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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Affaire Ben Barka : dénoncer la complicité des Etats marocain et français

Lors du rassemblement du 29 octobre 2017 à Paris pour la mémoire, la vérité et la justice dans l'enlèvement et l'assassinat de Mehdi Ben Barka il y a soixante-deux ans, son fils Bachir Ben Barka est intervenu au nom de sa famille. Il a remercié les nombreuses personnes présentes, en particulier les membres du Comité pour la vérité et les représentants des organisations qui ont appelé à ce rassemblement. Après avoir excusé l'absence de Louis Joinet, président du Comité pour la vérité, et de Maurice Buttin, l'avocat de la famille, il a prononcé l'allocution qu'avec son accord nous publions ci-dessous.

Chers amis,

Chaque 29 octobre, depuis notre premier rassemblement ici depuis plus de 30 ans, nous marquons notre volonté commune :
– à poursuivre le combat pour la vérité et la justice sur toutes les victimes de la disparition forcée ;
– pour exiger avec force que toute la lumière soit faite sur l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, ses assassins identifiés, sa sépulture localisée et toutes les responsabilités soient établies, qu’elles soient étatiques ou individuelles ;
– pour dénoncer la complicité des deux états marocain et français qui continuent à user et abuser de la notion de raison d’Etats et des secrets qui l’accompagnent. En faisant ainsi obstacle à l’action de la justice et bafouant le droit de ma famille à toute la vérité ils continuent plus d’un demi-siècle après les faits à protéger les auteurs et les complices de ce crime odieux.

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Le 29 octobre, décrétée « journée du disparu » par l’ensemble du mouvement des droits humains et des forces démocratiques au Maroc, est l’occasion de rappeler les manquements des autorités marocaines pour clore le dossier de la disparition forcée.
Cette année, cette journée sera marquée par deux faits majeurs :
– Les actions courageuses menées par les familles de disparus, constituées en Collectif, comme leur sit-in à Casablanca et la Marche nationale pour la vérité sur le sort des disparus le 15 octobre dernier.
– Le mouvement de protestation et de revendication des populations du Rif (le Hirak) et le grand élan de solidarité internationale en réponse des atteintes graves aux droits humains et aux libertés publiques et individuelles de la part du pouvoir marocain.

Après la mort tragique de Mouhcine Fikri il y a exactement un an, le Rif a connu un mouvement populaire d’une profonde ampleur qui trouve ses racines dans la situation socioéconomique, culturelle et politique et la marginalisation qui lui est imposée depuis des décennies de la part du pouvoir marocain. Après avoir pacifiquement manifesté pour présenter ses justes revendications, la population rifaine, plus particulièrement à El Hoceima a subi brimades, répression, arrestations arbitraires et procès iniques. On doit déplorer le décès de deux manifestants Imad El-Attabi et Abdelhafid El-Haddadi qui ont succombé à leurs graves blessures. Plusieurs centaines d’arrestations, et de lourdes condamnations nous rappellent les funestes années de plomb. La situation des prisonniers, surtout ceux qui mènent une grève de la faim est très préoccupante. Dans ce contexte, au mépris des plus élémentaires droits des personnes à la libre circulation, les autorités marocaines refoulent une délégation maghrébine de militants des Droits humains venus en observateurs du procès qui s’est ouvert le 17 octobre à Casablanca.

Notre rassemblement ainsi que tous ceux qui se tiennent à l’occasion de cette « journée du disparu » doivent permettre d’exprimer la solidarité pleine et entière avec le combat incessant des familles des victimes de la disparition forcée, pour connaître la vérité sur le sort de nos proches, qu’ils soient morts ou encore vivants, d’exiger des autorités marocaines de cesser toute les poursuites judiciaires à l’égard des manifestants pacifiques du Hirak et des journalistes qui couvrent ces événements, d’annuler les condamnations déjà prononcées et de procéder à la libération immédiate de tous les détenus.

