Christiane Chaulet Achour a été professeur à l’Université d’Alger de 1967 à 1994, puis professeur de Littérature comparée et francophone à l’Université de Cergy-Pontoise, de 1997 à 2015. Elle poursuit ses recherches dans ses domaines de prédilection et, particulièrement, sur la littérature algérienne. Voir son site. Cet article qui remet Albert Camus et son œuvre « en situation coloniale » s’ajoute aux nombreux textes que notre site a déjà publié sur ce thème.

Albert Camus : une écriture en situation coloniale
Avancer un point de vue sur Camus et l’Algérie coloniale en quelques lignes, sans le secours d’une argumentation nourrie, est un exercice délicat ! Etudiant cette œuvre depuis les années 1980, j’ai écrit à son sujet, je l’ai enseignée à Alger et ailleurs : ma lecture a été mise à l’épreuve de mes auditeurs et de mes lecteurs. En septembre 2023, j’ai édité une somme sur la question : Albert Camus, le poids de la colonie – Une œuvre, des contemporains, des lecteurs (Arcidosso-Italia, Effigi Edizioni, 235 p.), sans grande illusion sur sa capacité à convaincre. Toutefois, je reste naïvement persuadée qu’une critique non hagiographique de l’écrivain finira par être acceptée et permettra de donner d’autres contours à son profil, non pour l’éliminer du champ littéraire mais pour lui donner sa place dans le contexte où il a vécu et écrit. Aussi j’ai apprécié, lorsque l’essai polémique et au titre volontairement provocateur d’Oliver Gloag, Oublier Camus, a été publié, qu’un universitaire donne un coup de pied dans la fourmilière provoquant l’ire des camusiens toujours en sentinelle pour protéger l’icône. Toutefois cet essai s’intéressait plus à l’intellectuel français intégré dans la métropole qu’à la perspective qui est la mienne. J’ai récidivé une dernière fois pour un dossier dans le n°21 de la Revue A littérature-action (septembre-décembre 2024, parution mars 2025), intitulé : « Albert Camus : ses paradoxes et ses convictions. D’autres lectures », avec une vingtaine de contributions algériennes et françaises.
Ce qui m’intéresse est de ne jamais séparer Camus de l’Algérie de son époque, dans l’ample mouvement de colonisation/décolonisation, dans le vécu d’une guerre violente et dans le vécu d’une terre célébrée dans certains de ses contours et le vécu qu’il a toujours revendiqué : être un Français d’Algérie dans l’Algérie coloniale, remise en cause par la guerre de libération des Algériens. Sa force lui vient de ce contexte et de ses effets souterrains.
Je privilégie donc la vie de l’écrivain dans une colonie de peuplement, donnée historique qu’on ne peut contourner pour analyser son écriture. Sans négliger ses relations avec le Nord de la Méditerranée que je ne peux minimiser : Camus a vécu en France et a été édité par un de ses plus grands éditeurs, a voulu être reconnu par ces instances et ses pairs et il est célébré aujourd’hui comme un écrivain incontournable de la littérature française. Mais son origine, son vécu et son appartenance au Sud, à une colonie de peuplement, ont été, de mon point de vue, un terreau essentiel de sa création, la pierre d’achoppement et la chambre noire d’une lecture profonde de son œuvre. Elle explique les débats qu’elle suscite et les héritages contradictoires dont elle est l’objet. Comment lire Camus si on ne le lit pas dans la complexité de l’Algérie des XIXe et XXe siècles, si l’on n’affronte pas la perte de l’empire colonial et ses effets ? C’est vers cette Algérie que je me tourne pour mettre son propre parcours en comparaison avec des situations, des intellectuels et des écrivains qui l’éclairent autrement. Multiplier les parallèles et les comparaisons sort Camus de son splendide isolement, me semble-t-il, et donne la mesure de sa place dans ce XXe siècle et au-delà.
