
Dans deux affaires qui se heurtent au secret défense : un recul s’est produit le 3 juillet devant le Tribunal administratif de Paris lors d’une demande relative aux relations France/Rwanda ; et une avancée bien tardive a eu lieu dans le cas de l’assassinat politique d’Henri Curiel, au Pôle des crimes sériels ou non élucidés (PCNSE) – pôle des cold cases – de Nanterre, qui a accordé le 25 juin 2025 des déclassifications demandées par la juge d’instruction qui instruit ce dossier.
Le Collectif « Secret Défense – un enjeu démocratique » suit ces deux affaires parmi d’autres affaires criminelles non résolues dans lesquelles l’État français, au lieu d’assumer ses responsabilités, use de manœuvres diverses pour empêcher que justice soit rendue aux victimes et pour entraver la recherche de la vérité par les familles et les chercheurs. C’est aussi le point de vue de notre site.
Communiqué de l’association Survie
Génocide des Tutsis : l’État français bloque une nouvelle fois l’accès à des archives militaires clés
Paris, le 3 juillet 2025
Ce 3 juillet 2025, la rapporteure publique du Tribunal Administratif de Paris a demandé le rejet des requêtes pour l’accès à des archives portant sur les interventions militaires françaises successives au Rwanda. Conservées par le Service Historique de la Défense (SHD), ces documents n’ont jamais été consultés ni par la justice, ni par les historien-nes.
Le journaliste Marc Bouchage avait déposé des demandes concernant l’évacuation par les forces militaires françaises de l’orphelinat Sainte-Agathe de Masaka, en avril 1994, dans le cadre de l’opération Amaryllis. Deux militants de l’association Survie, François Graner et Antoine Vieu, ont demandé l’accès à des documents qui permettraient de lever le voile sur deux événements mettant potentiellement en cause des responsabilités françaises dans le génocide des Tutsis au Rwanda : l’attentat du 6 avril 1994 et l’opération Turquoise. Ce manque de curiosité témoigne d’un malaise persistant au sein des institutions françaises et pose question au regard de la séparation démocratique des pouvoirs.
C’est face à l’inertie et aux refus répétés du ministère des Armées que les requérants avaient été contraints de porter l’affaire devant la justice administrative. Ce refus d’ouverture, malgré les conclusions du rapport Duclert en 2021 sur les « responsabilités lourdes et accablantes »1 de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, est symptomatique d’un usage abusif du secret défense. Ce dernier entrave l’émergence d’un débat public, pourtant reconnu d’utilité générale par le Conseil d’État le 12 juin 2020.
Ces documents sensibles, inaccessibles aux juges, n’ont pas été consultés par la commission Duclert, laissant dans l’ombre des éléments déterminants pour établir toute la vérité. En effet, des demandes d’accès visaient des archives relatives à l’attentat du 6 avril 1994 et au commandement de l’opération Turquoise. Cette opération pseudo-humanitaire, mandatée par l’ONU pour « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force« , a abandonné, malgré les alertes, 2000 Tutsis aux génocidaires sur les collines de Bisesero, entre les 27 et 30 juin 1994. La justice française a jusqu’à présent refusé d’instruire les plaintes sur cette inaction, bloquant toute tentative de remonter la chaîne de la prise de décision2.
A l’audience, en présence de nombreux soutiens – l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, le collectif Secret défense, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), Histoire coloniale et postcoloniale – Marc Bouchage et François Graner ont rappelé les arguments essentiels que la rapporteure publique avait soit écartés à tort, soit complètement omis. Le Ministère des Armées a repris son argumentaire en quelques mots, estimant que la commission Duclert a déjà effectué un tri sur les archives pertinentes et prétendant qu’il y aurait déjà « un consensus historique ». Le tribunal fera connaître sa décision mi-juillet 2025. Malheureusement, dans la quasi-totalité des cas, il suit les recommandations de la rapporteure publique. Cela laisserait présager d’un refus.
