4 000 articles et documents

Édition du 15 février au 1er mars 2025

Algérie/France : il n’y aura pas de véritable réconciliation si la vérité n’est pas dite

Marie-François Thierry est membre de l’« Association des anciens appelés en Algérie contre la guerre»1 qui s’est engagée dans l’action pour la réconciliation entre les peuples algérien et français. Il nous a adressé son témoignage.

Avertissement [Juin 2007]

J’ai accepté, il y a bientôt deux ans, de publier dans le bulletin de l’association mon témoignage sur ce que j’ai vécu, vu, entendu pendant les 18 mois passés sur un piton de Petite Kabylie, entre Janvier 1960 et Juin 1961.

Et j’expliquais dans l’introduction les raisons qui m’ont obligé à parler, plus de 50 ans après, car je fais mienne cette prise de position d’Antoine de SAINT-EXUPERY dans « Terre des Hommes » :

« Etre homme c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. »

Les récentes déclarations de Nicolas SARKOZY — « la repentance est la haine de soi … une mode exécrable à laquelle je vous demande de tourner le dos … » — m’attristent. Elles me paraissent mal engager son projet de « coopération renforcée entre l’UE du Sud et le Maghreb ». Comment en effet instaurer progressivement une relation apaisée entre les Peuples de France et d’Algérie sans que la vérité soit dite, de part et d’autre ?

Je ne crois pas que la repentance (au sens du Petit Larousse : regret de ses erreurs) aboutisse à la haine de soi. Si elle ne conduit qu’à une culpabilisation destructrice, bien entendu je la refuserais catégoriquement. Ce n’est pas cela qu’il s’agit de faire. Il faut seulement que la France reconnaisse qu’elle ne s’est pas conduite comme la « Patrie des Droits de l’Homme » aurait dû le faire.

Et si nous acceptions que cette vérité soit dite, je pense que nous pourrions alors continuer à être fiers de notre passé. Et nous pourrions marcher tout de même la tête haute car « reconnaître les fléchissements d’hier est un acte de loyauté et de courage qui nous fait percevoir les tentations et les difficultés d’aujourd’hui et nous prépare à les affronter » [JEAN-PAUL II, 1994]. Et nous pourrions nous engager sur la voie d’une véritable réconciliation et d’une coopération qui ne soit pas seulement mercantile.

Vous trouverez ci-dessous mon témoignage personnel, donc partiel (et peut-être partial …).

Marie-François Thierry

Pourquoi je dois parler ?

Comme pour tous les hommes de ma génération qui ont vécu la guerre d’Algérie, celle-ci a laissé en moi une blessure profonde et toujours mentalement infectée.

Parmi les appelés qui ont pris part aux opérations dites “de la pacification et du maintien de l’ordre”, très peu sont enclins à raconter à leurs proches ce qu’ils ont vu et vécu. Je n’ai moi-même rien dit, à mes parents, à ma femme, ni même à mes enfants, sauf à l’un d’entre eux à la fin — prématurée — de sa vie quand nous avons eu besoin tous les deux d’échanger en profondeur avant d’être séparés.

Il n’y a pas que les scrupules — justifiés ou ressentis — ou encore le traumatisme psychologique qui les en empêchent. Pour pouvoir parler de ses souffrances morales il faut trouver une oreille attentive qui ne soit pas seulement friande “d’histoires d’anciens combattants” mais respectueuse et désireuse de comprendre.

La Nation toute entière (Partis politiques, Armée, Institutions religieuses, Citoyens, unis dans une responsabilité collective dont aucun groupe ne peut se défausser, sauf quelques individualités qui ont fait preuve d’un grand courage) est-elle actuellement prête à entendre ce qui s’est véritablement passé en Algérie ? Est-elle disposée à regarder les faits en face, dans la seule vérité historique — et sans a priori partisan — afin de comprendre les racines, les actes et leurs effets, les occasions manquées de paix, et pourquoi ?

On peut en douter en constatant que les témoignages publiés dans les médias depuis quelques années, en particulier à propos de la torture, ont pour la plupart fait l’objet de dénégations vigoureuses de la part des responsables mis en cause, et parfois de procès en diffamation.

