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Achille Mbembe : la France peut-elle réinventer son identité ?

La crise dans les banlieues de France a pour origine la manière dont la France a historiquement voulu esquiver la question raciale tout en multipliant, à tous les niveaux de la vie quotidienne, des pratiques de « racialisation ». Elle révèle au grand jour l’impasse à laquelle a conduit le refus, par ce pays, de s’auto-décoloniser. Dans ce texte datant de décembre 2005, l'historien camerounais pose la question : comment régénérer cette vieille société et donner un coup de fouet à cette vieille culture qui donne aujourd’hui l’impression de s’écrouler sous la sclérose ? 1

Dans aucun pays, ni la paix civile et l’ordre public, encore moins le contrat social, n’ont jamais été obtenus par la répression seule. Ainsi en a-t-il été de toutes les sociétés postcoloniales en particulier — catégorie à laquelle appartiennent presque toutes les démocraties européennes autrefois détentrices d’un empire colonial.

Les banlieues de France n’échapperont point à cette règle, en dépit des interpellations et arrestations massives, des jugements et condamnations à la chaîne, sur fonds d’exhumation de vieux cadavres dont on n’a cessé de dire, au cours des dix dernières années notamment, qu’ils n’ont jamais fait l’objet d’un enterrement digne de ce nom – un passé esclavagiste et colonial qui refuse de passer !

Il est désormais clair que la grande victime des événements récents, c’est la démocratie française, sa crédibilité et sa respectabilité dans le monde. De fait, si la France tient encore à exercer un minimum d’attraction dans l’imagination contemporaine, il faudra, très vite, qu’elle en vienne au fait qu’urgence il y a effectivement. Cette urgence, elle est ailleurs : non dans la résurrection de vieilles lois coloniales datant de la guerre d’Algérie et décrétant, dans l’Hexagone même, l’état d’exception en plein XXIe siècle,mais dans le lent et patient travail par lequel ce pays se forgera une nouvelle identité à l’âge de la globalisation.

Il faut, en effet, souhaiter qu’une fois un semblant d’ordre ré-établi, l’on fasse rapidement preuve du courage nécessaire pour traiter des causes structurelles d’un problème qui, loin de relever de l’accident, révèle au grand jour l’impasse à laquelle a conduit le refus, par ce pays, de s’auto-décoloniser.

Cette crise – on ne l’a pas suffisamment répété – a pour origine la manière dont la France a historiquement voulu esquiver la question raciale tout en multipliant, à tous les niveaux de la vie quotidienne, des pratiques de « racialisation ».

La nouveauté est que « les étrangers » ne sont plus les seules cibles privilégiées de ces pratiques. De plus en plus, celles-ci s’appliquent également à ceux des citoyens français les plus vulnérables et, surtout, les plus ethniquement typés et stigmatisés. À travers les émeutes récentes, la France paie donc le salaire de la double taxe qu’elle n’a cessé d’imposer à ces secteurs de la population : la taxe de la « classe » et la taxe de la « race ».

Par-devers les problèmes sociaux réels que pose la vie dans les banlieues, la question raciale constitue le sous-sol de « l’insurrection des invisibles» à laquelle on vient d’assister. Comme on le voit bien à travers l’état d’exception qui pèse désormais sur certaines cités, la « race » est également au fondement des dispositifs visant à réprimer cette « révolte des sans-parts » que nous avons, dans un bel élan d’unanimisme, vite fait de criminaliser. Ne se satisfaisant plus de ne se manifester que souterrainement, dans l’Inconscient, la Bête a surgi, brutalement, au grand jour, corrompant au passage le droit, la loi et la justice, et s’ouvrant des chemins qui laisseront, pendant longtemps, d’indélébiles scarifications sur la peau et le visage même de cette nation.

Auto-collision

Si l’auto-collision a été si spectaculaire et à bien des égards si comique, c’est parce que la France s’est fait, finalement, prendre au piège de sa propre hypocrisie. Après tant d’années d’arrogance et de mauvaise foi, elle est soudain rattrapée par un passé dont elle a voulu nier sa part de responsabilité et dont elle n’a guère su, par conséquent, guérir les blessures alors qu’elle en avait largement les moyens. Sur le plan intellectuel, le drame – ou faut-il dire la farce — est d’autant plus grave que pendant longtemps, ce pays a refusé de se doter des outils conceptuels qui lui auraient permis d’analyser adéquatement ce qui lui arrive.