Chers amis,

Pour nous, pour tous ceux qui se battent contre la raison d’Etat et son attirail de secrets, secret-défense ou autres, le mois d’octobre est celui de tristes anniversaires (Thomas Sankara — assassiné le 15 octobre ; Manifestation à Paris des ælgériens — 17 octobre ; le juge Bernard Borrel assassiné à Djibouti — 18 octobre ; Mehdi Ben Barka — 29 octobre ; Robert Boulin — 30 octobre) — pour chacune de ces affaires, affaire d’Etat et/ou crime d’Etat, le secret-défense et la raison d’Etat française ont été et restent d’une manière ou une autre un obstacle à connaître la vérité.

A partir de ce constat, et en y associant d’autres affaires — les massacres de Sétif (Algérie) en mai 1945 ; la « disparition » de l’universitaire Maurice Audin en Algérie en 1957 ; Le massacre des tirailleurs « sénégalais » au camp de Thiaroye le 1° décembre 1944 ; le génocide Tutsi au Rwanda en 1994 ; l’enlèvement et l’assassinat au Mali des envoyés spéciaux de Radio France International (RFI) Ghislaine Dupont et Claude Verlon le 2 novembre 2013 — Il apparaît clairement que l’Etat français, au lieu d’assumer ses responsabilités conformément au droit, use de manoeuvres diverses pour entraver la recherche de la vérité par les familles, les historiens, les chercheurs et pour empêcher que justice soit rendue aux victimes. C’est pour cela qu’un « Collectif secret-défense » est en train de se mettre en place et sera annoncé dans les prochaines semaines. Cet usage abusif du secret défense et de la raison d’Etat est parfaitement illustré dans le cas et l’enlèvement et la disparition de mon père.

Comme vous l’avez sans doute tous vécu, 2017 fut une année électorale en France. Deux lettres ont été envoyées au président sortant lui rappelant les responsabilités des états français et marocains dans la disparition de Mehdi Ben Barka, lui demandant d’agir pour mettre fin au blocage causé par la raison d’Etat et le secret-défense sur les documents des services secrets français. Ces courriers sont restés sans réponse.

C’est pour cela que nous fûmes surpris d’apprendre que quelques jours seulement avant la fin du mandat de François Hollande, la Commission consultative du secret de la défense nationale a donné un avis favorable pour la déclassification de 89 documents issus du SDECE et adressés par le ministère de la Défense. Les médias s’en sont fait écho, signalant ce fait comme un geste significatif de fin du mandat censé aider à la manifestation de la vérité. Après avoir analysé ces documents, on a dû constater que, en fait, tout cela était une énorme mascarade et que le ministère de la Défense s’est moqué du juge d’instruction, de la partie civile et de tous ceux qui aspirent sincèrement à la vérité.

En effet, les « fameux » 89 documents n’ont aucun rapport avec la requête du juge d’instruction qui demandait la déclassification totale des documents saisis au siège de la DGSE en 2010 et qui sont toujours soumis au secret-défense. En fait, les 89 documents déclassifiés sont, depuis des années, quasiment tous au dossier ! Pour certains depuis 1965 et 1966… Voilà comment dans la confusion des derniers jours d’un quinquennat — qui n’a en aucune façon aidé la justice à progresser — on trompe l’opinion en laissant croire qu’un geste significatif a été fait dans la recherche de la vérité. Nous ne le répéterons jamais assez. Ces pratiques ne sont pas dignes de la France. Il est insupportable et inacceptable que les victimes soient maltraitées de cette façon dans leur quête de la vérité.

Nous voulons avoir la naïveté de croire que cette scandaleuse manifestation de la raison d’Etat relève d’un pratique politique avec laquelle la présidence d’Emmanuel Macron semble souhaiter rompre. Il y a un mois, j’ai déposé un courrier à l’Elysée. Bien entendu, dès que j’aurai une réponse, je ne manquerai pas d’en faire part.

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Chers amis,

Il y a un mois, décédait au Maroc Abdelhaq El Achaâchi, l’un des agents des services secrets marocains (CAB1) impliqués dans l’enlèvement et la disparition de mon père. Il emporte avec lui la part de vérité qu’il détenait (je pense que c’était une part importante). Depuis 1999, il faisait partie des témoins marocains que les différents juges d’instruction français souhaitent entendre, soit dans le cadre des commissions rogatoires internationales, soit comme c’est actuellement le cas lorsque les autorités marocaines ne les appliquent pas, en faisant appel à un mandat d’arrêt international. Il n’a pas été possible d’avoir son témoignage et c’est bien dommage.

