La notion de guerres des mémoires (Lindenberg, 1994 ; Liauzu, 2000 ; Savarese, 2005 a & b) permet – au moins partiellement – de rendre compte d’une situation inédite : pieds-noirs, harkis, anciens combattants, voire appelés du contingent ou « porteurs de valises », se concurrencent pour obtenir, à travers diverses actions militantes, que leurs mémoires soient converties en histoire officielle – et cela au détriment des souvenirs des « groupes » concurrents. De ce point de vue, le doute n’est d’ailleurs point de mise : l’extrême dynamisme de ces mémoires explique que la France compte, au sein des anciennes puissances coloniales, parmi celles qui ont éprouvé le plus de difficultés au moment de promouvoir la réconciliation de mémoires mutilées par les séquelles d’une guerre coloniale tragique. En outre, la présence dans l’ancienne métropole de diverses mémoires coloniales – essentiellement, mais pas seulement, les mémoires de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie –, a longtemps freiné la production d’un récit historique susceptible de nourrir l’émergence d’un débat public ; elle a considérablement et durablement retardé la socialisation d’un discours élaboré selon les règles du métier d’historien. Les « guerres des mémoires » algériennes ont ainsi fait obstacle à ce que fût établie la réalité de certains faits construits à l’aide de grilles d’analyse rigoureusement élaborées, interrogés au moyen de problématiques ambitieuses et questionnés à travers le dépouillement fastidieux de matériaux empiriques permettant de tester la pertinence des hypothèses sur lesquelles repose la démonstration.
Cette situation conflictuelle explique en grande partie l’engouement récent de la communauté des chercheurs pour l’analyse des mémoires coloniales, avec une mention spéciale aux mémoires algériennes ; un intérêt que l’on peut mesurer si l’on recense la série des questionnements élaborés dans une perspective pluridisciplinaire, avec des problématiques associées à la sociologie, à l’anthropologie, à la psychologie, à l’histoire et à la science politique. Dans quelles conditions socio-politiques s’élaborent et se recomposent des matrices de perception du passé colonial faites d’associations inédites, de reclassements, de tris, d’oublis ? Quelles sont les conséquences des guerres coloniales sur le psychisme et sur les comportements d’individus victimes de traumatismes – questions qui se trouvent notamment à l’origine du premier congrès de la jeune Société franco-algérienne de psychiatrie ? Comment les immigrés construisent-ils, en tant qu’émigrés – donc en tant qu’individus susceptibles d’être perçus comme d’anciens indigènes qui survivent à la décolonisation par l’immigration –, des mémoires coloniales dans les anciennes métropoles ? Quels peuvent être les usages sociaux et politiques des mémoires coloniales ? Dans quelle mesure est-il possible de définir l’élaboration de stratégies identitaires associées à la formulation de souvenirs de la colonisation et d’identifier les acteurs qui élaborent ces stratégies ? Comment des mémoires coloniales concurrentes s’affrontent-elles – tout en se recomposant – au sein des anciennes métropoles ? Quel peut être le rôle du politique – tant à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale – en matière de gestion des mémoires ? Comment s’élaborent, et sous l’influence de quels acteurs ou facteurs, des politiques commémoratives à travers lesquelles une sélection de souvenirs acquièrent le statut d’histoire officielle ? La diversité de ces interrogations – certaines d’entre elles étant directement à l’origine de nos propres travaux sur les pieds-noirs (Savarese, 2002 -a) – souligne l’étendue du travail qui reste à accomplir.