Marc Bouchage a justement rappelé que l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 stipule que : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Au-delà d’une simple bataille juridique, ce nouveau refus d’accès aux archives constituerait une atteinte à la liberté d’informer, une entrave au travail journalistique, et un déni de démocratie. Cela interroge profondément le respect des principes démocratiques, sur le droit d’accès aux documents publics concernant des événements d’intérêt majeur pour notre mémoire collective.
Alors que l’exécutif prétend promouvoir un travail de mémoire, il accorde aux rapports officiels une valeur de vérité définitive, tout en bloquant l’accès aux sources. Cela revient à empêcher la critique et à verrouiller l’histoire. Cette politique empêche également toute traduction juridique des responsabilités évoquées et toute réparation pour les victimes. À l’heure où l’État français est mis en cause devant la justice administrative pour sa complicité dans le génocide des Tutsis, le devoir de vérité et de transparence est un impératif démocratique, particulièrement lorsqu’il s’agit de l’un des pires crimes reconnus par le droit national et international.
La reconnaissance des crimes passés est également l’une des conditions premières pour prévenir la répétition de tels crimes : le « pays des droits de l’Homme » est aujourd’hui visé par une protestation populaire grandissante3 et par des révélations médiatiques qui attestent de son soutien à l’Etat d’Israël malgré le fait que ce dernier soit en train de commettre un génocide à l’encontre des Palestinien-nes4. Les autorités françaises continuent de protéger des zones d’ombre sur son rôle dans l’un des derniers génocides du XXe siècle. L’association Survie dénonce cette opacité persistante, l’utilisation abusive du secret défense et appelle les autorités françaises à cesser de protéger des zones d’ombre qui entravent la vérité et la justice.
Contact presse : Camille Lesaffre, chargée de campagne contre l’ingérence militaire française en Afrique pour Survie, <> , 21ter rue Voltaire 75011 Paris +33 6 52 21 15 61.
Pour en savoir plus :
• François Graner et Raphaël Doridant, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, éd. Agone-Survie, février 2020.
[1] https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/le-rapport-du
[2] https://survie.org/billets-d-afrique/2025/349-ete-2025/article/bisesero-eviter-un-deni-de-justice
[3] https://contre-attaque.net/2025/06/21/plus-de-4000-personnes-en-manifestation-et-en-actions-contre-le-salon-du-b
[4] https://disclose.ngo/fr/article/la-france-sapprete-a-livrer-des-equipements-pour-mitrailleuses-vers-israel
Les commentaires de l’historien
Stéphane Audoin-Rouzeau
rapportés par Libération
Dans Libération du 11 juillet 2025, Maria Malagardis a commenté cette audience sous le titre « Génocide au Rwanda : “Empêcher l’accès aux archives alimente les soupçons sur le rôle de la France” » en interrogeant l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau qui explique pourquoi il a, aux côtés du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) et de Histoire coloniale et postcoloniale, soutenu cette requête devant le tribunal administratif, qu’il juge essentielle, tout en restant dans l’attente du verdict annoncé par le tribunal administratif pour le 15 juillet 2025.
Selon cet historien :
« Il existe une spécificité française encore trop souvent méconnue : bien plus que dans la plupart des pays occidentaux, un système de règles rigides permet en France de verrouiller la mémoire nationale. Le secret-défense en est la pierre angulaire. Avec la possibilité d’imposer un refus, indéfiniment renouvelable, à toute demande d’accès aux archives liées aux pages les plus embrassantes de l’histoire récente.
La guerre d’Algérie et la répression du mouvement indépendantiste au Cameroun en ont longtemps été des exemples flagrants. Plus récemment, il y a le Rwanda, théâtre de l’un des derniers génocides du XXe siècle, en 1994. Dans les années qui précèdent, la France a été le meilleur allié d’un régime qui s’est ensuite radicalisé. En trente ans certes, bien des compromissions françaises dans cette tragédie ont été révélées. Mais il reste encore des zones d’ombre, que chercheurs et journalistes tentent d’éclaircir ».
