Communiqué conjoint FIDH / LADDH / CFDA
Algérie : la révolte d’une population étouffée
Paris, le lundi 10 janvier 2011
La Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et ses organisations membres en Algérie, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) et le Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA) expriment leurs vives préoccupations face à la monté de la violence des protestations sociales qui secouent le pays depuis mercredi 5 janvier 2011. Ce soulèvement populaire, mené essentiellement par des jeunes, et qui s’est étendu à toutes les régions d’Algérie, a fait trois victimes par balle, des centaines de blessés parmi les jeunes contestataires et les forces de sécurité. Plus de 1000 manifestants auraient en outre été arrêtés selon le Ministère de l’Intérieur.
L’annonce, début janvier, de l’augmentation drastique (jusqu’à 30%), des prix de denrées de première nécessité telles la farine, l’huile et sucre, a été le déclencheur d’une colère accumulée depuis une dizaine d’année.
La population algérienne vit depuis déjà plusieurs années au rythme des émeutes locales contre la mal vie, le chômage et l’exclusion.
La FIDH et ses organisations membres rappellent que la situation économique et sociale de l’Algérie était gravement préoccupante depuis plusieurs mois. Nos organisations avaient publié, en avril 2010, un rapport intitulé « La mal vie : situation des droits économiques, sociaux et culturels en Algérie »1 dans lequel elles mettaient en avant les risques d’un soulèvement d’une population en manque de perspective.
L’ire de la population est en outre attisée par les scandales de corruption en série qui touchent les institutions de l’État, et par l’incapacité du gouvernement à répondre aux besoins de la population en matière d’accès au logement, à l’éducation et à la santé, alors que le pays enregistre, grâce à l’exportation des hydrocarbures, des réserves de change de l’ordre de 155 milliards de dollars.
Nos organisations notent que ces évènements se produisent au moment même où la Tunisie voisine est elle aussi en proie à une révolte sociale violemment réprimée. Ces révoltes expriment avant tout l’exaspération de la population muselée par les restrictions des libertés fondamentales ; elles sont également symptomatiques de la situation exsangue des populations dans un certain nombre de pays de la région du Maghreb, et du sort qui est fait aux droits politiques, économiques, sociaux et culturels par les régimes en place.
La FIDH, la LADDH et le CFDA appellent le gouvernement algérien :
- à apporter une réponse mesurée aux manifestations,
- à remettre en liberté les personnes arrêtées durant les manifestations et contre lesquelles aucune charge n’est retenue,
- à mettre en place des mesures de nature à calmer la révolte actuelle,
- à permettre l’expression pacifique des revendications de la population par la levée des lois restrictives, notamment l’état d’urgence.
Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH)
Ligue Algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme (LADDH)
Collectif des Familles Disparues en Algérie (CFDA)
Contact presse FIDH
Arthur Manet : + 33 1 43 55 90 19 / + 33 6 72 28 42 94
ÉMEUTES AU MAGHREB
Un entretien avec Benjamin Stora, par Lakhdar Belaïd, publié dans La Voix du Nord, le 9 janvier 2011.
- Les émeutes algériennes rappellent celles d’octobre 1988, qui ont amené le multipartisme. Assistons-nous à un bégaiement de l’histoire ?
Les similitudes sont troublantes. Or, il y a des différences profondes. En 1988, la société était en effervescence, travaillée par des mouvements politiques (Ligue des droits de l’homme, mouvements berbéristes, féministe ou… islamistes). Cette effervescence a porté des coups au FLN, parti unique. Ce n’est plus le cas. Les partis et les intellectuels sont marginalisés, affaiblis. Aujourd’hui, les émeutiers n’attaquent pas que les bâtiments du pouvoir. Autre chose, l’armée semble en retrait. Pour l’instant, on ne la voit pas. Laissant le terrain à la police anti-émeute. En 1988, des centaines de jeunes avaient été tués. Il y a aussi, aujourd’hui, grâce à Internet, la possibilité de savoir instantanément tout ce qui se passe. Enfin, le pays sort d’une longue guerre intérieure entre l’État et les islamistes, épuisé.
- Il n’y a aucun point commun ?
Ce qui perdure, c’est le sentiment que le système politique est bloqué depuis de nombreuses années. Il n’y a pas d’accession au pouvoir des nouvelles générations. En Algérie, comme en Tunisie ou au Maroc, on a aussi ce problème des diplômés chômeurs. Ce sont des jeunes de 20 à 30 ans qui, à bac + 4 ou + 5, sont en panne d’avenir. Ils voient le monde bouger, notamment les pays du Golfe, la Chine ou le Brésil et sont rongés, dans leur pays, par un sentiment d’inutilité et d’immobilisme.
- Pourtant, l’Algérie est riche. Elle n’a même plus de dette, alors que celle-ci l’étranglait en 1988…
C’est vrai. À 90 dollars, le prix du baril de pétrole est très haut. Celui du gaz flambe. Les caisses de l’État sont pleines. En même temps, la redistribution des richesses n’est toujours pas faite. On est encore dans la situation de l’enrichissement d’une toute petite partie de la population. Dans le même temps, d’ailleurs, la classe moyenne s’appauvrit. Le seul projet politique existant semble celui de la perpétuation du régime par lui-même.
- Les infrastructures du pays n’évoluent pas ?
Quand on va en Algérie, on voit des modifications. Il y a eu notamment la construction de l’autoroute Est-Ouest (de la frontière marocaine à celle avec la Tunisie, NDLR). Des dizaines de milliers de logements ont aussi été construits à la périphérie des villes.
Simplement, cette apparition de l’urbanité provoque des désirs classiques : l’emploi, le logement, les loisirs. Dans les grandes villes, après 20 heures, il ne se passe rien. Il ne faut pas croire que les sociétés du Maghreb ne sont travaillées que par la religion. Elles sont pénétrées en force par une modernité dont les désirs de vie – y compris l’ascenseur social – sont frustrés. Il y a ce chiffre révélateur : dans les trois pays du Maghreb, le taux de fécondité est passé de 6-7 enfants par femme en 1975-1985 à 2 aujourd’hui. En même temps, pour que ça change, il faut des oppositions démocratiques suffisamment enracinées dans la société. Ce n’est pas le cas.