Comment expliquer, par exemple, l’hostilité des élites bien pensantes et leur mépris à l’égard des « études postcoloniales » ou de la « critique de la race » — deux paradigmes dont on connaît les limites, mais qui ont, ailleurs, puissamment contribué à l’approfondissement de la réflexion sur la citoyenneté et l’altérité ? C’est que, depuis longtemps déjà, les élites et l’intelligentsia françaises ont choisi de ne se baigner désormais que dans les eaux du narcissisme et de « l’exception culturelle » au moment même où le monde s’élargissait à leur insu, tandis qu’elles passaient leur temps à proclamer bruyamment une version de l’universalisme trop belle pour être vraie — anachronique.

Du coup, elles n’ont pas compris qu’au lendemain de l’effondrement des empires coloniaux et, récemment, du communisme, le grand défi des démocraties européennes de surcroît exposées aux flux de la globalisation est désormais la négociation politique et symbolique des différences raciales et religieuses. Une fois le spectre du communisme vaincu, la reconnaissance explicite du pluralisme religieux, racial et culturel né de la rencontre coloniale devient un préalable à l’invention des nouvelles identités nationales.

Chaque nation est désormais transnationale et diasporique. Le creuset dans lequel se forge la nation se trouve désormais autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières territoriales. L’ailleurs, le lointain et l’ici se rejoignent. À cause de ce déplacement, poser le problème de cette identité nouvelle en termes d’ »intégration » ne signifie plus grand-chose. Le passage au cosmopolitisme devient une nécessité si l’on veut transcender les nouvelles fractures nées de l’enchevêtrement des histoires sur la longue durée. En France au cours des dix dernières années, le délire et les fantasmes autour de l’Islam et du « communautarisme » n’ont-ils pas eu pour effet de brouiller les termes de cette discussion et de déférer chaque fois la venue au réel ?

Faute de concepts adéquatspour analyser ce qui lui arrive, la France se braque donc. Ce faisant, elle dévoile l’énorme handicap culturel dont elle souffre et qui fait qu’elle ne comprend pas que l’implosion, en prime time, de ses banlieues discrédite internationalement son discours sur l’intégration sociale tout en aiguisant le faible attrait qu’accusait déjà son modèle de citoyenneté et de démocratie sur l’imagination contemporaine.

Les causes de ce handicap culturel sont trop nombreuses pour faire, ici, l’objet d’un examen approfondi. Qu’il suffise d’indiquer qu’elles tiennent, pour l’essentiel, au blocage épistémique qu’a fini par constituer, dans ce pays, l’idéologie du républicanisme laïc. Révolutionnaire à ses origines, cette idéologie s’est malheureusement transformée en une sorte de religion sans Livre ni théologie – à la manière de tous les fondamentalismes. Certes, il ne s’agit pas ici de revenir sur la séparation de l’Église et de l’État – principe dont on sait par ailleurs qu’il a toujours caché (et continue de cacher) parfois de bien utiles collusions.

Mais devant l’ampleur de l’échec, comment ne pas s’étonner qu’un pays si cultivé et regorgeant de tant de cerveaux manifeste tant d’incapacité à comprendre que le concept abstrait d’égalité radicale peut paradoxalement servir de voile derrière lequel se cache le racisme d’État ?

La société française, dans son ensemble, serait-elle donc frappée de cécité au point de ne pas voir le danger que représente, pour sa démocratie, son système politique aussi bien que pour son aura, l’utilisation des « étrangers » comme victimes expiatoires d’une « souveraineté nationale » désormais placée hors-les-mains de la nation et rongée aussi bien par le processus d’européisation que par la globalisation néo-libérale ?

Est-il donc si compliqué que cela de comprendre que « le problème social » ne se réduit pas aux seules différences et inégalités de « classe » ? Ou encore que l’horizon tracé par la république – à savoir l’égalité sociale radicale – passe également par la reconnaissance et la dignité, et par la prise au sérieux de « la question de la race » tout autant que celle de la « différence sexuée » ?

Symptôme et refoulement

Toute aussi profonde est la puissance du déni. Nombreux sont ceux des Français qui refusent de reconnaître que la majorité des émeutiers sont nés sur le territoire français  — qu’ils sont de nationalité française. Nombreux également sont ceux qui estiment que ces « fils d’immigrés » n’apportent rien à la nation : ils jouissent peut-être de la « nationalité française », mais ils ne sont pas, véritablement, des « citoyens français » au même titre que nous.  On pourrait, à la limite, tolérer leur présence au milieu de nous. Mais en tout état de cause, ils ne sont manifestement pas des nôtres. Peu importe que la plupart n’aient jamais mis les pieds en Algérie, au Maroc, au Sénégal, au Mali ou en Guinée ! Ce qui compte vraiment, ce sont les origines, la race et la religion de leurs parents et grands-parents. Telles sont les marques originaires de leur identité profonde – ce qui les distingue de nous autres.

