et alors même que les media publics ne permettent aucune voix dissidente, ces nouvelles dispositions législatives réduiraient encore davantage l’espace de la libre expression en Algérie, et la possibilité de poursuivre la recherche de la vérité concernant les évènements passés.
Selon l’article 47 du décret, le président est autorisé, « en vertu du mandat qui lui a été conféré par le référendum du 29 septembre 2005 », à prendre « à n’importe quel moment, toutes les mesures nécessaires pour mettre en œuvre la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Cela constitue une atteinte à l’Etat de droit en Algérie et ouvre la voie à d’autres mesures de nature à assurer l’impunité des responsables de ces abus ou restreindre la liberté d’expression. Une disposition similaire en 1999, connue sous le nom de « Loi de concorde civile » a conduit le Président Bouteflika, en janvier 2000, à accorder une amnistie générale à tous les membres de deux groupes armés qui avaient accepté de déposer les armes, sans tenir compte de leur possible implication dans des atteintes graves aux droits humains.
Les organisations signataires reconnaissent que les épreuves du passé en Algérie devraient être réglées selon des modalités définies par les Algériens eux-mêmes. Cependant, un référendum national, comme celui qui s’est tenu le 29 septembre 2005, ne doit pas être le moyen pour un gouvernement de se soustraire à ses obligations internationales en adoptant une législation nationale qui y contrevient. Le respect et la protection des droits humains fondamentaux, de même que le droit à la vérité et à la justice, ne peuvent être soumis à un vote à la majorité.
Les amnisties, les grâces et autres mesures nationales similaires menant à l’impunité pour les auteurs de crimes contre l’humanité et autres graves atteintes aux droits humains, actes de torture, exécutions extrajudiciaires, « disparitions », bafouent les principes fondamentaux du droit international. Un certain nombre d’autorités, telles que le secrétaire général des Nations unies, des organes des Nations unies ainsi que des organes régionaux faisant autorité et des tribunaux internationaux ont établi qu’aucune amnistie ou mesure similaire ne devrait accorder l’impunité aux auteurs d’atteintes graves aux droits humains.
Le gouvernement algérien n’a pas délivré les invitations demandées depuis longtemps par plusieurs experts des Nations unies, et notamment le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, ainsi que le Rapporteur spécial sur la torture, et qui leur permettraient de venir visiter le pays afin d’y enquêter. Les organisations signataires appellent le gouvernement à émettre ces invitations sans délai. Le gouvernement devrait également faciliter les visites de la Rapporteure spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes et du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, visites auxquelles il a donné son accord de principe mais qui n’ont pas encore été programmées.
Les organisations signataires réitèrent leur appel au gouvernement algérien de faire respecter le droit pour toutes les victimes des atteintes graves aux droits humains à la vérité, à la justice et à une réparation pleine et entière. Les organisations considèrent ces garanties comme essentielles à tout processus de réconciliation. Il est regrettable qu’avec cette proposition de loi, l’Algérie prenne la direction opposée en assurant une large impunité et en mettant un terme aux efforts d’enquêtes et aux débats sur les questions de l’histoire récente du pays.
Pour de plus amples informations, merci de contacter:
Amnesty International : Eliane Drakopoulos +44 7778 472 109 (Londres)
Human Rights Watch : Eric Goldstein +33 6 20 67 27 27 (Paris)
Centre international pour la justice transitionnelle : Suzana Grego +1 917 703 1106 (New York)
Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme : Gaël Grilhot +33 1 43 55 25 18 (Paris)