Le journaliste n’a pas changé dans ses positionnements, même s’il a modulé ses propos selon le moment : refus de choisir entre deux camps antagonistes en apparence, mais, au bout du compte, choix de l’Algérie française, réformée certes (on ne sait par quel miracle), mais française : « J’aime l’Algérie comme un Français qui aime les Arabes, et veut qu’ils soient chez eux en Algérie, sans pour cela s’y sentir lui-même un étranger » a-t-il déclaré le 5 décembre 1958. Toutefois ce sont ses écrits littéraires que je vais analyser. Auparavant, je rappellerai juste la dominante des trois chapitres de mon essai : le premier chapitre « Du colonial à l’international » retrace quelques étapes du chemin parcouru de l’Algérie natale à la réception du prix Nobel à Stockholm ; le second chapitre « Contemporains et différents » est essentiellement consacré à mettre Camus en perspective dans son époque, avec Emmanuel Roblès, Aimé Césaire et Mouloud Mammeri. Le troisième et dernier chapitre rassemble de nombreuses lectures et réécritures sous le titre « Albert Camus comme lieu commun ».
Devenu, depuis L’Étranger, une figure incontournable du champ littéraire français, Camus a subi un ripolinage en règle de son origine géo-historique pour assourdir le contexte colonial. Pourtant, l’importance de la terre algérienne dans certaines de ses œuvres est, bien évidemment, liée à sa naissance et à son appartenance aux non-nantis, les « petits Blancs ». Pour témoigner, comme le font la plupart des critiques de ce qu’on nomme trop hâtivement son « anticolonialisme » et le mettre en question, on ne doit pas commencer par l’enquête « Misère de la Kabylie » mais par son essai de jeune homme méditerranéen, Noces, essai lyrique qui affirme, précocement, l’autochtonie.
Noces ou la revendication de l’autochtonie
Premiers pas notables dans l’écriture, ceux qu’il imprime dans les ruines de Tipasa. Beaucoup (tout ?) a été dit sur Noces, ce poème lyrique où le jeune homme découvre la beauté de son monde méditerranéen, la nudité de son histoire personnelle et le défi qu’il se lance d’entrer par la grande porte de « la » culture, la culture occidentale gréco-latine, dans ce monde des lettres qui aurait dû lui être fermé. Ainsi le jeune homme s’arrache au/du silence de l’origine sans laisser de place à l’altérité, qu’elle soit ethnique ou féminine. L’affirmation de l’absence d’héritage se confirme dans l’œuvre ultime inachevée, Le Premier homme, et peut être illustrée par le verset biblique : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire ». Camus devient, comme son père, cette pierre de rien jetée sur la terre d’Algérie par la colonisation. Aussi va-t-il fonder son écriture sur un refus absolu : de l’histoire, des mythes, de la civilisation, de la religion : « Entre ce ciel et les visages tournés vers lui, rien où accrocher une mythologie, une littérature, une éthique ou une religion, mais des pierres, la chair, des étoiles et ces vérités que la main peut toucher ». À partir de cette négation, l’écrivain met en place le mythos grec de l’autochtonie, une humanité sortie de terre. S’immergeant à Tipasa, dans la terre-mère, il contourne la mythologie commune tout en se l’appropriant. On peut alors mieux comprendre l’énoncé péremptoire du narrateur : « Le contraire d’un peuple civilisé, c’est un peuple créateur. Ces barbares qui se prélassent sur des plages, j’ai l’espoir insensé qu’à leur insu peut-être ils sont en train de modeler le visage d’une culture où la grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage ». Plusieurs commentaires ont voulu inclure dans ces « barbares », les Algériens ou pour conserver l’appellation de Camus, les Arabes. Cela semble un peu tiré par les cheveux. Cette Terre-mère continuera à être présente dans des textes ultérieurs comme Le Minotaure ou la halte d’Oran ou Petit Guide pour des villes sans passé. La « race » dont se réclame l’écrivain est celle des colons pauvres, « Algériens, nous sommes ! ».