Ce que l’on s’efforce de refouler psychologiquement empoisonne la vie et remonte violemment, un jour ou l’autre, à la surface.

Ne serait-il pas préférable, pour la Nation toute entière mais surtout pour ceux qui souffrent encore aujourd’hui d’avoir été des acteurs obligés, à quelque titre que ce soit, de cette mauvaise guerre, non point de lancer des enquêtes judiciaires pour aboutir à des condamnations pénales, mais d’effectuer un véritable travail de recherche et de réflexion historiques ?

Il ne s’agit pas de se flageller, individuellement et/ou collectivement. Il s’agit seulement d’un devoir de mémoire indispensable, en priorité vis à vis des jeunes générations, pour qu’elles sachent ce qui s’est réellement passé, comment on peut arriver, en cas de recours à la guerre, à certaines atrocités contre l’Homme. Et comment on peut glisser progressivement, sans toujours se rendre compte de l’érosion de ses réflexes moraux, vers une certaine déshumanisation et une incapacité à mesurer la portée de ses actes.

Ceci pour être vigilants pour le présent et pour l’avenir.

Ce que j’ai vécu, vu et entendu

J’ai été incorporé à 20 ans, sans aucune conscience politique, en particulier à propos de ce à quoi j’allais être mêlé.

Après 10 mois passés dans diverses casernes en France, j’ai séjourné en Algérie pendant 18 mois, dans les montagnes de Petite Kabylie, de Janvier 1960 à Juin 1961.

Notre compagnie était basée sur un piton désolé, à 40 kms de la BCAS (Batterie de Commandement d’Assistance et de Services) de notre bataillon où nous devions nous rendre chaque semaine, par de mauvaises pistes, en convoi bien armé et protégé par l’aviation, pour nous ravitailler.

Pendant mon séjour, les accrochages avec des bandes importantes du FLN n’ont pas été très nombreux, surtout à partir de fin 1960. Mais les harcèlements par des groupes de 4 ou 5 combattants étaient fréquents, avec quelques embuscades.

L’ambiance, sur le piton, était faussement détendue et le stress se noyait volontiers dans la bière, surtout au retour d’opérations et après avoir essuyé quelques tirs isolés pendant les gardes de nuit.

Parmi les appelés, toutes les couches sociales et tous les niveaux culturels étaient représentés. Le comportement envers les “bougnoules” était très variable. Mis à part quelques cas de sadisme avéré, les conduites étaient plus dictées par l’immaturité ou le manque de réflexion que par la méchanceté délibérée.

J’ai connu des sous-officiers et des officiers, engagés ou appelés, qui n’étaient pas des brutes sans conscience. J’en ai vu d’autres qui étaient complétement déshumanisés et pour lesquels la vie d’un homme, sous leurs ordres ou autochtone, n’avait aucune valeur.

Ce que j’ai constaté me permet de dire que, dans leur grande majorité, les militaires, gradés ou du rang, avaient souvent des gestes d’humanité envers la population algérienne.

Toutefois quand je suis arrivé sur le terrain, puis pendant mon séjour, j’ai été témoin :