Voici comment, embourbé dans les rêts du refoulement, le débat français sur la démocratie et la citoyenneté a fini par être vidé de sens. Aujourd’hui, il est dominé par des considérations sur l’autochtonie et l’allochtonie. Le discours sur ce que, depuis plusieurs années, l’on appelle ici le « communautarisme » apparaît, du coup, sous son vrai jour. Loin de désigner une réalité objective, ce discours est avant tout la manifestation de pulsions et de peurs elles-mêmes nourries à la source d’un inconscient dont la « race » est l’obscur symptôme.

Que le symptôme ait pris une telle chair, un tel corps et une telle densité au sortir de la guerre froideet, à présent, dans le contexte de « la fabrique de la peur » que sont la globalisation, l’européisation et la guerre contre le terrorisme – cela ne devrait guère étonner.Depuis plusieurs années, ne fait-on pas croire aux Français qu’après les guerres de religion et les guerres révolutionnaires d’autrefois,le pays serait au bord d’une nouvelle guerre civile ? Celle-ci opposerait désormais les « autochtones » (gens-d’ici) aux « allogènes » (gens certes implantés ici, mais venus-d’ailleurs). Puisque ces gens-venus-d’ailleurs ont une couleur de peau différente de la nôtre, parlent occasionnellement des langues que nous ne comprenons pas et louent des divinités qui nous sont étrangères, la nouvelle guerre civile serait à la fois une guerre des races, une guerre des langues et une guerre de religions.

Une simple analyse de classe n’est pas de nature à rendre compte de passions aussi obscures et de fantasmes si profondément enracinés dans la culture populaire. Certes, ce qui se passe dans les banlieues a une très forte dimension« sociale ». Le chômage n’est-il pas endémique ? « Sur les 100 CV que j’ai envoyés, j’ai eu trois entretiens », entend-on dire souvent. Marginalité et précarité sont le lot de beaucoup. Il en est de même de l’échec scolaire, de cette prison qu’est devenu l’environnement urbain lui-même, de cet espace carcéral que sont les tours grises – l’absence de loisirs, la diminution de l’espérance de vie. Il ne suffira pourtant pas de s’attaquer aux conditions matérielles de ceux qui habitent les cités pour que le malaise soit résolu.

Dans un acte de refoulement collectif, l’opinion publique, les médias et le gouvernement préfèrent parler de « violences urbaines » alors que la « race » est une dimension centrale de ces « émeutes ». En fait, elles se situent en droite ligne des expériences des ghettos nord-américains depuis le milieu du XXe siècle, des quartiers pauvres d’Angleterre dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ou encore des townships sud-africains pendant la période de la lutte contre l’apartheid.

La fabrique de la race et l’apparition des « sans-parts »

Dans chacun de ces cas, la ségrégation spatiale et urbaine ainsi que la discrimination à l’embauche constituaient, en eux-mêmes, des facteurs structurants de la fabrique de la race. Loin de relever de l’accident, le racisme d’État était devenu, en soi, une machine de production des inégalités. La production des inégalités allait chaque fois de pair avec l’infliction, aux victimes du racisme, de blessures psychiques considérables.

Chaque fois qu’ils prennent eux-mêmes la parole pour décrire leurs vies calcinées, c’est un constat relativement similaire que font les jeunes émeutiers des cités françaises : la discrimination scolaire, l’absence de reconnaissance et de respect, le harcèlement permanent des forces de police, la surveillance généralisée, le travail au faciès (dévalué, répétitif, précaire, mal payé lorsqu’on en trouve), l’ennui au pied des tours grises, l’état de siège mental et physique, bref, la galère. Pour qui prend intérêt à leurs productions culturelles, c’est la même antienne qu’ils ne cessent de répéter depuis les années quatre-vingt, que ce soit dans le rap ou le hip-hop, la poésie ou la chanson.

Il est tout à fait significatif que dans ces récits, une place centrale soit accordée aux contrôles policiers. « On n’a pas les mots pour exprimer ce qu’on ressent », dit l’un d’entre eux. « Aujourd’hui, j’ai été contrôlé deux fois, raconte un autre. Les flics m’ont plaqué au sol en me plantant un flash-ball [arme de poing à balles en caoutchouc] dans la gueule et m’ont insulté ».

Des nombreuses descriptions faites par les jeunes, il apparaît clairement que les violences policières ne sont pas seulement physiques. Parce qu’elles ont quelque chose à voir avec la race de ceux qui les subissent, elles finissent chaque fois par causer à leurs victimes de profondes blessures psychiques. Dans le vocabulaire des jeunes, c’est ce que signifie notamment la notion d’ »insulte ».