Ce ressenti algérien est actif dans l’écriture même. En 1954, Camus rassemble de courts essais sous le titre L’Été, dont « Retour à Tipasa » et « La mer au plus près » : ils donnent des exemples de son évocation prégnante de la terre algérienne. On connaît aussi, bien entendu, sa préface à la réédition de L’Envers et l’endroit en 1958. Il ne fait de doute pour personne que le pays d’origine de l’écrivain s’invite dans la plupart de ses œuvres : alors se dessine les contours de cette « Algérie-écrin », comme actrice d’une poétique.
L’Étranger : une mort effacée
Le récit commence avec la mort de la mère et s’ouvre donc sur une tonalité dysphorique. Meursault s’est distingué de l’attitude commune en se mettant en retrait par rapport au rituel et à la gestuelle convenue. Le début du récit programme une dégradation qui aboutit, via le meurtre sur la plage, à la condamnation à mort de Meursault.
Dans la seconde partie, la situation du protagoniste pourrait s’améliorer s’il acceptait de jouer le jeu social. Meursault refuse de souscrire aux règles que la société lui impose, se condamne, dans une perspective « banale ». Toutefois, si l’on adopte la perspective de l’Absurde, dûment inscrite en texte et soulignée dans les commentaires bien connus de l’écrivain lui-même, l’amélioration se produit puisque Meursault assume son destin d’homme et refuse le secours divin. « Il s’agit de vivre sans appel et de mourir irréconcilié » a-t-il écrit, par ailleurs.
Les deux parties du récit (six et cinq chapitres) se reflètent en miroir de part et d’autre du meurtre qui articule ainsi le récit. Mais elles ne sont pas complètement identiques : au centre, le meurtre de l’Arabe introduit une signification non négligeable. Pour condamner Meursault, cette mort de l’Autre, est celle qu’on tente d’oublier, que l’on gomme sans pouvoir tout à fait l’effacer.
Cette structure linéaire, chronologique, au jour le jour a une action sur le lecteur. Elle assure une lisibilité maximale et donc une adhésion assurée au point de vue du narrateur, plaidant pour la spontanéité, la naïveté et donc pour l’innocence du protagoniste. Par un retournement intéressant, l’assassin devient la victime dont le lecteur se sent alors solidaire. L’analyse de Renée Balibar sur le lien entre français national et français fictif éclaire aussi le succès du récit, dans un français « scolaire », accessible à tout scolarisé.
Notre hypothèse de lecture replace ces éléments dans le contexte colonial : ce que le texte dit est l’échec de la cohabitation coloniale. Les choses ne peuvent être racontées ainsi parce qu’elles ne sont pas « construites » consciemment. L’ancrage socio-historique ne peut qu’être escamoté dans l’écriture d’un homme de gauche comme Camus, en situation coloniale ; mais il est en même temps présent car l’écrivain connaît la complexité de la situation inter-ethnique et tout ce qu’elle suppose comme attirance et rejet. Il met en scène, avec Meursault, un Algérois type, en l’allégeant de traits négatifs trop appuyés. L’inspiration est bien venue, on le sait désormais, d’une scène banale du racisme typiquement colonial sur une plage oranaise. Le sujet trivial est atténué et devient porteur d’un sens universel, « l’horreur de l’humaine condition ». La déviation discursive se fait sur l’axe du discours humaniste : elle évacue le rapport étroit de la fiction à l’Histoire coloniale. Notons que deux adaptations : le manga L’Etranger et le film de 2024, La Peste, évacuent l’Algérie.