  • de viols dans les villages que nous traversions, quand nous partions en opération. Pour l’exacte vérité je dois ajouter qu’ils étaient plus souvent commis par des appelés algériens que par des métropolitains. La première phrase que j’ai du apprendre en arabe était “n’aie pas peur ; je ne baise pas” pour rassurer les femmes apeurées ;
  • de brutalités, commises par des appelés pour se défouler, sur la personne des Algériens qui, ayant eu le malheur de se trouver sur notre chemin, étaient ramassés et classés immédiatement “suspects” ;
  • de l’achèvement d’un collecteur de fonds blessé, par deux balles dans la tête tirées par un appelé de mon groupe, avec l’assentiment du MDL-Chef qui commandait notre patrouille, puis du passage dans le village voisin pour dire à sa mère, en rigolant, qu’elle pouvait le récupérer au bord de la cache dont nous l’avions extrait à coups de grenades. Je dois aussi ajouter que, si aujourd’hui ce souvenir m’est insupportable, sur le coup cette exécution sommaire ne m’a pas choqué ;
  • du retour de camarades qui venaient de participer à une “corvée de bois”, joyeux comme s’ils sortaient d’un stand de tir à la fête foraine de leur village ;
  • pendant le putsch d’Alger, de la lâcheté de certains officiers supérieurs qui n’avaient d’autre souci que chercher à savoir comment se placer du “bon côté” pour préserver leur avenir et leur carrière ;
  • des pratiques d’une section de notre bataillon – dite commando – qui passait de
    temps en temps dans notre secteur et dénonçait notre trop grande bienveillance vis
    à vis des villageois “ralliés”. Elle ne s’embarrassait pas de gégène dans ses
    déplacements mais transportait un bidon de 2 litres d’essence. Les hommes nous
    racontaient qu’ils avaient coutume d’arroser les parties génitales des personnes
    capturées et d’y mettre le feu pour les faire parler. Je n’ai pas assisté
    personnellement à ce mode d’interrogatoire mais il était connu et avéré. Je ne sais plus si l’officier qui commandait cette section était engagé ou appelé, mais ceux qui la composaient étaient tous des appelés.

J’ai encore en mémoire :

  • les conversations de plusieurs officiers responsables de compagnies qui commentaient la manière dont leur collègue chef du 2° Bureau à la BCAS conduisait les interrogatoires de “suspects”, en recourant systématiquement à la torture — et cela ne semblait pas les heurter ;
  • du récit fait par un appelé de cette même BCAS de notre régiment, qui racontait, complètement hagard et déboussolé, que, pour se débarrasser de suspects torturés, (qu’on ne pouvait plus ni remettre en liberté car trop abîmés, ni emmener en “corvée de bois” à cause de la proximité de la gendarmerie qui exigeait un rapport chaque fois qu’il y avait mort d’un prisonnier), il avait accepté de tuer plusieurs d’entre eux à coups de pioche.
  • etc.

Pourquoi me faut-il témoigner ?

D’une part pour que les jeunes générations sachent exactement ce qui s’est passé et comment, dans un climat particulier, on peut en arriver là, par un processus progressif de perte de ses repères d’humanité.

Ce qui se passe actuellement en Tchétchénie, en Irak, à Guantanamo, entre autres, ce qui semble avoir été fait en Côte d’Ivoire par des militaires français, sont des exemples de ce vers quoi on peut glisser si on n’y prend pas garde.

D’autre part pour bien souligner que ce n’est pas forcément parce qu’ils sont mentalement dérangés que certains hommes retombent dans la cruauté originelle des pré-hominiens. Les gènes de ces lointains ancêtres sont encore, hélas, bien présents en chacun de nous, en particulier celui de “l’esprit de clan” qui fait quelquefois considérer ceux qui ne font pas partie du nôtre comme indésirables ; ou encore celui de la violence qui peut susciter de redoutables réactions que l’éducation civilisatrice ou la religion ne suffisent pas à endiguer

Pourquoi certains militaires enrôlés en Algérie en sont-ils arrivés là ?

Tout simplement parce que certains membres de l’Armée – pas tous bien entendu – les avaient entraînés à des méthodes de recherche de renseignements et de lutte contre la rébellion, illégaux (selon les Droits de l’Homme) et immoraux qui déshumanisaient complètement ceux qui les mettaient en pratique, volontairement ou non. Et cela s’est fait avec l’approbation tacite des différents partis politiques qui se sont succédés au pouvoir. Incapables de résoudre un problème essentiellement de leur ressort, ils se sont déchargés de leurs responsabilités sur l’Armée, alors qu’elle n’était absolument pas préparée à cette mission.
Il est trop facile aujourd’hui de montrer celle-ci du doigt et de lui faire porter, seule, le chapeau. Car ce qui s’est passé en Algérie (et bien avant la guerre d’indépendance) s’est fait avec la complicité, peut-être involontaire mais bien réelle, d’une majorité des citoyens, qui préféraient se rallier au slogan “la France de Dunkerque à Tamanrasset”.