Stéphane Audoin-Rouzeau a décidé de soutenir les trois requérants lors de l’audience du 3 juillet devant le tribunal administratif car il connait depuis longtemps le travail remarquable de l’un d’eux, François Graner, sur le rôle de la France au Rwanda, et voulait être présent à ses côtés à l’audience. Et souhaitait aussi témoigner de l’intérêt qu’il porte en tant qu’historien aux recherches de tous ceux qui ne sont pas des historiens « patentés » mais sont des lanceurs d’alerte dont les enquêtes sont essentielles pour tenter de résoudre la question que l’on pourrait résumer ainsi : jusqu’à quel point la France a-t-elle été partie prenante de ce génocide ?
Selon lui, un grand pas a certes été franchi avec le travail de la commission Duclert, ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance officielle des responsabilités françaises grâce au discours historique d’Emmanuel Macron en mai 2021 au Rwanda. C’est là un acquis très important. Mais Vincent Duclert lui-même n’a jamais considéré que son travail était définitif. En 2024, il a d’ailleurs publié un ouvrage, avec des éléments nouveaux, qui durcit certaines conclusions du rapport de sa commission sur l’implication de la France aux côtés d’un régime génocidaire entre 1990 et 1994. Il ne voit donc pas pourquoi on pourrait considérer que l’on en sait assez désormais, en refusant à d’autres l’accès aux archives, à des documents qui n’ont toujours pas été déclassifiés.
Les archives que les requérants souhaiteraient consulter ciblent trois moments décisifs, ils ont voulu avoir accès à des documents concernant les premières heures du génocide : l’attentat, jamais revendiqué, contre l’avion du président rwandais le 6 avril 1994, qui sert de signal pour déclencher les massacres. Mais aussi dans les jours qui suivent, l’évacuation par les forces françaises d’un orphelinat parrainé par l’épouse du président Habyarimana. Et enfin les archives sur le début de l’opération Turquoise, déclenchée par la France fin juin 1994, et plus précisément sur ce qui s’est passé à Bisesero, où l’armée française est accusée d’avoir abandonné pendant trois jours plusieurs centaines de Tutsis, cernés par les tueurs. L’accès aux archives sur ces premiers jours de Turquoise est crucial pour comprendre les objectifs véritables de l’intervention militaire française. Venait-on pour sauver, bien tardivement, les derniers survivants des massacres ? Ou bien est-on venus pour soutenir l’armée rwandaise en pleine débâcle, responsable de ces massacres ?
Un « excès de demandes »…
La rapporteure public du Tribunal administratif, a émis un avis négatif à la requête des chercheurs. Elle a notamment reproché à François Graner un excès de demandes, constituant une trop lourde charge de travail pour les archivistes du Service historique de la défense (SHD). L’argument est irrecevable. Que dirait-on si on utilisait le même raisonnement face à des chercheurs enquêtant sur les archives du nazisme ou du Kampuchea démocratique au Cambodge ?
Le rôle des militaires au Rwanda est sans doute le point le moins développé par le rapport Duclert, qui est en revanche très explicite sur les responsabilités des politiques, notamment le cercle proche du président Mitterrand à l’époque. Mais sur le fait militaire, il y a une forme d’omerta. Lors de son discours à Kigali, en mai 2021, le président Macron a écarté toute responsabilité des militaires français sur place. Et rares sont les officiers, comme Guillaume Ancel, qui ont eu le courage de briser ce qu’il appelle, à juste titre, la « culture du silence ». Mais les chercheurs n’ont pas à accepter cette censure déguisée. D’autant que les mêmes réticences se sont imposées au sujet d’autres périodes de notre histoire, comme la guerre d’Algérie.