La lecture socio-historique que nous privilégions est nécessaire parce qu’elle explique l’universalisation du récit camusien. Elle permet de voir se profiler, derrière l’Absurde, autre chose : elle rend à Meursault son statut de « personnage agissant » et non plus agi, donc irresponsable. Le soleil reprend sa fonction d’adjuvant et abandonne celle de sujet que la construction fictive accréditait. L’acte de Meursault est acte historique même s’il dépasse la conscience que lui-même ou son créateur peuvent en avoir. Le tribunal condamne à mort un Français accusé du meurtre d’un Arabe. Mais, en même temps, le tribunal ne condamne pas Meursault pour le meurtre qu’il a commis – un banal meurtre raciste – mais pour son comportement social inadéquat. Camus réussit à écrire une fiction à partir du matériau algérien des années 1930, en dépassant les effets propagandistes habituels du roman colonial. Il fait accepter l’Algérie et ses contradictions ethniques à l’humanisme républicain, il fait d’un roman « algérois » un classique de la littérature française. Aucun de ses prédécesseurs n’y était jusque-là parvenu. Il faut donc en revenir à ce que signifie « étranger » dans ce contexte de l’Algérie des années 1930-1940 : est donc étranger celui qui n’est pas de cette Algérie-là. Les difficultés de lecture commencent alors car, dans la colonie de peuplement qu’est l’Algérie, l’appartenance ou la non-appartenance à l’Ici est la base du conflit colonial.
La complexité et la force souterraine de cette fiction lui viennent de son ancrage algérien dont Camus est nourri. C’est parce que le conflit étranger / autochtone (pour Camus Algérianité/Arabité) est actif et que l’homme de gauche, Camus, ne peut l’afficher en toute conscience sous peine de se renier lui-même ; l’écriture construit une symbolique et donne à lire « une fiction troublante ». Condamner Meursault comme meurtrier d’un Arabe, c’est affirmer le traitement à égalité du colon et du colonisateur. Dans l’univers colonial, Camus est bien placé pour savoir qu’il n’en est rien. Mais refuser à Meursault le statut de colon oblige à gommer le cadavre sur la p(la)ge pour éviter d’affronter la question centrale : qui est étranger ? Car Meursault est à la fois d’ici et étranger. Nous sommes au cœur du nœud de toute colonie de peuplement.
Dans les années de guerre, en 1958, dans ses Chroniques Algériennes, Algérie 1958 – et nous ne sommes plus là dans la fiction ni dans les années 1930-1940, ce qui, dans l’histoire de l’Algérie, est très différent –, Camus est beaucoup plus catégorique lorsqu’il fait le point sur l’Algérie de l’avenir : « Si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français, en particulier, suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme, des indigènes ».
La guerre oblige à des choix. Le roman de la fin des années 1930 pouvait estomper ce qu’un homme de gauche en colonie voulait refouler – le racisme –, tout en l’exhibant et en affirmant l’appartenance au pays. Mais ce qui fonctionne plus encore, en 1930, alors que le système colonial est sur le point d’exploser, c’est la peur que le romancier inscrit au cœur de sa fiction. Elle remet en cause l’évidence et fait vibrer une fiction sans elle, atone ou monotone. La peur est partagée parce que, d’une certaine façon, la violence change de camp. Avant 1954, le statut de l’Algérie reste ambigu et le roman des Français d’Algérie n’a plus du tout les mêmes certitudes. En 1942, avec L’Étranger, Camus est attentif – comme il le restera jusqu’au bout – aux angoisses et aux réflexes des siens, de ceux de sa communauté alors que ses positions de citoyen peuvent parfois apparaître comme différentes.