On aurait tort de sous-estimer la colère que nourrissent et qu’entretiennent les brimades quotidiennes et les violences policières dans les cités. La police française, tout comme bien des secteurs de l’administration territoriale (préfets), différents niveaux de la représentation démocratique (municipalités, conseils régionaux, Parlement, partis politiques), voire des pans entiers de la vie publique (presse écrite, télévision, publicité) et des institutions académiques, sont monocolores.

Comme autrefois dans les États-Unis de la période de la ségrégation raciale, les minorités raciales ne sont visibles que dans les sports (football, boxe et athlétisme notamment). Et comme en Afrique du Sud sous l’apartheid, la répression des émeutes récentes a essentiellement été le fait de policiers blancs pourchassant des gamins de couleur, procédant à leur arrestation avant de les envoyer devant un système judiciaire totalement blanc qui les condamnera à des peines de prison. Ils purgeront leurs peines dans des institutions carcérales dont les gardiens sont presque tous blancs.

D’aucuns objecteront qu’en dépit de tout ceci, les banlieues de France n’ont que peu de similarités avec les ghettos nord-américains et les townships sud-africains. Sans doute. Le racisme d’État à la française s’est, en effet, toujours exprimé sous des formes très originales. De ses nombreux âges, une chronologie sommaire permet de distinguer quatre moments tantôt superposés, tantôt enchevêtrés, et parfois distincts.

Le premier âge se donne à voir au cours d’une très longue période qui combine la Traite des nègres (le Code noir) et l’antisémitisme européen. Au cours de cet âge, l’Autre est considéré soit comme une « propriété » dont on peut disposer à loisir, à la manière d’un objet, soit, simplement, comme un « rebut ». Cet âge se clôt avec, d’un côté, les grandes révoltes et insurrections des esclaves (cas de Saint-Domingue) et, de l’autre, les ghettos et pogroms, l’Émancipation des Juifs, et, à peine la citoyenneté acquise, les rafles des innocents et l’apparition des camps de concentration.

Le deuxième âge est typique de l’impérialisme colonial et se joue autour d’un système d’inclusion sélective caractérisé par l’opposition entre le citoyen et le sujet/indigène. C’est l’époque des Codes de l’Indigénat, avec leur segmentation et hiérarchisation des droits, la ségrégation spatiale et l’établissement de frontières instituant des différences entre les personnes en fonction de la couleur de leur peau ou encore de leur niveau d’»assimilation. « 

C’est aussi l’époque au cours de laquelle, appliqué aux indigènes, le droit cesse d’être l’expression d’une éthique universelle pour devenir une forme de violence originaire. Grâce à l’interpénétration croissante des institutions pénales et administratives, la loi se transforme en un moyen de continuation, par d’autres moyens et au sein de la société, des processus d’assujettissement inaugurés par les guerres de conquête et les opérations dites de « pacification ».

Le troisième âge du racisme d’État à la française commence avec le rapatriement des colons d’Algérie et, à partir de 1973, l’accélération des migrations autour du Bassin méditerranéen. C’est la période du racisme fonctionnel, quasi-souterrain, presqu’invisible, marqué ici et là par quelques éruptions. Au cours de cette période, l’on assiste à la mise en place progressive de dispositifs de contrôle dont les effets discriminatoires touchent en particulier ceux que l’on nomme alors « les travailleurs immigrés ». Ces effets ne se limitent pas au marché du travail. En fait, ils annoncent en pointillés le régime d’apartheid social dont les banlieues sont, aujourd’hui, l’expression la plus manifeste.

Le quatrième âge – celui de la globalisation – coïncide avec l’apparition de la figure de l’étranger sur la scène du fantasme. On peut également le caractériser comme l’âge du ressentiment. Le « Le Pénisme » — dont la surface électorale sur l’échiquier français est l’une des plus importantes de toutes les démocraties européennes — en est la traduction la plus vulgaire.

Il est utile de s’appesantir sur cette nouvelle phase du racisme d’État parce qu’elle permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

À partir des années 1980 en effet, la France rentre inexorablement dans un climat de violence culturelle et de ressentiment à l’égard de l’étranger que l’on présente déjà, à cette époque, comme un problème social insoluble par nature. Afin de répondre au ressentiment des subalternes, l’on voit se développer, à partir de ce moment, une série de législations visant à rendre intolérable la vie des migrants en France. Ces législations visent à les affaiblir autant que possible, à les harceler en permanence, à les humilier chaque fois que cela est possible, et à les plonger le plus tôt possible dans une précarité de nature structurelle.