En tout cas, il n’a pas eu le cynisme et la bassesse de Miloud Tounzi (plus connu dans le dossier d’instruction sous le nom de Chtouki). Comme vous le savez déjà, ce personnage, ancien agent du CAB1, a déposé plusieurs plaintes pour « diffamation publique » à l’encontre de moi-même, de Me Maurice Buttin, de Patrick Ramaël (avant-dernier juge d’instruction en charge du dossier), de Joseph Tual (journaliste à France Télévisions), de Frédéric Ploquin (journaliste à Marianne) et de Marc Baudriller (journaliste écrivain). Nous passerons donc devant le tribunal correctionnel de Paris dans les semaines ou les mois à venir. Drôle de coïncidence, c’est au lendemain de la lettre envoyée par le roi Mohammed 6 à l’hommage à Mehdi Ben Barka organisé à Rabat par M. Youssoufi il y a deux ans, que Miloud Tounzi (et ceux qui le soutiennent) a entamé ces procédures. Par ces procédés d’intimidation, ils pensent décourager la famille Ben Barka et son avocat, ainsi que tous ceux qui aspirent à la vérité et à la justice, de poursuivre le travail acharné, entamé depuis 52 ans, pour connaître les circonstances de la disparition de mon père.

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Pourtant, dès les procès des ravisseurs de Mehdi Ben Barka devant la Cour d’Assises de la Seine en 1966 et 1967, le nom de Miloud Tounzi a été associé à celui de Chtouki, condamné par contumace pour enlèvement et séquestration. Depuis, aussi bien dans le cadre de l’instruction judiciaire ouverte à Paris que dans de nombreuses publications tant au Maroc qu’en France, en français qu’en arabe, dans mes différentes déclarations publiques — notamment ici devant vous ou dans les médias — et, également, lors de son audition par l’Instance Equité et Réconciliation à Rabat en 2005, l’identification entre Miloud Tounzi et Chtouki est devenue un fait établi. Durant tout ce temps, cet individu n’a pas réagi. Ce n’est qu’il y a deux ans donc que son courage a consisté à envoyer son avocat déposer plainte à sa place, sans oser se déplacer lui-même, ni oser affronter directement la famille de la victime et son avocat à Paris ou à Rabat. Pour faire échec à ces basses manoeuvres, pour renvoyer à la face de cet individu son injurieuse accusation, la mobilisation de tous est nécessaire. Aussi bien pour exprimer par une présence importante à l’audience leur condamnation de ces pratiques provocatrices que par les témoignages de ceux qui peuvent attester de la dualité des identités Miloud Tounzi/Chtouki.

Chers amis,

Depuis notre dernier rassemblement, beaucoup de nos proches, de nos ami(e)s, de nos camarades nous ont quittés. Demain nous commémorons le premier anniversaire de la disparition de Mme Khadija Chaou, épouse du défunt Hadj Ali El Manouzi et mère du militant politique et syndical Houcine El Manouzi, qui s’est battue jusqu’au bout pour connaître la vérité sur le sort de son fils. La cruelle et criminelle obstination des autorités marocaines en a fait autrement. Rachid Skirej ; François Dellasudda ; Touria El Yahyaoui ; Driss Bouch ; Abdellatif Housni ; El Haj Brahim ElBoudadi… La liste est longue. Ma tante Zoubida Ben Barka qui a disparu cet été, sans connaître la vérité sur le sort de son frère. — Abdelouahed Bennouna qui a également donné personnellement et familialement un fort tribut aux années de plomb… Enfin, il y a quelques jours c’est Mohamed Ajar (Saïd Bounaïlat), grande figure de la résistance contre le protectorat et du mouvement progressiste qui vient de décéder. Toutes et tous ont contribué à faire progresser le combat pour la liberté, la démocratie et la dignité. Ils nous manqueront, mais leur mémoire restera toujours vivante.

Bachir Ben Barka

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