La plage devient symboliquement le lieu de l’affrontement des deux communautés : la source en est l’enjeu. Cette source est un espace momentanément interdit à Meursault puisqu’il est occupé par l’Arabe. Le colonisé, aussi refoulé soit-il, conserve un lieu, souvent lié à la nature, dans le décor colonial. Mais cette occupation momentanée est ressentie par Meursault comme une entrave à son désir de… fraîcheur : l’Arabe devient celui qui empêche d’atteindre l’espace d’élection, ici et maintenant. Le meurtre naît d’une double transgression ; double car, dans l’univers colonial, les réactions du colonisateur et du colonisé sont toujours liées : Meursault, voulant briser le quotidien qui l’enlise, transgresse le code de la cohabitation coloniale en retournant à la source, code qui conseille, implicitement, de respecter l’espace de l’Autre. L’Arabe transgresse, non le code spatial puisque la nature est son royaume, mais le code comportemental qui veut qu’un Arabe s’efface devant un Européen (ce qui s’était passé dans le fait divers de la plage de Bouisseville). Cette double transgression crée la dynamique narrative. En effet, il faut que l’Arabe transgresse pour que Meursault riposte. L’attitude de l’Arabe montre que, quel que soit le poids d’une oppression, le colonisé peut redresser la tête. Meursault transgresse parce qu’il ne peut accepter d’espace délimité : désir et interdit s’entrechoquant, il accomplit le geste du désir et élimine l’obstacle et déclenche le processus irréversible de sa propre exécution. Accomplir ce geste est la seule manière d’investir l’espace algérien en en excluant l’Autre. Mais la mort de l’Arabe entraîne celle de Meursault car elle perturbe le champ social dont le dit de l’histoire l’excluait.
Ainsi, à plus ou moins long terme, la mort de l’Arabe entraîne celle du petit blanc : tuer l’Arabe mène à l’impasse mais ne pas le tuer empêche de vivre le désir. Par ce « choix » suicidaire qu’il ne peut pas ne pas faire, accrédité en texte comme fatalité, le parcours de Meursault trace, de façon métaphorique, l’inéluctable disparition de la colonie de peuplement. Le tribunal alors n’accrédite pas tant la fiction d’une justice en colonie soucieuse des droits de chacun, que le danger qui menace le petit blanc d’être exclu s’il ne se comporte pas de façon solidaire : l’indifférence de Meursault est sa différence qui l’expulse de sa communauté comme une brebis galeuse. À la fin de sa préface à une réédition de La Statue de sel d’Albert Memmi en 1957, Albert Camus écrivait : « Nous tous, Français et indigènes d’Afrique du Nord, restons ainsi ce que nous sommes, aux prises avec nos contradictions qui ensanglantent aujourd’hui nos villes et dont nous ne triompherons pas en les fuyant, mais en les vivant jusqu’au bout ».
On comprend que le récit puisse toucher tant de lecteurs vivant d’autres réalités mais où les tensions inter-ethniques et inter-communautaires sont si fréquentes. Le récit met la pédale sourde sur l’Arabe en un flou progressivement construit par la nécessité interne de l’écriture. Le roman fermé, demeure, dans la logique de notre lecture, l’enjeu, le partage impossible et le statut problématique du colon dans une colonie de peuplement.
Le premier ou le dernier ?
Le Premier Homme est le récit d’un écrivain symbole que l’on a sommé de prendre une position claire dans le conflit algérien, violent et déchirant, parce qu’il mettait aux prises, au-delà des idées, des hommes d’une même terre mais de statuts différents qu’on ne peut assimiler les uns aux autres. Comme toute fiction mémorielle, c’est un livre qui veut lutter contrer l’oubli. Face à la guerre d’indépendance dont l’issue semble inéluctable, Camus reconstruit l’Histoire de sa communauté au moment où se joue son éviction du pays. Cette ligne majeure est l’expression de l’être qui, confronté aux remises en cause des hommes de sa terre, essaie de construire l’argumentation de sa vérité. On a alors, presqu’en direct, l’expression de ce que pense l’écrivain en sa qualité d’« Algérien », c’est-à-dire, dans un certain langage de l’époque, comme Français d’Algérie.
Si la cohabitation de deux peuples n’a jamais été harmonieuse, elle a pu être vécue de manière moins conflictuelle à certaines périodes ; avec la guerre, ce n’est plus possible. On sait la prédilection qu’avait Camus pour les mythes : dans Le Premier Homme, il développe à différents endroits du texte, le mythe d’Abel et de Caïn et il aurait peut-être poussé plus loin cette légende symbolique des deux frères ennemis s’il avait eu le temps d’achever son œuvre. La légende permet aussi de contourner, d’éviter l’analyse historique sur le passage de la colonisation à la décolonisation que la lutte de libération du peuple algérien, en train de s’accomplir, imposait dans le réel.