Une telle liste de questions n’est pas exhaustive et l’émergence de ces guerres des mémoires n’est pas le simple produit de la décolonisation. En effet, la construction, dans l’ancienne métropole, des mémoires coloniales appartient à une histoire tourmentée et relève – pour reprendre la belle formule de Braudel – d’une analyse dans la longue durée. La France appartient à la catégorie des États qui ont largement contribué à la production et à la valorisation de la Nation que les gouvernants entendent représenter. Nul besoin sur ce point de longuement rappeler certaines données fort bien connues de l’histoire de la France, telles que les conditions d’émergence d’un État qui apparaît avant la construction de la Nation à laquelle, bien plus tard – en 1789 –, les révolutionnaires transfèrent la souveraineté. En France, la contribution de l’État à la définition des contours de la Nation est permanente. Et dès lors que la nation est souveraine, la légitimité de l’Etat, comme la définition des conditions d’exercice de la souveraineté, dépend directement des critères d’appartenance à la communauté nationale. Or, un grand nombre de documents en attestent : dès la fin du xixe siècle, les conquêtes coloniales participent à la définition de l’identité nationale française par les républicains. Dans un tel contexte, les politiques d’expansion territoriale systématiquement menées au Maghreb, en Afrique noire et en Asie sont l’un des éléments forts sur lesquels repose l’élaboration d’un projet étatique de reconstruction d’un sentiment national après la défaite de Sedan et l’annexion, par la toute nouvelle l’Allemagne, de l’Alsace et de la Lorraine. Durant environ 70 ans, une description platement hagiographique de l’œuvre coloniale française apparaît dans un grand nombre de supports officiels à grande diffusion – livres d’écoles, presse nationale illustrée, romans, films, brochures diverses. Invariablement, la colonisation se trouve définie comme un processus d’élévation morale et matérielle, par la France des Lumières, d’une humanité supposée arriérée. De la sorte, en se focalisant sur l’action d’une France transplantée sur le terrain colonial, les historiens tels qu’Ernest Lavisse contribuent à la conversion de l’histoire coloniale en histoire nationale (Savarese, 1998 a), et, parce qu’elle est massivement enseignée et diffusée, cette vision idéalisée de l’aventure coloniale a puissamment contribué à la valorisation du sentiment national sous la Troisième République. On le voit : le statut de puissance coloniale appartient pleinement à la définition de la communauté de citoyens, donc à la conception française de la nation élaborée, à la fin du xixe siècle, contre celle des penseurs allemands1. Mais la médaille a son revers : avec le démembrement de l’empire colonial, c’est l’une des principales matrices de construction de l’identité nationale qui s’effondre au milieu du siècle, lorsque la France devient une ancienne puissance impériale qui doit apprendre à gérer – parmi d’autres conséquences de l’aventure coloniale – les innombrables séquelles de la guerre d’Algérie. Le problème de la gestion des mémoires coloniales apparaît donc brutalement au moment de la phase dite des décolonisations2, avec l’émergence de conflits d’interprétation du passé colonial qui surgissent dans l’ancienne métropole ainsi que dans les anciennes colonies. Dès lors, c’est l’État qui, à travers l’élaboration de politiques commémoratives variables, prend en charge la gestion des mémoires coloniales.
Il s’agit donc d’un renversement total de perspectives : autrefois principal architecte et promoteur d’un imaginaire colonial qui appartient, notamment à travers la production et la diffusion d’une « histoire officielle » (Savarese, 1998 – b), à la valorisation républicaine d’une mémoire nationale, l’État français est aujourd’hui confronté à la gestion de la diversité des mémoires coloniales qui, suite à l’indépendance des territoires anciennement conquis, concurrencent l’histoire nationale officielle. Rendre compte d’un tel processus suppose donc de couper l’analyse des guerres des mémoires d’une actualité à travers laquelle elles demeurent incompréhensibles. On voudrait ici en témoigner en situant la question de ces conflits dans le temps court des débats récents sur la colonisation, puis en revenant sur la question spécifique de la genèse des guerres des mémoires algériennes, enfin en rendant compte, en interrogeant la gestion de ces conflits, de la politisation des enjeux mémoriels et des politiques de la mémoire élaborées au sommet de l’État.
Maître de conférence en Sciences politiques à l’université de Perpignan
______________________________________
Références bibliographiques
Ferro (M.), Histoire des colonisations, Paris, Seuil, 1995.
Liauzu (C.), « Décolonisations, guerres de mémoires et histoire », Annuaire de l’Afrique du Nord, XXXVII, 2000.
Lindenberg (D.), « Guerres de mémoires en France », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 42, 1994.
Noiriel (G.), « Socio-histoire d’un concept. Les usages du mot nationalité au XIXe siècle », Genèses, 20, 1995.
Savarese (E.), L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine. Oublier l’Autre, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques, 1998 – a.
Savarese (E.), « L’histoire officielle comme discours de légitimation. Le cas de l’histoire coloniale », Politix, 43, 1998 – b.
Savarese (E.), L’invention des pieds-noirs, Paris, Séguier, 2002 – a.
Savarese (E.), « Pour une sociologie politique des mémoires algériennes », Annuaire de l’Afrique du Nord 2003, tome XLI, Paris, CNRS, 2005 a.
Savarese (E.), « Guerres de mémoires autour de la question algérienne. A propos de quelques revendications militantes », Diasporas, 6, 2005 b.
Schnapper (D.), La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991.
Weil (P.), Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Paris, Grasset, 2002.
- Traduites par la distinction entre droit du sol et droit du sang, cette opposition relativement tardive (Noiriel, 1995) peut s’expliquer par la présence de deux conceptions de la nation (Schnapper, 1991) où, plus probablement, par la prise en charge de deux situations migratoires distinctes (Weil, 2002).
- L’usage du terme de décolonisation en lieu et place de celui d’indépendance est d’ailleurs contestable. Ne s’agit-il pas là de l’ultime manifestation d’une vision inféodée aux normes classiques d’une histoire coloniale de la colonisation, les puissances coloniales s’octroyant – une dernière fois – le privilège d’orchestrer l’histoire indépendamment des sociétés colonisées (Ferro, 1995).