Il est fort significatif que, depuis 1980, les deux principales sources du droit français concernant les étrangers soient, d’un côté, les lois qui s’appliquaient aux Juifs avant leur Émancipation et, de l’autre, celles qui étaient appliquées aux indigènes des colonies au temps de l’Empire. Pour fonder le droit contre les étrangers au cours du dernier quart du vingtième siècle, la République puise donc dans ses propres « archives de la honte ». Elle met en place des techniques de gouvernement des étrangers dont l’objectif est de dépouiller ces derniers de tout droit, grâce précisément à l’édiction de lois dont la fonction est d’annuler le droit et d’assurer l’extra-territorialisation.

L’on se trouve donc devant le paradoxe d’un régime démocratique qui, sur sa face diurne, prétend assurer la justice, la sécurité et la liberté mais qui, sur son versant nocturne, opère par suspension dérogatoire du droit et recours constant aux techniques coloniales de juridiction, de contrôle et de punition. Il s’agit d’une démocratie qui, ayant procédé à une segmentation du droit, s’accommode fort bien de sphères d’exception.

Le grand basculement de ce début de siècle, c’est l’extension, aux citoyens français non-blancs, des ignobles traitements infligés autrefois aux sujets coloniaux et, de nos jours, aux migrants, aux réfugiés et à ceux que l’on nomme, simplement, « les étrangers ». Comme autrefois en Afrique du Sud sous l’apartheid, l’idée est de fractionner davantage les antagonismes de classe en transformant en sujets expiatoires une classe d’ »intrus » et de gens « sans-parts » (Rancière) que l’on cherche à rejeter du côté négatif de la frontière de l’humanité.

En réalité cela fait plus d’un quart de siècle que la banlieue a été transformée en nouvelle colonie pénale. La ségrégation spatiale aidant, la loi d’exception s’exerce désormais ici sur des citoyens internés depuis longtemps déjà. C’est ce qui explique la limitation systématique des libertés — à commencer par la liberté de se déplacer, la multiplication des contrôles et des fouilles sur le corps, les entraves à la vie familiale, les artifices de confinement dans les tours, la discrimination quasi-institutionnelle sur le marché du travail même pour les plus qualifiés. L’obligation du port permanent d’un document sur soi rappelle, à bien des égards, le pass sud-africain, le livret de travail du temps de l’apartheid, ou encore les méthodes israéliennes des check points en Palestine. Le ghetto racial a donc été inventé et activement produit. Il n’a jamais été spontané.

Imaginer l’au-delà de la race

Faut-il rappeler qu’à chacun des âges sommairement décrits plus haut, les luttes pour la reconnaissance, l’égalité et la dignité ont pris des formes différentes ?Que l’on pense par exemple aux luttes des années de la Négritude. En fait, dès 1920, une génération de penseurs et d’écrivains noirs radicaux développent déjà, en France même, une critique de la citoyenneté républicaine et dévoilent les impasses de l’idéologie de l’intégration qui, à l’époque, est déclinée sous le terme d’ »assimilation ».

Ils démontrent, par exemple, que la citoyenneté universelle et l’égalité radicale ne sauraient faire ménage avec la pratique du racisme d’État. Ce faisant, ils mettent à nu la contradiction au cœur de l’idéal civique français depuis la Révolution. Cette contradiction prend une forme singulière dans la mesure où, affirment-ils, le nationalisme français (c’est-à-dire, en dernière instance, une certaine idée de la race et de l’ethnie) se drape des oripeaux de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour mieux masquer sa violence à l’égard des colonisés. En d’autres termes, la France doit faire de ses sujets coloniaux des citoyens français tout court, ou à défaut, leur restituer leur souveraineté.

Les penseurs de la Négritude, à l’exemple de Léopold Senghor ou d’Aimé Césaire, et, plus tard, Édouard Glissant, enrichiront cette critique politique de la démocratie et de la citoyenneté en faisant valoir que l’universalité consiste avant tout en la mise en commun et le partage des différences. Ce partage est total puisque chez Senghor par exemple, il a une composante biologique et culturelle de laquelle résulte le métissage.

Glissant parlera, lui, de créolité. Toujours est-il qu’au-delà des différences d’inflexion, les penseurs nègres de l’époque montreront en quoi il est possible que, de la rencontre entre la France et les peuples lointains, résulte une forme d’humanisme critique où le souci de soi est inséparable du souci de l’autre et du souci du monde dans sa généralité.