Envoyant un texte à Jean Sénac pour un collectif en 1957, Mouloud Mammeri écrit dans sa « Lettre à un Français » : « Entre le colonialisme et la France il faut choisir. Car aux colonies, tu le sais bien, Jérôme, tout devient colonial, c’est-à-dire inhumain – et c’est justice : le régime se défend ou se prend en bloc, il ne peut pas y avoir de domaine réservé à l’humanité et rien n’est plus douloureusement lamentable qu’une mission en pays colonisé ».
Que faire de cette œuvre ?
On comprend désormais combien le fait d’associer le nom de Camus à celui du pays de sa naissance provoque des débats passionnés : depuis 1939, date de son enquête dans Alger-Républicain sur la misère en Kabylie, les Algériens, les Français d’Algérie et ceux de la métropole ont attendu une prise de position qui n’induise aucune ambiguïté sur le « camp » choisi, chaque groupe ayant le sien. Sa disparition n’a que peu atténué ce débat et l’histoire du « citoyen » Camus avec l’Algérie, coloniale ou nationale, est une histoire « de bruit et de fureur » qui ne s’assourdit pas encore et avec la France, une histoire d’aseptisation.
Il semble pourtant possible d’articuler une cohérence entre sa position « écrivaine » et sa position citoyenne qui a été et est restée « française », n’envisageant pas une seule fois que l’Algérie puisse tenir les rênes de son destin sans autre maître d’attelage que la France : d’Algérie par sa naissance et l’attachement qu’il a à une terre, mais Français. En effet, dans la mesure où une grande part de sa création est pétrie de ce pays où « le sol » est magnifié alors que les Algériens qui le peuplent sont à peine esquissés, une analyse de son écriture montre, de façon moins frontale que ses écrits journalistiques, la position qui est la sienne. Même si son « regard algérien » est partiel et parcellaire, on peut parler d’une « algérianité » de l’œuvre qui n’entraîne aucune « nationalisation » ni de l’écrivain ni de ses textes, dans le corpus de la littérature algérienne en constitution depuis l’indépendance ; mais cette « algérianité » active n’est pas intégrée dans sa récupération hexagonale et devrait l’être.
Lorsqu’il meurt, le reproche majeur fait à Camus est de ne pas être assez clair. On demande à l’artiste d’être avant tout citoyen de gauche et de peser de son poids dans le conflit, comme il l’avait fait avec la guerre d’Espagne et durant la Seconde Guerre mondiale et comme il l’avait laissé entrevoir ou espérer dans ses reportages « algériens » en 1939 et en 1945 : cette sommation est en même temps la reconnaissance de sa force d’écrivain qui a décuplé sa responsabilité d’intellectuel. Ses écrits journalistiques n’inscrivent aucune ambiguïté dans sa position et ses convictions auxquelles il restera fidèle tout au long de ces années.
Les articles concernant son appel « Pour une trêve civile en Algérie » (22 janvier 1956) citent rarement le Journal de Mouloud Feraoun du 3 février 1956, qui commente ainsi « l’Appel » : « Je pourrais dire la même chose à Camus et à Roblès. […] Ils ont tort de parler puisqu’ils ne sauraient aller au fond de leur pensée. Il vaut cent fois mieux qu’ils se taisent. Car enfin, ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens. Pourquoi tourner autour de cette évidence ? Êtes-vous Algériens, mes amis ? Votre place est à côté de ceux qui luttent. Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge, mauvaise foi ».
Le 11 février 1957, c’est l’exécution de Fernand Iveton, seul « Européen » condamné à mort et exécuté pendant la guerre, pour lequel il n’est pas intervenu. Et tous ces mois de 1957 sont ceux de la terrible « Bataille » d’Alger où la ville est livrée aux paras du Général Massu. L’annonce du prix Nobel est faite le 16 octobre 1957 : pas un mot pour ce qui se passe en Algérie dans le discours du nobélisé.