Cette déshumanisation s’est faite au cours des classes, en particulier par le matraquage psychologique infligé par certains instructeurs(« tirez dans le ventre de ces salopards pour qu’ils crèvent lentement » nous disaient certains) et aussi sur le théâtre des opérations à la faveur de la peur et de la violence qui s’étaient emparées des combattants des deux camps.

Elle a été facilitée par l’ambiance générale qui régnait, à cause de l’insécurité permanente, de l’alcool, de l’isolement, d’une date de libération incertaine, de fréquentes ruptures de fiançailles, qui finissaient par émousser les réflexes des plus vertueux.

Je me souviens très bien, hélas, de la dégradation progressive de ma propre capacité à réfléchir.

Quand je suis arrivé, j’ai protesté vigoureusement contre les brutalités infligées aux villageois et aux “suspects”. J’y ai gagné des quolibets mais aussi des menaces non voilées — et de la part d’appelés.

Au fil des mois, sans trop m’en rendre compte, j’ai oublié mes convictions pour en arriver à ne plus protester du tout et à devenir indifférent (mais complice involontaire par passivité), car psychologiquement usé par la mort ou les blessures de camarades, par le constat des exactions du FLN sur certains villageois, par la peur au cours des patrouilles de nuit et au stress causé par la crainte des mines sur les pistes. Et aussi confronté à la duplicité d’appelés algériens d’une compagnie voisine qui avaient déserté en emmenant les armes de leurs camarades métropolitains après les avoir égorgés ; à celle de membres du groupe de villageois volontaires pour leur autodéfense et qui, manifestement, avertissaient les fellaghas de nos sorties pour que ceux ci nous harcèlent ; à celle de certains pieds-noirs dont l’Armée gardait la ferme la nuit et dont je retrouvais le nom sur le carnet d’un collecteur de fonds du FLN que nous avions arrêté, avec l’indication des sommes versées — importantes d’ailleurs — etc.

Et au découragement s’est ajouté le profond désarroi dans lequel le jeune chrétien que j’étais s’est finalement trouvé lorsque, au mess, quelques officiers et sous-officiers ayant demandé à l’aumônier militaire qui nous visitait ce qu’il pensait de mes « complaisances vis à vis des “bougnoules” », m’ a pris pour cible en disant que « c’était à cause de types comme moi que les terroristes pouvaient poser impunément des bombes dans les villes et que tous les musulmans étaient racistes … »

J’arrête la mon énumération, non exhaustive, des faits que j’ai vécus et de ce à quoi on m’a fait participer “pour le bien national”, car la révolte remonte en moi et, comme le dit Bernard MERCIER dans son livre « Plongé dans les ténèbres : un appelé dans la guerre d’Algérie », « elle ne sert qu’à détruire le révolté ».

Je conclurai en disant

D’une part, que la guerre ne règle aucun problème, pas plus celle d’Algérie que les autres, et qu’au contraire elle en crée de nouveaux.

D’autre part, que ceux qui ont eu une responsabilité dans cette guerre, en particulier à cause de leur refus de la plus élémentaire justice envers les “indigènes” algériens, sont sans aucun doute coupables de crimes contre “l’humanité de l’Homme” – en faisant régresser le degré d’humanisation des tortionnaires et en piétinant l’humanité de leurs victimes, oubliée ,niée.

Et leur responsabilité est écrasante, autant pour les catastrophes humanitaires provoquées que pour le traumatisme infligé à des milliers de jeunes hommes jetés dans la guerre et qui en sont revenus durablement déstructurés par le souvenir des horreurs vécues ou, pire, par la honte d’y avoir contribué. Je suis l’un d’eux.

Enfin, en reconnaissant que l’Homme est faillible, fragile malgré le vernis civilisateur qu’il reçoit par l’éducation, il faut nous accepter inachevés par nature mais aussi capable du meilleur. Et cette noble part qui est en nous doit nous aider à améliorer, patiemment mais sans relâche, notre humanisation ; et à le faire avec d’autres pour que l’humanité toute entière continue à progresser, malgré ses inévitables turpitudes.

Marie-François Thierry
Facebook
Email