Tous indiquent clairement que la république pourrait se renouveler et la France se forger une nouvelle culture et une nouvelle identité en se pensant désormais comme ce pays dont la particularité est de réunir, en son sein, les différentes facettes du monde en un tout. Chez tous ces penseurs, la migration, voire la colonisation, font l’objet d’une transfiguration. Elles deviennent, en quelque sorte, cet « heureux péché » grâce auquel « le rendez-vous du donner et du recevoir » devient possible, tandis que l’horizon utopique de la « Civilisation de l’universel » pour la première fois dans l’histoire humaine, enfin s’ouvre.

Ce sont donc les voies d’un passage au cosmopolitisme que les penseurs nègres de l’époque ouvrent pour la France. Ils lui offrent, dès le début du vingtième siècle, les outils intellectuels pour assumer sa condition postcoloniale. Ils lui proposent de transfigurer une mémoire et un passé de violence en nouveau souci pour l’Autre et pour le monde – manière d’enrichir son propre legs révolutionnaire et de parvenir à l’idée d’un universalisme sage et raisonnable parce que capable de négocier la différence et de célébrer l’unité du genre humain dans la multiplicité des figures de l’homme.

La République ne les écoutera. Au contraire, elle appliquera un modèle d’intégration en droit fil de son idéologie jacobine. Comme on le voit aujourd’hui, ce modèle repose sur un inconscient modelé par la peur de l’Autre et par un vieux fonds d’intolérance religieuse. C’est en partie ce qui explique la grève des migrants contre le racisme en 1973, l’émergence du mouvement SOS-Racisme dans les années quatre-vingt ou encore du mouvement des Beurs, les luttes des sans-papiers des années quatre-vingt-dix.

Il faut donc replacer la question de la race au cœur de la production de la démocratie et de la réflexion sur la citoyenneté française. Pour être crédible, le projet d’égalité radicale doit, chaque fois, être conscient de sa contingence. Il ne peut être ni arithmétique, ni géométrique. La race, couplée à la pauvreté et au chômage, finit par créer une classe de « sans parts », c’est-à-dire de pseudo-citoyens qui, à cause de leur race, sont non seulement exclus des mécanismes distributifs, mais encore à qui l’on refuse reconnaissance, dignité et respect. Ce que les émeutes récentes permettent d’interrompre, c’est la fausse certitude selon laquelle la démocratie française serait donnée une fois pour toutes, et la présence de citoyens européens non-blancs temporaire sur le sol d’Europe.

Comment forger une nouvelle identité ?

Depuis le début des années quatre-vingt, une nouvelle phase du racisme d’État s’est ouverte dans le contexte de la globalisation, de la mise en place de l’Union européenne, et surtout de la guerre contre le terrorisme. Dans ce contexte, le risque pour les banlieues est de devenir l’une des cibles privilégiées des populismes autoritaires dont on a noté la montée en puissance dans toutes les démocraties européennes au cours du dernier quart du XXe siècle.

La stratégie de ces populismes est d’exacerber la peur d’un ennemi imaginaire dans l’espoir de re-légitimer la violence d’État contre les plus vulnérables en particulier. En inventant de toute pièce un ennemi et en faisant de la peur de cet ennemi la pierre d’angle de la vie quotidienne et de la culture, on cherche à légitimer le rôle de la puissance publique en tant que pourvoyeur de la protection et de la sécurité. Cette protection et cette sécurité s’obtiennent en échange de l’abdication à penser pour soi, de façon critique, l’obéissance aveugle à la figure du Père devenant de ce fait le socle même du patriotisme.

On l’a vu aux États-Unis : pour les couches les plus démunies de la population et surtout pour les minorités raciales désavantagées, cela signifie le passage « de l’État social à l’État pénal », ainsi que rappelle fort à propos Josep Ramoneda, éditorialiste au quotidien espagnol El Pais. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’apparaissent bientôt en France, sous le couvert de l’opposition à « l’assistanat » et derrière le masque du discours sur les devoirs, obligations et responsabilités individuelles, des propositions visant à démanteler les « filets sociaux » qui, jusqu’à présent, ont permis à plusieurs de ne pas tomber dans l’indigence tout court. Comme aux Etats-Unis, l’amalgame entre indigence et délinquance, puis délinquance et insécurité permet de criminaliser toute une partie de la population et de « racialiser » des problèmes sociaux que l’on peut ensuite présenter comme ne pouvant être résolus que par l’institution carcérale. Ainsi s’explique, au demeurant, la présence disproportionnée des minorités raciales dans les prisons américaines.

Dans ce contexte, le gouvernement français est confronté à deux choix. Le premier consiste à radicaliser la répression policière et pénale dans les directions que je viens d’esquisser, en la couplant à des formes de punition économique appliquées de préférence aux minorités raciales.