En 1958, dans son passionnant discours, « Ce que je dois à l’Espagne », Camus a évoqué « ses amis d’Israël » en insistant : « l’exemplaire Israël qu’on veut détruire sous l’alibi de l’anticolonialisme, mais dont nous devons défendre le droit de vivre, nous qui avons été les témoins du massacre de millions de juifs et qui trouvons juste et bon que les survivants créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner ou leur garder ».
S’il y a chez Camus une volonté de réforme qui s’exprime clairement dès 1939, il y a refus de changer le cadre français du pays. L’utilisation du terme dont il use, « empire d’Islam », le place, par ailleurs, dans l’idéologie la plus banale de l’époque à propos du monde arabo-musulman, comme on peut le vérifier en lisant l’Histoire de l’islam et des musulmans en France (Dir. M. Arkoun). Dès les premiers jours de novembre 1954, Camus a réduit le FLN à une bande de terroristes en donnant à ce terme tout son poids négatif, rejetant la revendication d’indépendance, l’aspiration à la liberté, le désir fort de Nation. La distance par rapport au pays et tous les débats suscités par la résistance algérienne auraient pu lui ouvrir les yeux : il n’en est rien. Il restera toujours attaché à une troisième voie qui ne remette pas en cause le statut des Français d’Algérie.
Le positionnement politique de Camus est donc clair : il n’affirme pas être partisan de « l’Algérie française » telle que la réclament les extrémistes pieds-noirs, mais il ne veut pas abolir le système colonial qui sévit depuis 130 ans : il est adepte de réformes et ne bougera pas d’un pouce sur cette position d’une certaine Algérie française. Même s’il trouve à redire au système colonial, il ne milite pas pour sa suppression mais pour sa modification : c’est, au mieux, un réformiste.
Son redimensionnement dans l’histoire des idées et des engagements de son temps est le meilleur service qu’on puisse rendre à ce qu’il a appelé lui-même son « mal à l’Algérie » : Camus est fils de l’Algérie de son temps, une Algérie française qui n’a pas fini de perturber les paysages politiques et littéraires algéro-français. La gommer quand on lit et analyse ses textes, tant journalistiques que littéraires, c’est se condamner à ne rien comprendre de l’usage qui est fait de son profil et de son œuvre depuis sa disparition. Il représente le « sage » humaniste, posté au milieu du gué, hostile aux extrémismes qu’il renvoie dos à dos : l’aspiration à l’indépendance est « une solution purement passionnelle » proclame-t-il… Que d’échos peut-il encore trouver aujourd’hui dans une période de vives tensions entre la France et l’Algérie…
En 2013 (édité en France six mois plus tard), la « contre-enquête » de Kamel Daoud est une contribution majeure dans l’énorme dossier des écrits algériens sur Camus, prenant la suite de ses chroniques dans Le Quotidien d’Oran depuis 2010. J’ai consacré une analyse fouillée à ce récit sur laquelle je ne reviendrai pas. Kamel Daoud s’y montre partagé entre l’admiration pour l’écrivain et l’agacement pour le traitement que subit l’Arabe. Ce récit apparaît, avec le recul et l’évolution des positionnements de l’auteur, comme un solde de tout compte avec le colonisateur. Il permet à l’intellectuel d’aujourd’hui de s’émanciper du conflit avec la France, de le déclarer réglé et de proposer avec Houris une fiction sur la décennie noire qui lave la France du crime colonial. La mise en scène de cette opposition systématique entre la guerre de libération et la décennie noire est une constante du discours tenu en texte et, à mon sens, c’est une des raisons de son succès de ce côté-ci de la Méditerranée lorsqu’on parle de la lucidité de l’écrivain.
Il n‘y a ni à défendre ni à exclure Camus : il y a à rendre à la lecture de son œuvre tout un contexte qu’on a tant de difficultés à transmettre car il faudrait affronter l’héritage de la colonisation française et, ce faisant, la complexité de l’œuvre.