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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

Albert Camus et l’indépendance de l’Algérie

Camus est décédé plus de deux ans avant l'indépendance de l'Algérie, mais il avait toujours refusé d'admettre cette évolution. Mouloud Feraoun en témoigne dans l'extrait de son Journal que nous reprenons ci-dessous. En janvier 1958, Camus écrivait : « en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne4 ». Pour Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus n’a jamais accepté l'idée «d’une nation algérienne indépendante où les Français d’Algérie qui voudraient continuer à vivre dans leur pays le pourraient, en acceptant un statut de minoritaires 5». Comme Areski Metref l'a écrit, «le drame de Camus, marqué par son enfance pauvre à Belcourt dans l’Alger coloniale, c’est qu’il appartenait aux colonisateurs par l’origine et aux colonisés par la condition sociale6».

Mouloud Feraoun :

«Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante»

«Roblès a évoqué devant moi tous ces attentats ; il les trouve odieux, inadmissibles et estime que leurs auteurs n’ont droit à aucune pitié1. Il revient de Paris où il a vu longuement Camus. Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante et qu’il soit obligé d’y rentrer chaque fois avec un passeport d’étranger, lui qui est Algérien et rien d’autre. Il croit que le FLN est fasciste2 et que l’avenir de son pays entre les mains du FLN est proprement impensable. Je comprends fort bien l’un et l’autre mais je voudrais qu’ils me comprennent aussi. Qu’ils nous comprennent, nous qui sommes si près d’eux et à la fois si différents, qu’ils se mettent à notre place. Ceux qui m’ont parlé en langage clair la semaine dernière m’ont dit que je n’étais pas Français. Ceux qui sont chargés de veiller à la souveraineté de la France, dans ce pays, m’ont toujours traité en ennemi, depuis le début des événements. Tout en me traitant en ennemi, ils voudraient que j’agisse en bon patriote français, même pas : ils voudraient que je les serve tel que je suis. Simplement par reconnaissance, vu que la France a fait de moi un instituteur, un directeur de cours complémentaire, un écrivain, vu qu’elle me verse une grosse mensualité qui me permet d’élever une famille nombreuse. Simplement on me demande de payer une dette comme si tout ce que je fais ne méritait pas salaire, comme si cette école avait été construite pour mon plaisir et remplie d’élèves pour me distraire, comme si mon « instruction » était un cadeau généreux qui ne m’a coûté que la peine de tendre la main pour le cueillir, comme si ce talent d’écrivain dont je suis un peu infatué était un autre cadeau, involontaire cette fois, mais non moins généreux, destiné de toute évidence à défendre la cause de la France au détriment des miens qui ont peut-être tort mais qui meurent et souffrent dans le mépris ou l’indifférence des nations policées. Simplement on me demande de mourir en traître moyennant quoi j’aurai payé ma dette.

«J’ai dit tout cela à Roblès qui n’a rien trouvé à répondre, qui était aussi malheureux que moi et qui admet, lui, ce que les autres refusent. J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi Algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme Français. Il n’avait pas d’illusions.»

Mouloud Feraoun

Journal, 18 février 19573

  1. «Et le terrorisme aveugle (bombes dans les trolleybus, les bals populaires, les cafés, etc.) défigurait une cause juste. De plus, il nous fermait la bouche, à nous, “libéraux”, auprès de la population européenne.»
  2. «L’opinion de Camus était plus nuancée. Il pensait qu’une tendance fasciste, à l’intérieur du Front, risquait de l’emporter.» (Notes d’Emmanuel
    Roblès)
  3. Le Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun, établi par Emmanuel Roblès, est publié en Points-Seuil.

    Lire Mouloud Feraoun, un écrivain dans la guerre d’Algérie par Sylvie Thénault.
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