Le deuxième est d’embrasser politiquement le caractère désormais pluri-culturel, pluri-racial et pluri-religieux de la nation et d’ouvrir ainsi la voie vers une société véritablement cosmopolite, qui se définit explicitement comme telle, et qui cherche à traduire cet idéal dans ses institutions, ses politiques et sa culture.

Plus d’un demi-siècle après la tentative d’extermination des Juifs sur le sol européen, il s’agirait pour la France et pour l’Europe de faire faire un saut qualitatif supplémentaire à l’idée démocratique, de compléter les idéaux des Lumières en négociant l’assimilation réciproque des peuples, des religions et des races mis en mouvement par l’esclavage, la rencontre coloniale et la globalisation.

Mais pour bâtir une nation conviviale, symbole d’une véritable « cité universelle », il faut que soit mis fin à la crise de la mal-représentation qui frappe toutes les institutions de la vie publique française (partis politiques, représentations nationale et municipale, police, armée, administration territoriale, universités). La même remarque s’applique aux institutions de la société civile.

Ceci suppose également que soit mis en place un programme intelligent de discrimination positive qui, sans épouser une politique des quotas pure et simple, ne s’applique pas non plus sur des critères exclusivement raciaux. Un tel programme devrait être limité dans le temps et toucherait des domaines aussi variés que l’accès à la petite propriété, la scolarité, les loisirs, la mise en place de zones de développement économique prioritaire assortie d’avantages fiscaux pour les entreprises qui accepteraient de s’implanter dans ces lieux.

Bien qu’elle soit susceptible d’être manipulée à des fins politico-idéologiques, la question de l’ordre et de la sécurité dans les banlieues est réelle. Comme on l’a vu ailleurs, pauvreté et criminalité vont de pair, notamment là où de profondes inégalités séparent ceux qui n’ont rien à perdre et ceux qui ont tout à protéger. La lutte contre la délinquance passe aussi bien par la punition, la prévention que par la lutte contre les inégalités. Si les choses sont ce qu’elles sont aujourd’hui, c’est en partie parce que l’État français a failli dans sa tâche de créer les conditions d’une relative égalité des opportunités. À plusieurs égards, les formes de sa présence dans ces quartiers n’ont fait qu’exacerber les problèmes au lieu de les résoudre.

Le retour à la civilité et la création d’une culture de la convivialité passe donc par d’autres formes de présence de l’État. Il passe aussi par le soutien à un réseau dense d’associations locales, notamment dans les domaines des arts, du sport, de la musique et de la culture de manière générale. Il passe également par l’action d’une police que les habitants eux-mêmes soutiendront parce qu’elle aura su gagner leur respect et pas seulement parce qu’elle leur inspire terreur, crainte et effroi. Sur ce plan, l’inclusion des Blacks et des Beurs au sein de l’institution policière ne suffira pas. La France a besoin d’une police instruite, bien éduquée, policée, consciente des ravages du racisme et profondément attachée au respect des droits humains fondamentaux. Elle a également besoin d’une élite diversifiée ethniquement et racialement – ce qui n’est guère le cas à présent.

Enfin, l’on ne saurait sous-estimer la capacité des médias, de la publicité et des forces du marché à transformer l’imaginaire d’une société. Dans un pays comme l’Afrique du Sud dont le legs raciste marque très profondément les attitudes, les conduites, voire la psyché tout court, on voit aujourd’hui ce qui peut être réalisé lorsque les grandes industries culturelles font du cross-over racial la pierre angulaire de leurs pratiques commerciales et de leur éthique des affaires. En l’absence de grandes fondations privées qui, aux Etats-Unis par exemple, suppléent souvent efficacement aux défaillances de l’État, notamment dans le domaine de l’innovation sociale, le grand capital français doit faire de même et exercer davantage de responsabilités sociales qu’il ne le fait à présent.

Pour les émeutiers, la voie de la violence est manifestement sans issue. Elle participe de l’idéologie du nihilisme dont on a vu les ravages ailleurs. Elle ne fait que renforcer le cercle vicieux de la pauvreté et de l’auto-destruction, tout en donnant trop facilement raison à ceux qui veulent les tenir à l’écart des bienfaits de la citoyenneté.

Ceci dit, ce que montrent de longues années de négligence et de racisme d’État, c’est que la citoyenneté ne s’octroie jamais. Elle s’obtient par la lutte civique. Mais en démocratie, une colère qui ne répond à aucun mot d’ordre, à aucune organisation, et qui ne parle que par le feu n’est pas tenable. La symbolique du bûcher et des incendies nocturnes doit donc être remplacée par une approche proprement politique.