Pour les responsables militaires comme politiques qui veulent mettre la justice à leur service, cette crispation persistante s’explique aussi par la nature du drame : c’est un génocide, reconnu comme tel par la communauté internationale. Et par conséquent, les crimes commis sont imprescriptibles. Existe donc toujours le risque de voir la recherche historique déboucher sur des mises en cause individuelles susceptibles, à leur tour, de déclencher des procédures judiciaires. Mais si on veut que le soupçon sur le rôle de la France au Rwanda cesse d’empoisonner régulièrement le débat public, comme c’est le cas depuis trente ans, il n’y a qu’une solution : comme le demandent les requérants et ceux qui sont venus les soutenir le 5 juillet 2025 devant le Tribunal administratif de Paris – l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, le collectif Secret défense, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), et Histoire coloniale et postcoloniale –, il faut lever le secret-défense sur les fonds d’archives concernés. Totalement et définitivement.
Histoire coloniale et postcoloniale
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Sur l’assassinat d’Henri Curiel
Un article de Pierre-Marie Giraud paru dans L’Essor :
Déclassifications dans un vieux dossier d’assassinat politique instruit au pôle des cold cases de Nanterre
C’est un dossier d’assassinat politique, datant de près d’un demi siècle et non résolu, traité aujourd’hui au pôle cold cases de Nanterre.
Le ministère des Armées va déclassifier des documents relatifs à l’assassinat, en 1978 à Paris, du militant anticolonialiste Henri Curiel. Les auteurs de ce crime politique restent inconnus. Ces déclassifications font suite à la demande de la juge d’instruction Emmanuelle Ducos, qui instruit ce dossier au Pôle des crimes sériels ou non élucidés (PCNSE). L’information judiciaire ouverte porte sur les chefs d’« assassinat, de complicité d’assassinat et de participation à une association de malfaiteurs ».
Avis favorable aux déclassifications d’une cinquantaine de documents
Le Journal officiel publie ce mercredi un avis de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN). Lors de sa réunion du 25 juin 2025, celle-ci a en effet émis un avis favorable aux déclassifications d’une cinquantaine de documents du ministère des Armées. Saisi par la magistrate, le 6 février 2025, Sébastien Lecornu s’était alors tourné vers la CSDN pour lui demander son avis. Depuis une dizaine d’années, les autorités gouvernementales concernées suivent toujours les avis (favorables, partiellement favorables ou défavorables) de la CSDN.
L’avis de la CSDN du 25 juin 2025 compte cinquante notes ou fiches, provenant très vraisemblablement du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), devenu DGSE en 1982. Ces documents portent des dates allant du 23 juin 1975 au 21 novembre 1980, dont la très grande majorité de 1978.
Tué par balles dans son immeuble à Paris
Le 4 mai 1978, Henri Curiel, 63 ans, sort de l’ascenseur de son immeuble, 4 rue Rollin dans le Quartier Latin à Paris. Deux hommes attendent le militant communiste et anticolonialiste. L’un d’eux tire quatre balles de Colt 45 (11,43 mm). Henri Curiel meurt sur le coup. Ses assassins ne seront jamais identifiés. Les enquêteurs soupçonneront des activistes d’extrême droite, proches de l’OAS, organisation terroriste opposée à l’indépendance de l’Algérie.
Le précédent de l’attentat de la rue des Rosiers
Ce n’est pas la première fois qu’un dossier, datant de plusieurs décennies, fait l’objet de déclassifications. En 2024, l’instruction sur l’attentat terroriste de la rue des Rosiers à Paris avait bénéficié de trois séries de déclassifications. Cet attentat antisémite avait fait six morts le 9 août 1982. Le parquet national antiterroriste a requis mercredi le renvoi en procès de six personnes pour cet attentat. Deux hommes, dont le tireur présumé, sont actuellement mis en examen dans cette affaire. Les quatre autres, localisés au Proche-Orient, font l’objet d’un mandat d’arrêt.
Depuis sa création en 1998, la CSDN a rendu plus de 400 avis.