Sur ce chemin, et l’islamisme, et l’afrocentrisme ne seront pas d’un grand secours. Une telle approche passe par le développement, dans les banlieues, de pratiques sociales centrées sur une nouvelle éthique – celle de la responsabilité individuelle. Le point d’application privilégié de cette éthique de la responsabilité individuelle est l’éducation. Comme l’ont montré autrefois l’exemple juif et, aujourd’hui, l’exemple des nouveaux immigrants chinois et asiatiques aux Etats-Unis, l’éducation constitue le moyen le plus efficace pour les minorités d’amasser du capital social y compris dans des contextes d’hostilité primordiale.

Dans un contexte où l’État a failli, l’éthique de la responsabilité individuelle est l’une des conditions essentielles pour rebâtir le lien social. On l’a vu dans maints pays d’Afrique. Ne pouvant plus rien attendre d’une puissance tutélaire et bénévole, les gens ont pris eux-mêmes en main la responsabilité de leur destin. Ceci s’est traduit par une créativité sociale renouvelée. Telle est la signification des nombreuses associations et autres réseaux, religieux ou communautaires, qui parsèment le champ urbain de maints pays du Sud.

La même stratégie pourrait être suivie dans les cités de France. La vie associative des banlieues doit être réactivée par les habitants de ces lieux. Ceux-ci doivent pouvoir puiser dans le réservoir d’expériences des sociétés d’où sont venus leurs parents et grand-parents. Les multiples pratiques développées en Afrique, en Asie de l’Est et du Sud-Est et en Amérique Latine en matière d’auto-organisation, d’auto-financement et de mise en place de réseaux d’entraide et de solidarité peuvent, dans ce contexte, faire l’objet d’adaptations créatrices.

Les nouvelles luttes pour la citoyenneté devront également passer par un renouveau culturel. Aux yeux du monde, la société française sera culturellement pauvre tant qu’elle n’aura pas intégré les pratiques culturelles des millions de ses citoyens nés de l’immigration. On le voit aux États-Unis : que serait la globalisation culturelle dont ce pays est le fer de lance sans les produits de la créativité des Africains-Américains ou l’ingéniosité technologique des Asiatiques ? Que serait la littérature anglo-saxonne contemporaine sans Salman Rushdie, Zadie Smith, et les autres immigrants postcoloniaux ?Dans presque tous les domaines, le nouvel âge de la culture française émergera de la fusion entre les genres et styles créés dans les cités d’une part, et le vieux fonds français débarrassé de sa complaisance et de sa futile arrogance.

Ceci suppose la montée d’une génération d’intellectuels français, toutes races confondues, qui ré-interrogent la culture française à partir de toutes ses marges (les banlieues, l’Outre-Mer, les anciennes colonies, la francophonie). Le discours frileux sur « l’exception culturelle » ne permet guère d’affronter l’hégémonie anglo-saxonne. Pour lui faire effectivement face, il faut une véritable renaissance culturelle. Celle-ci devrait s’appuyer sur une pensée et des pratiques artistiques et culturelles prêtes à embrasser ce « Tout-Monde » (Glissant) en miniature qu’est la France. L’espèce de fusion que l’on observe dans le champ du football doit s’étendre à tous les autres champs de la culture et des arts. Ceci implique, comme on le voit en Grande-Bretagne, qu’émergent, sur la scène intellectuelle, médiatique et artistique française, l’équivalent des Paul Gilroy, Stuart Hall, Isaac Julian, Homi Bhabha, Yinka Shonibare et ainsi de suite.

Mais rien de tout ce qui précède ne pourra être fait sans l’acquisition et l’exercice du droit de vote. En l’absence d’exercice du droit de vote, les gens des banlieues ne comptent pas politiquement. Tant que les gens des banlieues n’auront pas pris au sérieux leurs devoirs civiques, les politiciens véreux pourront manipuler le ressentiment du Français subalterne sans encourir aucun risque. Les jeunes des banlieues doivent donc apprendre à s’inscrire sur les listes électorales et à voter.

Au cas où rien de tout ce qui précède ne marche, alors il faudra opposer à une république manifestement désoeuvrée les idéaux ayant inspiré les deux grandes révolutions du vingtième siècle : la lutte non-violente contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.

Il faudra le faire, non en copiant ces deux modèles, mais en adaptant, aux conditions de la France contemporaine, l’esprit qui les anima et qui fit d’elles des exemples non pour une race précise, mais pour l’humanité en général.

Il faudra susciter, en France, un nouveau mouvement des droits civiques capable de régénérer cette vieille société et de donner un coup de fouet à cette vieille culture qui autrefois, a tant apporté au monde mais qui, aujourd’hui, ne cesse de radoter, de tituber, donnant de ce fait l’impression de s’écrouler sous la sclérose.

Achille Mbembe
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